Contre-lettre encyclique dédiée à Claire F., moraliste, et Myriam T., dissidente catholique.
J’achève tout juste la lecture de la lettre encyclique de Benoît XVI sur l’Espérance (Spe salvi) que j’ai jugé bon de croiser avec une lecture du Port-Royal de Sainte-Beuve. Où le fameux critique entreprend une analyse, sinon exhaustive du moins sagace, du jansénisme, de ses préliminaires jusqu’à ses chutes.
Sauf à faire preuve d’un négationnisme imbécile, on est forcé d’admettre l’influence du christianisme sur les différents courants de la pensée moderne occidentale. Même Marx, réputé athée, cite souvent le Nouveau et l’Ancien Testament ; quant aux théoriciens de l’athéisme : Diderot, Nitche, Feuerbach ou Sartre, d’une manière ou d’une autre, tous, même si Feuerbach est de loin le plus logique, empruntent le cheminement de la pensée chrétienne avant de s’en écarter.
Le jansénisme lui-même a eu de l’influence sur le christianisme. Port-Royal pouvait, me disais-je, procurer du recul.
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Mais étant donné les obstacles aujourd’hui au dialogue et à la critique historique et théologique, l’esprit partisan qui règne partout, le petit préambule suivant s’impose :
Certains théologiens ont critiqué récemment le principe de l’érection d’un pape au rang de saint, quels que soient ses mérites avérés, afin de ne pas provoquer une confusion entre le spirituel et le temporel.
Il y a la même ambiguïté dans le fait pour un pape de publier des écrits théologiques sous son nom, y compris (surtout ?) des ouvrages de vulgarisation.
Rome conserve le dépôt de la Foi sur lequel l’Eglise est solidement bâtie jusqu’à la fin des temps. Lorsque le pape s’exprime à titre personnel sur des questions théologiques, on risque de le prendre pour infaillible, de le transformer automatiquement en Père de l’Eglise.
Aussi certains fidèles ou clercs idôlatrent-ils presque le pape ; la moindre de ses allocutions devient parole d’Evangile, l’esprit critique tourne à l'apologie.
D’autres fidèles en revanche, sous prétexte que tel ou tel pape tient des propos hérétiques, s'en vont fonder leur propre église orthodoxe.
La coutume multiséculaire du dialogue au sein de l’Eglise, gouvernée par la certitude que “la Vérité rend libre”, semble éteinte… au moment même où l’œcuménisme, le dialogue avec les autres religions chrétiennes est à la mode !?
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Voilà, toutes ces précautions prises, je ne peux m’empêcher de penser qu’on vit une époque, si ce n’est désespérante, du moins foncièrement oiseuse.
Mais Joseph Ratzinger, en tant que théologien, invite lui-même à la critique.
Cela posé, autant le dire franchement, dès les premiers paragraphes mon espoir de voir le pape forger des critères nouveaux pour une nouvelle croisade a été encore déçu. Comment ne pas distinguer dans Spe salvi les accents d’une réforme janséniste ?
D’où Sainte-Beuve. Celui-ci se place assez bizarrement, sans doute pour des raisons de convenance personnelle, du côté des jansénistes, tout en gardant l’œil clair et la mesure.
À propos du jansénisme, Sainte-Beuve recommande de ne pas y voir une doctrine parfaitement cohérente, mais plutôt quelques leitmotivs. Idem pour saint Augustin, le docteur préféré de Jansénius, lu et relu dix fois, qui inspire le plan janséniste.
Le plus simple selon Sainte-Beuve est de voir le jansénisme “grosso modo” comme une tentative de réforme sur les mêmes bases que la réforme de Calvin, hors la rupture avec Rome. L’enquête de Sainte-Beuve porte donc seulement sur le plan spirituel et non historique.
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Quels sont les principaux leitmotivs jansénistes repris dans l’encyclique de Benoît XVI ?
1- La morale, notamment sexuelle, est un leitmotiv de Saint-Cyran et Jansénius comme de Calvin. Jansénius approuve le synode calviniste de Dortrecht (1678) et sa condamnation du pélagianisme. Pélage, contrairement à saint Augustin et à Calvin, ne place pas le péché originel au centre de la religion chrétienne, il ne fait pas de la purge le principe de la vie chrétienne.
De manière caractéristique, Jansénius considère que le péché vient de la concupiscence, de la “libido”, qu’il trie en trois variétés (dont la “libido” du savoir).
À plusieurs reprises, si la traduction française est exacte, Benoît XVI évoque la "saleté" et le besoin de purification, proches de l’idée d’hygiène morale très présente chez Calvin, de l’ascétisme puritain des jansénistes. Il consacre même un paragraphe au purgatoire et au “feu purificateur”, ce qu’une encyclique sur l’Espérance n’impliquait pas forcément.
