Je vais essayer dans cette note de présenter clairement le point de vue orwellien sur la reprise de la Guerre froide, dont l'épicentre est actuellement en Ukraine.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Georges Orwell décrit dans "1984" un monde engagé dans une impasse politique. L'Etat omnipotent (Big Brother) apparaît comme "la fin de l'Histoire" - la fin au sens du but ou du terme définitif.
La politique est partout : sous la forme de l'art engagé, de la littérature engagée, du sport engagé, de la gastronomie engagée, de la propagande enseignée comme l'Histoire (roman national), ce qui a pour effet de dissimuler le déclin de la politique, au sens positif et pragmatique du terme.
A la politique se substitue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale une compétition économique et militaire entre "blocs" continentaux (les idéologies dont ces blocs se réclament n'ont d'importance que pour les sous-citoyens soumis aux castes dirigeantes). Cette compétition (O. parle "d'exercice du pouvoir pour le pouvoir") remplit le but de la politique en même temps qu'elle en est la modalité principale.
La comparaison de la politique contemporaine (1950-2020) avec le sport tel qu'il est pratiqué aujourd'hui me paraît éclairante : en effet la compétition sportive a l'apparence du sport, tout en corrompant les principes du sport (résumés par l'adage : "Un esprit sain dans un corps sain."). La performance, autour de laquelle le sport de compétition est organisé, est un principe technocratique et non sportif.
Le point de vue orwellien est le plus éloigné de la prétention civilisatrice du discours du président russe V. Poutine, comme de la prétention pacificatrice du bloc OTAN, dont les porte-parole rabâchent des slogans onusiens démentis par la réalité de conflits à répétition d'une extrême violence. Quel que soit son commanditaire, l'attentat contre les gazoducs NordStream discrédite les discours de propagande grandiloquents, russe et otanien.
Le point de vue orwellien, en soulignant le chaos politique persistant à l'échelle mondiale, s'oppose évidemment le plus radicalement à la propagande du "nouvel ordre mondial". Il s'y oppose de façon "radicale", c'est-à-dire non-complotiste, en soulignant l'inaptitude de l'Etat moderne technocratique à maintenir l'ordre autrement que par la violence - à l'échelle nationale comme à l'échelle mondiale. Ces efforts technocratiques ne datent pas de la dernière campagne de vaccination à l'échelle mondiale, mais du début du XXe siècle.
"1984" est une description du chaos mondial : à ce stade, l'ordre public ne repose plus sur la citoyenneté ou un quelconque principe de civilisation effectif, mais sur la police et l'armée - une police dont le pouvoir est étendu à la pensée, de sorte que l'Etat policier est perçu comme acceptable et compatible avec la démocratie.
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A propos du conflit actuel entre la Russie et l'Ukraine, on a pu entendre ici ou là qu'il avait "surpris tout le monde". Il est, a contrario, du point de vue orwellien, le moins surprenant du monde. On ne peut même pas parler de reprise de la Guerre froide, puisque celle-ci n'a jamais cessé de structurer la politique des blocs opposés, compte tenu du facteur déterminant de la compétition économique.
Promoteur en chef zélé de l'alliance entre la France et les Etats-Unis, Bernard-Henri Lévy s'est rué en première ligne dès 2015 pour apporter sa contribution à la stratégie de l'OTAN, manifestement conscient que l'Ukraine est située entre deux plaques tectoniques. La Pologne, voisine de l'Ukraine, s'est offert un système de défense antimissile américain en 2018.
Quand les médias sont conçus pour endormir l'opinion publique, rien d'étonnant à ce qu'ils ne la tiennent pas en éveil.
- La bonne question est plutôt celle de la limite entre la Guerre froide (c'est-à-dire indirecte) et la Guerre mondiale (où les blocs s'affrontent directement). Cette frontière théorique existe-t-elle vraiment ? Aussi navrantes soient les conséquences des bombardements militaires en Ukraine, il faut rappeler que l'économie capitaliste (mondialisée) est très peu économe en vies humaines, bien que beaucoup d'Occidentaux préfèrent se voiler la face à ce sujet et ne s'offusquent des conséquences dramatiques de la mondialisation que lorsqu'elle les frappe directement.
