Je lis ceci dans un manuel scolaire (par Olivier Got) :
«N’oublions pas cependant qu’Ulysse, sans les dieux qui le protègent, ne serait rien.»
On pourrait l'oublier, en effet, tant les personnages de "L'Iliade" et de "L'Odyssée" paraissent proches de nous, au point que certains lecteurs athées peuvent apprécier la lecture des aventures d'Ulysse et de ses compagnons, s'identifier à tel ou tel héros (l'Odyssée magnifiant Ulysse entre tous).
Certains auteurs modernes sont fascinés par Ulysse, bien que le héros grec ne soit absolument pas animé par un esprit moderne ; en effet l'homme moderne est seul, tel Rimbaud, face à son destin. Parfois, au dernier moment, sous pression, il appelle Dieu au secours, quand il n'a plus sa mère.
La théorie d'un Ulysse épicurien, par un autre prof (Luc Ferry), m'a fait rire ; elle est si franchouillarde ! Les moines sont épicuriens quand ils ne sont pas masochistes : ils n'ont aucun besoin d'Athéna pour leur apprendre à jouir raisonnablement.
Attardons-nous, plus que le commentaire scolaire, sur la protection divine dont bénéficie Ulysse - la déesse Athéna ; il faut préciser aussi quel Dieu s’efforce d'empêcher Ulysse de retourner à Ithaque - Poséidon.
Mais d'abord Athéna : cette émanation de Zeus est supérieure à Zeus lui-même ; elle sort par le haut, et non par le bas, comme Dionysos.
Un commentaire athée superficiel consisterait à dire qu'Athéna représente le triomphe de l'intelligence humaine sur la religion, sur la soumission à des dogmes. C'est en partie exact, et c'est ce qui explique l'illusion que certains "modernes" peuvent avoir qu'Ulysse est un héros "affranchi des dieux". Ulysse n'est pas passif, il n'attend pas tout de la providence comme certains dévots. Néanmoins Ulysse obéit à Dieu (le massacre des prétendants est un ordre divin).
L'homme moderne, lui, se croit "libre" ou "affranchi", quand bien même le confort, principal gain ou victoire de la modernité, devrait inciter l'homme moderne à s'identifier plutôt aux lotophages, esclaves de leurs propres désirs. Plusieurs épisodes de l'épopée d'Ulysse illustrent que, s'il y a bien un héros qui ne se laisse pas dominer par le désir, c'est Ulysse !
Si l'on voit dans l'homme moderne un individu décadent, "anarchiste" comme dit Nietzsche, un individu qui ne croit en rien qu'en lui-même - dans ce cas l'homme moderne se place sous la protection d'un de ces dieux secondaires de la mythologie, tel Dionysos (mortel) ou Chronos (archaïque), quand ce n'est pas carrément Hadès (froid).
La divinité d'Ulysse se mesure aussi par rapport à l'humanité d'Achille, qu'anime un désir de gloire proportionnel à sa puissance physique.
La déception de l’au-delà, éprouvée par Achille (chant XI), est sans doute un passage crucial de l'Odyssée ; elle indique en effet le peu de cas que Homère faisait de la religion de l'Egypte antique (religion anthropologique, c'est-à-dire entièrement spéculative). Ce passage explique aussi la guerre de religion qui opposa Platon et ses disciples à Homère et ses disciples pendant des siècles, pour ne pas dire des millénaires.
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Cet antagonisme ou cette dialectique n’a pas échappé à Shakespeare ; celui-ci a fait d’Ulysse dans "Troïlus & Cressida" un chef politique contredisant l'idéal platonicien exposé dans "La République" - un chef politique qui sacrifie son honneur personnel à l'intérêt général. C'est-à-dire un chef "machiavélique" avant l'heure (le sens véritable du "machiavélisme" est clairement exposé par Shakespeare dans son théâtre).
"Troïlus & Cressida" renverse complètement le propos de "L'Enéide". En effet Shakespeare a vidé "L'Iliade" de son héroïsme ou de son esprit chevaleresque, tout comme Cervantès a ridiculisé cet idéal dans "Don Quichotte".
Mais Shakespeare ne trahit pas Homère en transformant "L'Iliade" en parodie satirique. L'Odyssée souligne bien le penchant naturel de l'homme à la guerre et au pillage. Par "penchant naturel", comprenez : "homme soumis au destin" (ce que Ulysse n'est pas).
Shakespeare a lui-même doté l’Angleterre d’une épopée homérique – "Périclès, Prince de Tyr". On comprend que le public anglais l'ait beaucoup appréciée ; si l'Angleterre est la plus athénienne des nations européennes, c'est en grande partie grâce à Shakespeare.
Shakespeare s'est efforcé de surpasser Homère ; il ne s'est pas contenté de l'imiter sans le comprendre, comme Virgile - d'ailleurs l'épopée métaphysique ne peut être semblable, en 1600, à ce qu'elle fut plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Ce faisant Shakespeare ne trahit pas Homère, comme le théâtre de Racine qui transforme la tragédie antique en drame psychologique bourgeois.
Commentaires
Salutations.
Pourriez-vous dessiner, si possible avec moult détails, les enjeux opposant selon vous réellement et profondément Homère à Platon, et ceux ayant trait en particuliers à la métaphysique de l'un et de l'autre, et en quoi l'un a tort et l'autre raison ? S'il vous plait pas en termes généraux, du type "l'un est métaphysique et l'autre spéculatif". Prêchez d'exemples.
"L'Odyssée souligne bien le penchant naturel de l'homme à la guerre et au pillage. Par "penchant naturel", comprenez : "homme soumis au destin" (ce que Ulysse n'est pas)."
A ce propos, j'invite Dante (le virgilien ?) à ce banquet (non sans quelque malice) : "Considérez la race dont vous êtes, créés non pas pour vivre comme brutes, mais pour suivre vertu et connaissance."
Disons simplement que Homère, contrairement à Platon, n'est pas animiste.
Pour Platon et ses disciples (à travers les siècles, voire les millénaires), Homère est non seulement "impie", mais il contredit la théorie de l'immortalité de l'âme, qui est la clef de voûte de la philosophie métaphysique de Platon.
L'Odyssée oppose l'héroïsme d'Ulysse à celui d'Achille, derrière lesquels on distingue deux conceptions métaphysiques opposées. Manifestement la gloire n'est pas le mobile principal d'Ulysse.
Je ne multiplierai pas les exemples (je prépare un autre article plus "dense" sur ce thème) : je me contente de faire remarquer que l'animisme est très souvent relié à une représentation positive de l'eau (comme "élément primordial" chez les milésiens, par exemple). La mère d'Achille, Thétis, est une nymphe (divinité aquatique) ; Polyphème est fils de Poséidon...
A contrario la mer incarne dans l'Odyssée la bestialité ; c'est le principal danger qu'Ulysse doit surmonter.
Notez, dans le même sens, que l'animisme est plus romain/latin qu'il n'est grec. "Psyché" est divinisée chez les Romains, non chez les Grecs.