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Du Capitalisme au Totalitarisme

A ma connaissance, aucun disciple contemporain de Karl Marx n'établit de lien clair et net entre le capitalisme tel que le décrivait Marx (comme une impasse de l'Histoire) et Big Brother, incarnation de l'Etat totalitaire au XXe siècle dans "1984".

A l'inverse, il n'est pas rare que des politiciens "libéraux" se réclament de Georges Orwell, comme si Big Brother avait surgi de nulle part, dans un espace-temps indéfini. Je mets "libéral" entre guillemets, car le libéralisme, comme le nazisme ou le communisme, consiste principalement dans une propagande - le libéralisme au XXIe siècle est comparable au communisme de la période stalinienne.

De tous les adversaires de l'Etat totalitaire au XXe siècle, la description que G. Orwell en fait dans "1984" est la plus compatible avec le matérialisme historique de K. Marx. Il n'y a pas de doute sur le fait qu'Orwell était "socialiste", tout en étant conscient que Big Brother lui-même se présente comme un Etat socialiste et/ou démocratique, c'est-à-dire paré de toutes les apparences du progrès.

On peut décrire G. Orwell comme un homme de progrès opposé au progressisme. C'était aussi le cas de K. Marx, qui tentait de remédier par la science (le matérialisme historique) au romantisme anarchiste répandu dans le prolétariat. Des anarchistes romantiques, c'est exactement ce que sont Winston Smith et Julia. Leur échec vient de leur idéalisme.

Les critiques du totalitarisme par Hannah Arendt (contre la culture de masse), Simone Weil (contre la physique quantique), Georges Bernanos (contre les robots) ou Aldous Huxley (contre la camisole chimique), aussi utiles soient-elles sur certains points, en particulier l'implication de la communauté scientifique dans le régime d'oppression totalitaire, ne sont pas ou peu "historiques".

- Quelques précisions supplémentaires sur ce dernier point, car il est important : K. Marx considère l'Histoire comme l'instrument d'une prise de conscience du peuple, maintenu au niveau de la religion par la bourgeoisie, qui repose par conséquent sur une culture négationniste. Logiquement Marx fustigea les "droits de l'homme" comme l'expression de la bonne volonté de la bourgeoisie... entièrement dépourvue de bonne volonté. Il n'est pas certain qu'un libéral "critique" (par opposition au propagandiste libéral) tel que Tocqueville eût approuvé les droits de l'homme, car le concept même de "droit virtuel" ou futur est juridiquement frauduleux.

De fait le nazisme, comme le communisme ou le libéralisme, sont des idéologies négationnistes. On peut ramener aisément le libéralisme (1950-2023) à un économisme négationniste. La tendance des néo-marxistes stériles du CNRS est d'ailleurs à faire de K. Marx un économiste, en oubliant qu'il est d'abord historien ; il combat l'idéologie bourgeoise allemande par l'économie bourgeoise britannique, puis l'idéologie à l'intérieur de l'économie.

S'il y avait des disciples de K. Marx en France, la principale cible de leurs critiques serait l'Education nationale, principal instrument du négationnisme bourgeois. Un représentant de l'oligarchie étiqueté à droite proposa il y a quelques années de supprimer l'enseignement de l'Histoire à l'école - c'était ignorer tout ce que l'oligarchie doit au négationnisme mis en oeuvre par l'Education nationale (négationnisme dont le chapitre le moins discrètement négationniste est la légende dorée de la décolonisation).

L'idéologie de l'Education nationale permet de comprendre l'évolution de la religion en France : elle est progressivement devenue un culte de la puissance publique ; un tel culte a commencé de devenir problématique dès lors que la France a perdu sa souveraineté (en 1940) : le "souverainisme" est une manière d'indiquer le problème sans le résoudre - une fois élus, les souverainistes deviennent "apatrides", pour se conformer aux exigences de l'économie capitaliste ; pour les mêmes raisons, le socialisme altruiste fait "psschitt !" lorsqu'il parvient à se hisser au pouvoir.

La description de l'Etat totalitaire par A. Huxley ("Brave New World", 1932) ne peut s'articuler avec le matérialisme historique, car Huxley suppose l'Etat totalitaire capable de se développer à l'infini. De façon significative, il a extrait de son pamphlet un aspect crucial de l'histoire du XXe siècle : la course aux armements nucléaires, aspect dans lequel K. Marx aurait vu la preuve du bien-fondé de son analyse de l'économie capitaliste.

On pourrait qualifier "Brave New World" de théorie malheureuse de la fin de l'Histoire, diamétralement opposée aux salades de Francis Fukuyama (pour citer un représentant célèbre du libéralisme totalitaire, au niveau du slogan).

Big Brother est, au contraire, un Etat sclérosé, ayant atteint la taille critique définie par l'adage "trop d'Etat tue l'Etat". Orwell l'indique lorsqu'il explique que les élites totalitaires n'exercent pas le pouvoir politique, mais "le pouvoir pour le pouvoir" ; autrement dit la vie politique dans un régime totalitaire ressemble à une partie d'échecs : une grande partie de la politique se résume à des guerres partisanes, et la partie restante est confiée à l'administration.