- La Russie et les Etats-Unis semblent épuiser en vain dans le conflit ukrainien leurs dernières forces. Le projet d'annexion rapide de l'Ukraine par la Russie semble un projet politique relativement rationnel a priori. La résistance inattendue de l'Ukraine lui a fait perdre son intérêt, sans pour autant en faire naître un nouveau (du point de vue européen, américain ou ukrainien), compte tenu des ravages subis par l'Ukraine et de l'exode d'une partie de la population. Ce conflit paraît aussi absurde, en définitive, que la tentative de la Russie, puis des Etats-Unis, de conquérir l'Afghanistan pour asseoir leur domination mondiale.
- L'attaque sous-marine contre les gazoducs NordStream sonne le glas de l'Europe ; en particulier de l'Allemagne, moteur de cette Europe conçue dans les ruines, qui a ignoré l'attaque de façon assez stupéfiante. On voit que le projet européen, qui s'était substitué au nationalisme allemand défait, n'était qu'une velléité politique.
On conçoit que la France et l'Allemagne, au sortir de la Seconde guerre mondiale, avaient intérêt à s'unir, comme deux personnes faibles ont intérêt à se marier pour s'apporter un soutien mutuel et passer à la postérité. En soixante-dix ans, la France et l'Allemagne ont été incapables de s'unir effectivement : on peut voir dans cette passivité politique la confirmation du diagnostic de "1984".
En effet, l'union de l'Allemagne et de la France ne pouvaient se faire passivement. L'union de la France et de l'Allemagne aurait probablement comblé le vide juridique où Poutine s'est précipité, en profitant de la crise aux Etats-Unis - on ne s'attardera pas sur cette hypothèse.
- L'union monétaire européenne, argument ultime des européistes, semble relever du mirage bien plus que de la politique active. Les Etats-Unis sont le modèle du consortium européen où l'Allemagne joue le rôle de banquier ; or les Etats-Unis eux-mêmes semblent rongés de l'intérieur par ce principe monétaire qui soude entre eux des Etats assez disparates. Autrement dit, l'unité de l'Amérique ne paraît pas pérenne.
"1984" attire l'attention du citoyen lambda sur la démarche suicidaire des élites occidentales (non seulement d'A. Hitler).
"1984" est dissuasif de prendre les sciences sociologique et économique au sérieux ; ces "sciences" apparaissent du point de vue orwellien comme des contributions à la théorie totalitaire de la fin de l'Histoire.
"1984" redonne* à l'Histoire la fonction d'éveil des consciences. Orwell insiste en effet sur l'effort de Big Brother pour effacer l'Histoire la plus récente, et asservir ainsi l'opinion publique à une vérité officielle, conçue par une poignée d'intellectuels (suivant les directives de Goebbels ou Trotski).
*Redonne car Marx et Engels concevaient déjà l'Histoire comme l'instrument de la prise de conscience du peuple, réduit en esclavage.
Commentaires
Si on veut faire une critique intelligente de l'invasion russe/opération spéciale (là encore il me semble qu'on retrouve Orwell dans le choix du vocabulaire) et non comme tout le tam-tam de la propagande (et qui évidemment ne veut pas voir qu'il s'agit d'une opération défensive face à l'expansion de plus en plus agressive de l'OTAN à l'Est) on peut lui reprocher avant tout de tenter de briser la nation ukrainienne sous prétexte de dénazifier : quel danger les russophones de l'est de Ukraine (persécutés par le gouvernement de Kiev, cela personne qui s'informe un minimum en dehors de la propagande le sait) peuvent subir si le pays est dénazifié, dé-otanisé, etc. ? Aucun ! Au final, il s'agit plutôt d'une guerre de conquête ou Poutine s'appuie sur un nationalisme russe "modéré" et en face on a un nationalisme ukrainien débridé.
