Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Michel Onfray est-il sérieux ?

    Je fais plus attention à Michel Onfray qu'à d'autres philosophes de plateaux télé ; je le surnomme "le janséniste", par opposition au "jésuite" Bernard-Henri Lévy ; le terrorisme intellectuel de ce dernier peut sembler un emprunt direct à Trotski, mais les méthodes de Trotski ne font elles-mêmes que répéter celles des jésuites ; Lénine (de son propre aveu) fut une sorte de Louis XIV russe.

    De la campagne normande où il s'est retiré, Michel Onfray refuse de se soumettre entièrement aux anathèmes et excommunications de BHL. Les thèmes abordés par Michel Onfray sont le plus souvent des thèmes subversifs ; mais la manière dont il les traite est systématiquement décevante.

    Ainsi le thème de l'athéisme méritait d'être traité de nouveau à une époque où l'athéisme a perdu la dimension critique qu'il a pu avoir aux siècles précédents, pour devenir un fanatisme séculier, articulé autour de l'idée de liberté, de démocratie ou d'égalité, non seulement en France mais aussi en Chine et probablement en Russie, dans tous les pays totalitaires. Au lieu d'aborder la question sous cet angle (où est passé l'athéisme critique des Lumières, l'athéisme de Marx, celui de Nietzsche ?), M. Onfray préfère aboyer, tel un bon bourgeois, contre l'islam radical, qui n'est qu'un épiphénomène politique.

    De même pour Sigmund Freud et la psychanalyse : une critique sérieuse s'imposait à l'heure où le clergé médiatique radote les concepts creux d'un Boris Cyrulnik, tout en se gavant de pilules aphrodisiaques et dopantes. M. Onfray s'est contenté de dire que la psychanalyse n'a pas été conçue pour les pauvres gens, ce qui est une remarque largement insuffisante.

    A chaque fois que M. Onfray a mis les pieds dans le plat et franchi la ligne jaune tracée par le général des jésuites, je me suis donc fait cette réflexion qu'il avait le culot d'aborder un sujet tabou, avant de constater qu'il le traitait de manière superficielle. Je l'entendais récemment (en différé) se vanter d'avoir écrit cent-cinquante bouquins. Ceci explique peut-être cela. Une autre explication m'est venue en l'entendant dire, quelques minutes plus tard, que Jésus-Christ et le christianisme n'intéressent quasiment plus personne que lui et quelques moines plus très verts en 2023. Etonnante assertion !, mais qui n'est pas entièrement fausse si l'on adopte un point de vue strictement franco-français. Encore faut-il dire qu'il y a, en France, des fillettes de douze ans qui ont une connaissance plus approfondie des évangiles que Michel Onfray - au moins celle que j'ai rencontrée l'année dernière (cela suppose l'intérêt de ses proches parents). Là où Michel Onfray ne voit qu'un tas de cendres, il y a peut-être encore des braises qui couvent...

    Admettons que la remarque de M. Onfray soit valable pour l'Europe de l'Ouest, où la religion ne joue plus le rôle d'opium du peuple que lui attribue Marx, en raison de la hausse du niveau de vie notamment : sous d'autres latitudes, le christianisme continue d'être "effervescent" ; et pas seulement des pays pauvres et dynamiques sur le plan démographique. Compte tenu de la formule laïque américaine, héritée des Lumières bien plus sûrement que le culte de l'Etat français, la multitude des sectes chrétiennes continue d'y jouer un rôle ; le christianisme est plus ou moins synonyme de "liberté de conscience" aux Etats-Unis, face à un Etat capitaliste dont l'emprise s'étend par le biais des médias de masse et du cinéma. Si la religion est moins un opium aux Etats-Unis, c'est parce qu'elle est, depuis l'origine, populaire.

    *

    Le dernier ouvrage d'Onfray s'attaque, si je puis dire, à Jésus-Christ ; il s'intitule "Théorie de Jésus". Est-il moins superficiel que les précédents ? Je dois être honnête et dire que, contrairement aux ouvrages sus-mentionnés, je n'ai pas lu cet ouvrage récent, mais seulement entendu l'auteur développer son argumentaire et résumer sa "théorie". Mais Michel Onfray n'écrit-il pas comme il cause, et ne cause-t-il pas comme il écrit ?

    Il ne me paraît pas inutile, tout d'abord, de dire en quoi la théorie de M. Onfray diffère nettement du propos de F. Nietzsche et de celui d'Ernest Renan (qu'il cite fréquemment).