La Guerre froide entre blocs continentaux s'inscrit dans le prolongement de cette partie d'échecs, politiquement stérile. La mondialisation heureuse a lieu, dans "Brave New World", au prix de procédés ignobles qui anticipent le transhumanisme nazi ou libéral.

La mondialisation heureuse n'a pas eu lieu dans "1984" car les empires rivaux ne peuvent effectivement pas se passer de la violence pour se maintenir en place. C'est ici le point de divergence majeur entre Huxley et Orwell. Homme de progrès, Orwell ne pouvait souscrire à la théorie totalitaire de la fin de l'Histoire, qu'elle soit optimiste (hégélienne), ou pessimiste (d'Huxley).

Or l'embolie de l'Etat est une prédiction de Karl Marx. Il était possible de déduire du "Capital", non seulement le totalitarisme soviétique, mais aussi la mort de la démocratie aux Etats-Unis. Les Etats-Unis, puis la Russie, ont en effet connu une croissance ou un développement capitaliste plus rapide que celui de l'Europe au XXe siècle (à l'exception notable de l'Allemagne), ce qui s'explique par l'absence d'Etat ou la faiblesse de celui-ci aux Etats-Unis et en Russie. Autrement dit, détruire les institutions traditionnelles a été plus facile aux Etats-Unis et en Russie, car elles n'existaient quasiment pas dans ces Etats neufs.

Mais la Russie et les Etats-Unis ont atteint ainsi de cette façon plus rapidement le terme du développement capitaliste paradoxal décrit par Marx, où l'Etat omnipotent, ultra-concentré, tend à la paralysie et devient ainsi de plus en plus impuissant ; le terme où la circulation des capitaux est si rapide que des escrocs de bas-étage peuvent dévaliser en un rien de temps les coffres des banques capitalistes ; le stade où la rumeur économique a valeur d'information économique.

Le développement mystique absurde (non-pragmatique) du capitalisme décrit par Marx est bel et bien pris en compte par G. Orwell. L'Etat totalitaire décrit par Huxley est moins absurde, car ses élites dirigeantes ont pour but de faire régner l'ordre et le bonheur, coûte que coûte, quitte à rabaisser l'homme au niveau de l'animal. La violence structure Océania, bien mieux qu'une quelconque volonté totalitaire de ses dirigeants.

En somme l'analyse de la mentalité totalitaire par Huxley est juste, la répartition des citoyens en dominants et dominés conforme au dispositif totalitaire, mais H. ne donne aucune des raisons pour lesquelles les idéologies nazie, communiste ou libérale, interchangeables, se sont imposées.

- Il reste à éclaircir le point de la "lutte des classes" ; on objectera qu'elle n'apparaît pas dans "1984", mais la Guerre froide entre blocs continentaux, arborant chacun des drapeaux différents, mais obéissant tous à la "logique" totalitaire.

La "lutte des classes" est un élément du matérialisme historique qui permet surtout à Marx de souligner le cours conflictuel de l'Histoire, que les élites bourgeoises s'efforcent de gommer, hier comme aujourd'hui (à travers la mythomanie de la célébration de la Révolution bourgeoise de 1789, par exemple, dont Marx montrait qu'elle n'avait en rien mis fin à la lutte entre classes).

Marx a anticipé simultanément la mondialisation capitaliste, mieux qu'aucun autre puisqu'il en a souligné l'aspect profondément inégalitaire, qui reflète la concentration accrue du capital entre quelques mains. A cet égard il n'est pas difficile de comprendre à quoi la propagande "égalitariste" est utile : à maquiller le système capitaliste en système démocratique ou humaniste aux yeux des plus naïfs.

Nul avènement du socialisme au XXe siècle, sous la forme espérée par K. Marx ; néanmoins les guerres mondiales entre nations industrielles et coloniales, les massacres extraordinaires de populations civiles, tant européennes qu'asiatiques ou africaines, traduisent bel et bien un développement conflictuel de l'Histoire ; elles sont la manifestation d'un capitalisme en crise, la "dette de chair" dont Shakespeare fit autrefois la contrepartie atroce de l'économie occidentale moderne.

Le nazisme et le communisme se présentent assez nettement comme des méthodes pour étouffer les velléités d'émancipation de la classe ouvrière. Le nazisme doit sa sympathie dans une partie des élites bourgeoises hors d'Allemagne avant-guerre à cet effort pour assigner au prolétariat un but extra-révolutionnaire. Et, dès lors que le communisme fut affranchi du risque révolutionnaire par Staline, il suscita le même genre de sympathie que le nazisme dans les élites bourgeoises françaises.

Le libéralisme, qui coïncide avec le stade néo-colonial de la "décolonisation", ne va pas sans la production d'une culture de masse. On reconnaît l'idéologie libérale derrière Big Brother, d'autant mieux qu'Orwell a situé son siège à Londres et que la presse libérale a mené une campagne de diffamation de l'auteur de "1984" (en 1996).

Tout au plus peut-on reprocher à Marx une description trop schématique de la lutte des classes au XXe siècle. Par avance il avait répondu qu'un mouvement de libération n'est pas un algorithme.

"Big Brother" est une description du totalitarisme comme un capitalisme figé, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, semblable à une gigantesque machine rouillée, dont la principale force tient dans sa capacité à méduser l'opinion publique et à faire régner le chaos au lieu de l'ordre.

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