D'un autre côté, une victoire russe signifiera la fin du bloc occidental (ce qui serait positif pour tout le monde ou presque) mais serait négative pour l'Ukraine (d'autres pays voisins pourront prendre des territoires ukrainiens, notamment la Pologne) et vice-versa en cas de victoire ukrainienne : on retrouve en quelque sorte là le yin-yang bien connu en Extrême-Orient.
Votre commentaire réclame une précision : le totalitarisme est, du point de vue orwellien, le terme d'un processus politique essentiellement occidental. Le nazisme est occidental, le communisme est occidental, le libéralisme est occidental.
De fait, quand le tiers-monde s'oppose à l'Occident, au XXe siècle, il le fait avec des méthodes occidentales (l'anarchisme, la révolution, le terrorisme...).
On pourrait démontrer pourquoi et comment la Chine contemporaine est plus occidentale que la France elle-même, c'est-à-dire qu'elle applique plus strictement que la France une recette politique occidentale élitiste. De la même façon la Russie n'a plus grand-chose d'asiatique, sur le plan culturel et politique.
- D'autre part les guerres mondiales du XXe siècle, dont le conflit ukrainien est un épisode supplémentaire, ont toutes donné lieu à des victoires "à la Pyrrhus" ; la "victoire" de la France en 1944 est bien évidemment une défaite maquillée en victoire, mais c'était déjà le cas de la victoire de 1918.
La victoire soviétique de 1944 est également une défaite : les soviétiques ont mis fin à l'empire allemand, mais dans le même temps ils se sont condamnés à un gigantisme et une guerre économique épuisante contre les Etats-Unis.
Les pays satellites comme la France, et a fortiori l'Ukraine, n'ont aucun pouvoir d'initiative politique. Pour E. Macron, s'afficher "Européen" est une manière de cacher que la France a perdu son autonomie.
L'initiative de Zélensky est quasiment une initiative personnelle. Pourquoi les Ukrainiens étaient-ils prêts à se battre derrière un chef charismatique ? Parce qu'ils étaient pauvres et n'avaient pas grand-chose à perdre, comme les soldats de Poutine (recrutés principalement dans les catégories les plus pauvres de la population russe). Les guerres capitalistes sont menées (en première ligne) par les citoyens les plus pauvres, qui sont à la fois les plus courageux et les plus facilement manipulables.
On saura bientôt si Zélensky a eu un mauvais ou un bon réflexe, mais dans l'ensemble Orwell décrit une humanité qui a perdu la maîtrise de son destin, retombée au niveau de la barbarie (barbarie dissimulée par les gadgets technologiques).
Petit rectificatif, la révolution orange a eu lieu en 2004, aussi sur la Place de l'Indépendance à Kiev, idem pour le coup d'État de 2014 appeler révolution Maïdan, nom de la Place de l'Indépendance en ukrainien, Майдан Незалежності, Maïdan Nezalezhnosti. Il s'agissait bien de propagande otanienne puisque dans les faits on a tout simplement éjecter un président élu démocratiquement et par la violence, plus d'une centaine de morts. Il semble même que ce sont des snipers américains et ou ukrainiens qui ont tiré sur les manifestants ukrainiens selon la presse allemande de l'époque (les Allemands sont traîtres par nature).
(plutôt que traître on devrait dire "barbare" au sens grec du terme, mais ça revient quasi au même.)
J'ai rectifié la date dans cette note un peu verbeuse, qui pourrait être résumée à : Comme dans "1984", les opinions publiques sont soigneusement tenues dans l'ignorance des modalités de la Guerre froide entre les blocs continentaux qui se sont formés en 1945.
La nation allemande n'a pratiquement existé que dans la guerre... comme l'Ukraine actuellement.
Il est assez difficile de définir une culture allemande, comme il est difficile de définir une culture américaine.
Les grands penseurs allemands ne sont pas allemands. Nietzsche est germanophobe ; Marx est un matérialiste anglais ; Hegel et Goethe sont des héritiers des Lumières françaises.
La musique tient lieu de pensée aux Allemands.
Les Anglais sont les Athéniens et les Allemands les Spartiates.