    Pour ainsi dire la thèse de M. Onfray est diamétralement opposée à celle de F. Nietzsche ; en effet M. Onfray affirme que Jésus est un personnage fictif, une invention géniale de prêtres juifs. Au contraire, selon Nietzsche, Jésus de Nazareth a bel et bien existé et le gouverneur romain Ponce Pilate a bien fait d'ordonner son exécution, hélas trop tard, avant qu'il ne répande son message, message que N. considère comme un nihilisme déguisé, destructeur de la religion et de la morale traditionnelle païenne (cf. "L'Antéchrist"). M. Onfray tient donc un discours "judéo-chrétien".

    Le propos de "Théorie de Jésus" est assez éloigné de celui d'Ernest Renan aussi : pour ce dernier, le Christ fut une sorte de philosophe (bien réel), inspiré par Dieu et réuni à Lui par l'Amour. Le propos de Renan heurtait de plein fouet le dogmatisme de l'Eglise catholique, en un temps où sa dissolution était déjà largement amorcée (je veux dire par là que Renan ne courait pas le risque de finir sur le bûcher, où d'autres ont fini pour des écrits beaucoup moins éloignés de la doctrine officielle).

    M. Onfray s'efforce donc de rapporter la preuve dans sa "Théorie de Jésus" que les témoignages historiques de l'existence de Jésus ne sont pas historiques, mais des "inventions" ou des ajouts ultérieurs. Il a beau jeu de démontrer que les preuves de l'existence de Jésus sont aussi fragiles que celles de l'existence de certains dinosaures, entièrement reconstitués à l'aide de quelques fragments de squelettes. Il a beau jeu de remarquer que les quatre évangiles dits "synoptiques" se contredisent souvent. Tout cela, les chrétiens cultivés le savent, et que beaucoup de prétendues "reliques" sont des faux ; les chrétiens moins cultivés se dispensent de le savoir, car la Foi ne repose pas directement sur l'existence historique de Jésus-Christ. La Foi repose sur les évangiles et l'exégèse de Paul de Tarse, qui leur confère un dynamisme exceptionnel*. Paul contribue tant à l'intelligence de la Foi que la théorie a pu être faite, avant celle de M. Onfray, que l'Apôtre avait inventé le christianisme de toutes pièces.

    Cela dit les commentaires de Paul ont une dimension prophétique (eschatologique) que Paul ne parvient pas à élucider entièrement lui-même. Paul est un Juif qui a compris que Jésus, dont il persécutait les disciples, est bel et bien le Messie annoncé par les prophètes juifs.

    Jésus-Christ n'était rien qu'un fils de menuisier sans intérêt, à qui personne n'avait intérêt à faire de la publicité. Le récit de sa vie par ses disciples est truffé d'épisodes symboliques car l'Histoire, au sens moderne, a été inventée par Shakespeare à la fin du XVIe siècle.

    Ce qui s'oppose le plus à la théorie d'un Jésus-personnage de fiction, est le fait que Jésus accuse lui-même le clergé juif et les pharisiens de s'être réfugiés dans une sorte de fiction (l'élection du seul peuple hébreu), éloignée de la Vérité universelle contenue dans les prophéties.

    Il est étonnant que Michel Onfray ramène Jésus à une fiction géniale, féconde, etc., dont le message consiste à dire que l'Amour est inaccessible à l'être humain sans l'intermédiaire de Dieu - encore plus inaccessible que la compréhension par l'homme du monde qui l'entoure. Nietzsche se contentait de dire que l'Amour est fictif, et qu'il n'y a que du désir.

    Dieu est lui-même très souvent fictif, le fruit d'une spéculation humaine ; on pourrait dire que l'Etat totalitaire athée est une telle divinité, fruit du calcul des hommes, très largement artificielle ("L'Etat n'est rien." rappelle justement Karl Marx), mais dont la puissance de subornation équivaut à celle du veau d'or dans la Bible.

    *On pourrait dire que sans les explications de Paul, le dynamisme des évangiles est seulement latent.

  • Orwell ou Jésus-Christ ?

    Je sais que le rapprochement entre l'auteur de "1984" et Jésus-Christ peut surprendre ; ce d'autant plus que Georges Orwell était athée, et que rien ne laisse penser qu'il aurait renié son athéisme.

    Les chroniques de Georges Orwell publiées dans la presse laissent paraître ce qu'il pensait des principales religions encore actives en Europe : le catholicisme, l'anglicanisme et le protestantisme. Son opinion n'est pas très éloignée de celle d'un autre socialiste, Karl Marx, qui les assimilait plus ou moins au folklore, un siècle plus tôt. La culture religieuse de Marx est sans doute plus étendue que celle d'Orwell ; adolescent, Marx rédigea des sermons qui dénotent d'une bonne connaissance de la Bible et des évangiles.

