"Pourquoi la conception néo-darwinienne de la nature est presque certainement fausse." Thomas Nagel
Le sous-titre de ce bouquin récemment paru aux Etats-Unis donne lieu dans la presse française à des commentaires consternants de... bêtise. Ainsi le webzine Actualitté ; l'antagonisme n'est pas entre "athées", comme T. Nagel, et "croyants". L'antagonisme est entre les tenants d'un déterminisme biologique absolu, et ceux qui estiment que celui-ci n'est que relatif. J'ai beau partager le point de vue anti-évolutionniste de Nagel, je suis le dernier à nier que le coït (nature) obéit à une impulsion biologique, ainsi que les sentiments superficiels (culture), dont l'espèce humaine recouvre la mécanique sexuelle, afin d'en atténuer la cruauté. Non seulement le christianisme ne nie pas le déterminisme social, mais il affirme qu'il ne peut y avoir de progrès sur ce terrain. Un reste de christianisme fait sans doute dire à Nitche (qui n'est pas athée mais païen), que le mouvement culturel accompagne la décadence ou la régression. La culture libérale ou démocratique lui donne raison, tant le constat de l'infantilisme des sociétés libérales est facile à faire (quoi que Nitche soit sans solution pour enrayer le phénomène culturel qui fait de lui un déclassé, ou un spécimen en voie de disparition).
Pour autant la société n'est pas tout. Elle ne l'est que dans les esprits totalitaires ou, selon Rabelais, grégaires, pour qui il n'est pas de salut en dehors de la famille, de l'Etat, de la nation, de la race, du couple, ou du langage, qui est en quelque sorte le "racialisme épuré" des élites intellectuelles.
Des tas de croyants sont d'ailleurs "évolutionnistes", par conviction ou parce qu'ils se tiennent dans l'ignorance des questions scientifiques. Au plus haut niveau de l'Eglise romaine, c'est-à-dire de la curie ou de l'évêque de Rome, la mode fait loi, puisque l'incroyable préjugé y est répandu que la science et la foi sont deux choses distinctes. Peu importe que la plupart des savants modernes du XVIIe siècle soient des hommes d'Eglise, ou des philosophes préoccupés de questions théologiques. Prenons Descartes, par exemple, dont se gobergent la plupart des élites républicaines aujourd'hui. Descartes est sans doute moins préoccupé par la théologie que Galilée, Mersenne, Newton, Leibnitz, etc., mais cependant parfaitement conscient des implications de la religion sur la science, et de la science sur la religion. "Je ne veux pas examiner la question du temps dans le phénomène mécanique de gravitation, écrit Descartes, parce qu'elle est trop liée à celle de dieu." Descartes ouvre droit à la partition technocratique de la science, d'une manière beaucoup plus hasardeuse que F. Bacon, mais pas sur le mode totalitaire de la censure des questions métaphysiques.
Les bouddhistes sont aussi généralement "évolutionnistes". Mais le bouddhisme est, pratiquement, comme la philosophie morale allemande, une religion de la résignation au déterminisme biologique. Autrement dit, à l'opposé du christianisme, le bouddhisme est une religion anthropologique, de l'homme, par l'homme, pour l'homme.
La "culture de vie" bouddhiste ou évolutionniste ne nie pas positivement la liberté, l'amour ou la vérité, ce à quoi le raisonnement biologique déterministe devrait l'entraîner, mais elle les pose comme de simples hypothèses, d'ordre juridique ou génétique. Techniquement, ou bien la liberté est repoussée dans un au-delà fictif, ou bien elle n'a d'existence que relative, entre les hommes, en fonction de leur situation les uns par rapport aux autres. Les personnes les mieux adaptées à la société -"les escrocs", dit un philosophe français athée anti-évolutionniste- sont donc les plus libres. Raisonnement bestial, puisqu'il se mord la queue. Il place certains hommes dans la condition abominable de concevoir l'animal comme un être plus libre de ses mouvements qu'il ne le sont.
Que l'on soit croyant ou pas, il y a de très bonnes raisons de soupçonner le raisonnement évolutionniste d'être adapté au totalitarisme. A cause de son usage par les élites capitalistes et nazies, il n'est pas rare que des athées soient hostiles au "darwinisme social", c'est-à-dire à des solutions morales inspirées de l'évolutionnisme. Il est vrai que leur hostilité va rarement jusqu'à soupçonner la mécanique transformiste d'être défaillante à expliquer comment l'individu peut parfois aller à contre-courant de la culture de vie, des statistiques ou de la vie domestique - ou l'art de l'érotisme. Si l'homme descend du singe ou de l'amibe, il ne devrait pas pouvoir produire autre chose que des objets d'art érotiques. Il ne devrait pas pouvoir prononcer, comme Léopardi, que "le suicide prouve dieu", c'est-à-dire la capacité de se soustraire volontairement au déterminisme naturel, ou au fol espoir que la vie sociale a un autre sens que d'échapper le plus longtemps possible à la mort, en se couvrant les yeux des écailles de la culture ou de la religion. En dehors de servir à se rassurer, on ne voit pas bien l'usage de la culture ou de l'éthique pour un athée ?
