J'ai des scrupules à contredire feu Simon Leys, car il fut un des rares intellectuels français à ne pas boycotter Georges Orwell. Faire le procès de l'intelligentsia française (1950-2023) ne sert d'ailleurs à rien, car elle s'est condamnée elle-même à l'oubli.
Contrairement à S. Leys, néanmoins, je crois que "1984" a valeur de bréviaire antitotalitaire, qu'il est conçu comme une arme de défense contre les intellectuels, pourvoyeurs de chair à canon pour le compte de Big Brother. Si Julian Assange avait lu "1984", il ne serait sans doute pas tombé dans le piège de la "Fraternité".
Orwell définit la mentalité totalitaire de la façon la plus concise comme le dégoût de la vérité. Il y aurait de longs développements à faire pour compléter cette définition ; par exemple : par quoi la Vérité est-elle remplacée ? Réponse : l'Amour.
Mais cette note porte plus spécialement sur les conséquences du totalitarisme sur la vérité scientifique. Orwell étant athée, on peut penser qu'il parle de vérité "scientifique" ou "philosophique", non comme un chrétien d'une vérité "révélée".
Sur le plan scientifique, Darwin ou le darwinisme a entraîné un changement épistémologique important, puisque l'on a pu déduire de la thèse transformiste le concept de vérité ou de science "évolutive". Il est admis par certains scientifiques que ce qui est vrai ou scientifique en 2023 ne le sera pas forcément en 2030. Paradoxalement ce sont souvent les mêmes qui s'offusquent que l'on puisse critiquer la thèse transformiste - se demander par exemple si elle ne contient pas un biais anthropologique.
Cette évolution épistémologique n'est pas à proprement parler "scientifique". On ne s'étendra pas ici sur la différence entre Darwin et le darwinisme ; il s'agit seulement de faire remarquer que la conception scientifique de la "vérité" n'est pas stable. Le darwinisme introduit aussi le hasard dans la science, hasard dont l'effet a toujours été reconnu dans le domaine technique, dans le même temps qu'il a toujours posé problème sur le plan scientifique. La découverte de la loi de gravitation par I. Newton "par hasard" relève de la légende dorée. C'est un pieux mensonge intéressant.
On comprend en lisant "1984" que le régime de Big Brother est technocratique ; comme le régime totalitaire décrit par A. Huxley auparavant, il use de moyens techniques pour asseoir le gouvernement de quelques-uns sur la masse, sans qu'aucun scrupule moral ne l'arrête. Huxley a ainsi décrit les méthodes de la médecine nazie darwiniste avant que Hitler ne remporte les élections.
Abordons maintenant un aspect de la mentalité totalitaire que Simone Weil s'est attachée à combattre. L'idée m'est venue d'en parler en constatant, lors de discussions sur les "réseaux sociaux", que cette mentalité assez couramment répandue, sous la forme du préjugé : Il n'y a aucun lien entre la morale/l'éthique et la science. Autrement dit, la science et l'éthique relèveraient de domaines séparés. J'avoue avoir été stupéfié en entendant une telle affirmation pour la première fois, et m'être demandé quel genre d'enseignement on pouvait avoir reçu, dans quelle école pour tenir des propos aussi aberrants ?
De la thèse transformiste darwinienne, on a déduit diverses doctrines sociales darwinistes, qui sont autant de théories éthiques et politiques. L'éthique de la supériorité de la race aryenne est loin d'être le seul exemple. Il existe des versions économiques, communistes, et même une combinant racisme et féminisme, du darwinisme. On pourrait se demander si la conception contemporaine de l'élitisme n'est pas elle aussi marquée par le darwinisme. L'élitisme est encore une idée morale.
Mais encore les religions antiques ont véhiculé des préceptes moraux reposant sur la médecine. Le jeûne, précepte répandu dans presque toutes les religions, a des bienfaits médicaux attestés depuis l'Antiquité.
La psychanalyse n'a-t-elle pas un double caractère éthique et scientifique ?
On pourrait multiplier les exemples.
Un telle dissociation de la science et de l'éthique est aussi caractéristique de la mentalité totalitaire ; elle recoupe la critique de la physique quantique par Simone Weil. Celle-ci reproche en effet aux théoriciens de la physique quantique de produire une science arbitraire, ne permettant de fonder aucune éthique, par conséquent propice à la barbarie.
Il s'agit de la part de S. Weil d'un reproche cartésien. Disons-le autrement : il n'y a plus de philosophie, mais seulement une rhétorique maquillée en philosophie, si la philosophie naturelle n'est plus qu'un empirisme débridé, produisant des moyens technologiques mal maîtrisés.
Commentaires
A propos de la critique de SImone Weil sur la physique quantique, j'avais (justement !) vu dans une vidéo que quelqu'un avait fait une conférence TEDx ou elle expliquait son identité queer avec la physique quantique (alors qu'il n'y a rien, vraiment rien de solide dans cette physique à bien y penser)..
Pour mémoire, S. Weil reproche à la théorie des quantas de Max Planck d'introduire arbitrairement la discontinuité dans la matière.
Tout est ici une question d'arbitraire : la philosophie s'oppose à l'arbitraire, contrairement aux mathématiques modernes.
S. Weil aurait aussi bien pu s'opposer à la théorie de la relativité d'Einstein, qui ne fonde rien d'autre que l'arbitraire.
En disséquant la physique quantique à la suite de S. Weil, on découvre vite que c'est une théorie, non pas physique, mais "mathématico-physique". C'est ce que veut dire "quantique". Les paradoxes qui choquent S. Weil, qui heurtent sa logique philosophique, sont des paradoxes mathématiques, comme le paradoxe du chat de Schrödinger pour rendre compte du phénomène de l'onde-particule.
Certains diront : - la logique mathématique n'est pas la même que la logique philosophique ; jusque-là c'est vrai ; en revanche il est archi-faux de prétendre que les mathématiques sont plus scientifiques que la philosophie. Tout aussi peu scientifique de fonder l'épistémologie sur des découvertes empirico-mathématiques (autant renoncer tout de suite à l'épistémologie).
La physique quantique rejoint la science-fiction. C'est sans doute pourquoi une personne "queer" peut se prendre pour la représentante d'une nouvelle espèce d'être humain "mutante" (non loin du surhomme aryen, qui se voyait dominer la terre).
Cela me fait penser au monstre de Frankenstein . j'ai noté un courant de sympathie pour le monstre de Frankenstein parmi les jeunes lecteurs de M. Shelley. Il n'est pas tout à fait inexact que le monstre, malgré sa monstruosité, inspire la pitié. Il faut combattre les Dr Frankenstein et leur science empirique immorale, plutôt que les monstres qu'ils engendrent. "On ne peut triompher de la Nature qu'en s'y soumettant."