Le pape affirme d’ailleurs son Espérance dans la justice divine avant tout (n°44-47).
2- En outre Benoît XVI se réclame à moitié de deux théologiens mineurs, Horckheimer et Adorno (n°42). Je ne cache pas qu’avant d’être choqué par l’esprit général de cette encyclique, j’ai été surpris par de telles références dont on peut se demander ce qu’elles viennent faire au milieu de “pointures” telles que saint Augustin, saint Paul, voire Francis Bacon, Luther, Marx ou Kant, auxquelles Benoît XVI fait aussi appel…
Proches du judaïsme, Adorno et Horckheimer sont en effet attachés à l’interdiction vétéro-testamentaire (sic) de façonner des images de Dieu. L’iconoclasme de Calvin, qui a entraîné la destruction de nombreux retables, est encore plus fameux.
Bien sûr Benoît XVI assigne des limites à la doctrine iconoclastes et à l’influence du judaïsme sur le christianisme ; mais comment pourrait-il en être autrement ? Calvin lui-même n’est pas un pur iconoclaste et ses zélateurs ont largement débordé le cadre souhaité par leur chef.
(Il faut à à cet endroit signaler une réalité qui distingue l’Eglise catholique d'aujourd’hui de celle d'hier : elle a presque cessé de produire de grandes images religieuses. Dès le XIXe siècle, ce mouvement était amorcé puisque les meilleurs peintres, Delacroix, Ingres, nonobstant les commandes d’art sacré qu’ils honorèrent, se tenaient eux-mêmes hors de l’Eglise et se voulaient plutôt “libre-penseurs”. Sur ce point l’Eglise aujourd’hui n’est donc pas différente du monde extérieur.)
3- La doctrine "iconoclaste" permet de faire la transition avec un troisième aspect, le plus important, auquel Benoît XVI accorde beaucoup de place, c’est la négation du progrès et de la science. Encore un leitmotiv janséniste, illustré par le scepticisme assez hautain de Pascal, notamment. « Les inventions des hommes vont en avançant de siècle en siècle : la bonté et la malice du monde en général reste la même. » ; le point de vue de Benoît XVI sur la marche du monde (n°24,25) est ici assez bien condensé par Pascal.
(Baudelaire est beaucoup moins sceptique qui dit, lui : « Il n’y a de progrès que moral. »)
Comme il règne à propos des notions de science et de progrès la plus totale confusion désormais, à la suite des saucissonnages de Kant notamment, précisons un peu ; le pape lui-même donne des détails sur sa façon de voir les choses. La science à laquelle il dénie tout pouvoir relativement à l’Espérance, c’est celle de Francis Bacon et de Karl Marx, nommément visés, la Renaissance et le communisme.
De fait le classicisme de Bacon et celui de Marx sont très proches et Benoît XVI n’a pas tort de les rapprocher. Les humanistes de la Renaissance tendent, comme Marx, vers le réalisme et l’objectivité ; et l’image, la métaphore, est au centre de leur méthode dite “phénoménologique”. Pour Marx comme pour les humanistes de la Renaissance, la politique et l’art sont indissociablement liés, comme deux montants d’une même échelle qui mène à la Vérité pour Marx, à Dieu pour Bacon ou Léonard. Marx hérite cette conception de Hegel, lui-même héritier d’Aristote.
Cette négation des effets de la science dite “humaniste” entraîne Benoît XVI à assimiler presque complètement l’Espérance à la Foi. Dans une encyclique sur l’Espérance, la Providence et l’Esprit-Saint ne sont pas directement évoqués !
4- Un éclair de Sainte-Beuve, c’est de comprendre que le jansénisme, pas plus que le calvinisme, ne postule l'idée de prédestination, mais que celle-ci se déduit des idées jansénistes.
L’hypothèse de la "grâce" découle du puritanisme, de l’iconoclasme, de la négation du progrès. Sorti du contexte politique et artistique, l'homme est réduit à son comportement moral ; dans ce schéma la grâce, don gratuit de Dieu, s’impose. Et comme la grâce est manifestement le don le moins bien partagé du monde, l’idée de la prédestination de tel ou tel parachève le raisonnement.
Autrement dit : le jansénisme est le rapport que l’homme entretient avec sa propre “essence”. La grâce est ce qui le relie à Dieu, faute de quoi il étouffe.
L’exemple de l’esclave soudanaise cité par Benoît XVI en exergue de son encyclique est typique. Opprimée par ses propriétaires successifs, Joséphine Bakhita est sauvée par une conversion quasi-miraculeuse en Italie. La politique n’a pas de place dans ce genre de récit où Dieu s’entremet directement : “Deus ex machina” (n°3,4).