    Si les connaissances de G. Orwell sont plus superficielles dans ce domaine, cela vient peut-être de l'anglicanisme, qui a la particularité, comme le catholicisme, d'avoir été une religion d'Etat ; je parle au passé aussi en ce qui concerne le Royaume-Uni, car la monarchie britannique est désormais assimilable elle aussi au folklore. Les quatre ou cinq dernières années ont montré à quel point le souverain britannique et le pape jouent un rôle mineur, aussi bien sur le plan politique que spirituel. Le pape François et Charles III d'Angleterre n'estiment pas forcément que la Guerre froide est une bonne chose, mais ils se gardent bien de contredire ouvertement la stratégie guerrière de l'OTAN. Le pape hésite peut-être, car la politique occidentale fait courir le risque de catastrophes humanitaires de grande ampleur dans le tiers-monde, où vivent la plupart des catholiques.

    Orwell est tout de même assez cultivé pour ne pas ignorer que la culture européenne a été marquée de façon indélébile par le christianisme, et qu'il est lui-même le produit de cette culture. En tant qu'Européen, Orwell sous-estimait ou ignorait le dynamisme des sectes chrétiennes américaines.

    Un fait remarquable, à propos d'Orwell, et qui m'a fait dernièrement fait penser à ce rapprochement apparemment incongru avec Jésus-Christ, c'est  son isolement - à commencer par son isolement au sein du mouvement socialiste, qui sous l'influence du communisme est devenu peu à peu, au XXe siècle, "le parti de l'Etat". Il y a quelque chose de mystique, de non-pragmatique, dans l'Etat moderne, que G. Orwell a parfaitement synthétisé dans "1984". Le citoyen-socialiste d'Océania accepte de se soumettre à Big Brother au-delà du raisonnable, car celui-ci est investi de l'espoir d'un monde meilleur. Big Brother n'est pas un Etat pragmatique, c'est un Etat érotique.

    Or Jésus est un prophète juif, tellement isolé parmi les Juifs que le clergé juif complota pour qu'il soit jugé comme anarchiste et exécuté. Les apôtres eux-mêmes se cachèrent, car ils craignaient d'être arrêtés et mis à mort. La plus grande hostilité ou le plus grand mépris vis-à-vis d'Orwell,  on le retrouve chez des intellectuels assimilables à une sorte de clergé socialiste.

    Mais surtout l'idée de ce rapprochement m'est venue à propos d'une réflexion d'Orwell sur le totalitarisme et la mentalité totalitaire, assez précisément définie par lui comme le renoncement à "la vérité objective". Il serait naïf de croire, dit Orwell, que l'on peut se tenir à l'écart du phénomène totalitaire. Dans "1984", O'Brien ne permet même pas que Winston Smith et Julia puissent penser contre.

    Autrement dit, il n'y a pas de position neutre, aucune posture de méditation transcendantale qui permette de se tenir réellement à l'écart de l'Histoire. Si vous avez déjà nagé dans les eaux vives d'un fleuve, vous avez dû atteindre cette immobilité qui consiste dans l'équation momentanée de vos forces et de celle du fleuve ; mais, à la longue, on ne peut que rejoindre la rive au prix d'un effort surhumain, ou se laisser emporter par le fleuve, comme la masse est conditionnée à le faire dans un régime totalitaire. Il n'y a que deux mouvements réels possibles.

    Or le Messie, de la même façon, explique qu'il n'y a pas deux voies possibles, et que ceux qui ne sont pas avec Lui sont contre Lui.

    Peut-on imiter, suivre Jésus-Christ sans même s'en rendre compte, en étant "athée" ? La parabole du "bon Samaritain" indique que oui : le Samaritain n'était pas Juif, mais se comportait comme un Juif aurait dû le faire s'il avait compris que la Loi de Moïse n'était aucunement un privilège.

    "Nombre de gens se consolent avec cette idée maintenant que le totalitarisme, sous une forme ou une autre, est visiblement en plein essor dans toutes les parties du monde.

    (...) Pourquoi cette idée est-elle fausse ? Je passe sur le fait que les dictatures modernes, à la vérité, n'offrent pas les mêmes échappatoires que les despotismes à l'ancienne, et sur l'affaiblissement du désir de liberté intellectuelle qu'entraînent probablement les méthodes éducatives des systèmes totalitaires. Mais la pire des erreurs, c'est de s'imaginer que l'être humain est un individu autonome. La liberté secrète dont on est censé pouvoir jouir sous un régime despotique est un non-sens car nos pensées ne nous appartiennent jamais entièrement. Les philosophes, les écrivains, les artistes et même les savants n'ont pas seulement besoin d'encouragements et d'un public, ils ont aussi besoin de la stimulation constante d'autrui. Il est pratiquement impossible de penser sans parler avec quelqu'un. Si Defoe avait vraiment vécu sur une île déserte, il n'aurait pas pu écrire "Robinson Crusoé". D'ailleurs, il n'en aurait pas eu envie. Supprimez la liberté d'expression et les capacités créatrices se tarissent. (...)" G.O. (1944)