Quelle est la place de l'oeuvre de Shakespeare, celle de Karl Marx, entièrement soutenues par l'énergie du désespoir, c'est-à-dire le contraire de la fureur de vivre des imbéciles et des lâches, qui ne se connaissent pas et ne veulent pas se connaître en dehors des images sociales flatteuses ?
Commentaires
"Autrement dit, à l'opposé du christianisme, le bouddhisme est une religion anthropologique, de l'homme, par l'homme, pour l'homme."
Ok, aucune mention de révélation de Dieu à l'oreille du bouddha dans les écrits bouddhistes. Mais il y a un point à mon sens capitale, où l'on peut trouver une convergence entre le bouddhisme et le christianisme : Le bouddha prône la sortie du cercle des réincarnations en stoppant l'attachement au monde, tandis que Jésus dit : "mon royaume n'est pas de ce monde". Et il n'y a rien, dans la parole du bouddha, qui engage à se soumettre au déterminisme biologique de ce que je me souviens, ni même à fonder une civilisation. Je rappelle qu'il s'agit d'un prince qui a lâché son confort de vie royale, quitter sa femme, son môme , ses parents, pour essayer de sauver les êtres de la souffrance (consubstentielle au monde selon lui) en choisissant la pauvreté, au grand malheur de son père, qui lui avait construit une prison dorée afin qu'il ne puisse pas voire autre chose que sa destinée royale.
Je ne suis pas bouddhiste, et je garde une grande méfiance envers cette religion et ses adeptes, contre toutes les religions d'ailleurs. Mais j'ai le sentiment que le précurseur de cette doctrine était loin d'être un mauvais bougre.
En ce qui concerne la "liberté repoussée dans un au delà fictif", je dois reconnaître que c'est bien le problème avec toutes les religions promettant un au delà, et le bouddhisme, surtout le vajrayana tibétain, en fait parti. Je n'ai pas vu un seul bouddhiste ne jouir de ses actions méritoires en imaginant qu'il sera récompenser par la loi de la nature, et remettre à plus tard son détachement de l'existence.
Remarque, j'ai peut-être mal compris de ce que tu entendais par "au delà fictif".
On peut mieux dire que le christianisme est une pensée CONTRE la vie (le serpent est symbole de vie depuis le début du l'humanité) ; c'est la raison pour laquelle Nitche se révolte contre le christianisme, parce qu'il exclut la culture de vie païenne ou dionysiaque. Tandis que le bouddhisme est une pensée SELON la vie, accordée à la vitalité. Pour être plus précis, il n'y a pas d'antagonisme dans le bouddhisme entre la physique et la métaphysique, c'est-à-dire entre ce que les chrétiens appellent le "diable", et la métaphysique par laquelle l'individu tente de comprendre dieu, d'où viennent toutes les choses contraires au destin ou à la société, que sont l'amour, la liberté ou la science, toutes choses que Nitche n'hésite pas à sacrifier en échange du bien social. Ou bien nous vivons dans une société totalitaire où l'amour, la liberté et la vérité scientifique n'ont pas de place, mais seulement des ersatz destinés à faciliter la manipulation des plus faibles par les plus puissants, ou bien je me trompe/je suis fou.
- Il reste qu'un adepte du Bouddha (équivalent de Dionysos ?), si ce n'est la haine chrétienne de la condition humaine, peut tout de même éprouver son absurdité.
- L'au-delà fictif est ce dont on ne peut se passer pour légitimer une règle sociale, notamment dans le peuple. En acceptant de servir une cause et un but sociaux, le clergé catholique romain a été obligé d'inventer un "au-delà", qui n'est pas de l'ordre de la tradition, mais de la subversion du christianisme. Cette forme d'art hypothétique recouvre diverses formes, y compris l'exploration à n'en plus finir de l'inconscient, qui n'est en réalité qu'un déterminisme, une forme de réflexe pavlovien. Pratiquement, l'adhésion à la société crée l'inconscient, ou l'au-delà infernal dans la plus majestueuse des civilisations.
- S'il y a "peu d'élus" dans le christianisme, c'est parce que très peu d'hommes échappent au plan social et aux illusions qu'il procure. S'il y a peu d'élus dans la société, c'est parce qu'il faut déjouer le piège qui consiste de la part des puissants à faire croire que la compétition sociale n'est pas nécessairement bestiale.