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Sainte-Beuve n’a pas tort d’insister sur le manque de cohérence du jansénisme. Car comment concilier la prédestination, la “plus-value” (sic) des grâces, avec le prosélytisme fanatique de saint Paul ?
En effet, si les jansénistes élèvent saint Augustin au rang de l’apôtre Paul, ils n’évacuent quand même pas saint Paul complètement de leur doctrine.
Les jansénistes réussissent le tour de force de ne citer que les versets “existentialistes” de saint Paul, ce qui étant donné son caractère de militant n’est pas facile. Comme quoi les Jésuites n’ont pas l’apanage de la langue de bois.
Benoît XVI cite notamment Ep. 2, 12, où saint Paul parle de l’“homme intérieur”, en liant cette expression de l’apôtre Paul à l’exercice spirituel et à la grâce. En l’occurrence l’homme intérieur dont parle saint Paul dans sa lettre aux Ephésiens est l’homme fortifié par la révélation et confirmé par l’Esprit saint. La force de l’homme dont parle saint Paul lui vient de l’extérieur et non d’exercices spirituels ou de l’ascèse.
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Il convient enfin d’élever le débat au-dessus d’une simple querelle entre le point de vue janséniste et le point de vue classique, d’en rechercher la logique supérieure.
La permanence même de la dialectique, “scientifiques” d’un côté, “sceptiques” de l’autre, consacre à mon sens la rationalité de Hegel.
Apparemment l’encyclique du pape a été plutôt bien reçue dans l’ensemble par le clergé occidental et par ses ouailles (sauf peut-être à Rome même).
Rien de plus logique de la part du mouvement charismatique, inspiré ouvertement par la réforme protestante, et nostalgique lui aussi de l’Eglise primitive.
Les milieux traditionnalistes, proches de feu Mgr Lefebvre, à qui le pape a fait quelques concessions liturgiques récemment sont, eux, plutôt des nostalgiques du Moyen-âge et de saint Thomas d’Aquin ; le décalage vers l’antiquité romaine ne les bouscule pas beaucoup.
Plus largement, la philosophie “existentialiste” occupe le terrain en Occident où chacun peut, à la carte, choisir comme son parfum d'existentialisme ; certains clercs n’hésitent plus à se réclamer de la morale de Nitche (!) ou de celle de Heidegger (!!) ; c’est à la fois parfaitement incongru et parfaitement logique.
Ici c’est Aristote, Machiavel ou Joseph de Maistre qui fournissent l’explication. Lorsqu’on refuse de s’élever au niveau de la politique, on tombe au niveau de la morale, où Benoît XVI se situe, sa conception de la grâce ayant en outre une connotation “capitalistique” (n°35).
Mais la morale sans la politique n’a pas de sens.
La morale janséniste de Benoît XVI, sa théologie, n’est pas libre. Elle est presque entièrement dictée par le contexte politique qui enferme toutes les religions, en dehors de la religion de l’homme pour l’homme, dans le cadre exigü de la sphère morale, pour mieux les étouffer.
Les Etats-Unis incarnent bien cette théocratie d’un genre nouveau où l’homme place sa foi dans la solvabilité de son prochain beaucoup plus que dans sa sainteté.
Au lieu de justifier la nécessité de briser le cercle où la religion dynamique de l’Occident, où le progrès et l’espérance ont été enfermés, comme à force de bêtise, Benoît XVI justifie au contraire de ne pas briser ce cercle !
Au n°42 de sa lettre, le pape écrit : « L’athéisme des XIXe siècle et XXe siècles est, selon ses racines et sa finalité, un moralisme (…) »
C’est ce genre d’idéalisme qui me paraît le plus hérétique, le plus nuisible. L’athéisme, en tant que religion, on ne peut nier que l’athéisme soit une forme de religion païenne, implique une morale. Mais selon ses racines l’athéisme est une anthropologie… chrétienne. C’est-à-dire une théologie !
Chesterton est beaucoup plus près du diagnostic juste que Benoît XVI. Et c’est hélas la théologie de Benoît XVI qui est un moralisme selon ses racines et sa finalité, non pas l’athéisme !
Si le paganisme, au-dessus duquel la raison grecque s’élève en tentant de délimiter l’espace et le temps, si le paganisme antique est un panthéisme, où la Nature a force divine, les penseurs néopaïens, Nitche ou Heidegger, en décrétant la fin de l’histoire et du progrès, ont créé un paganisme nouveau où l’Homme a force divine, une fiction totale (la Nature des païens, elle, est bien réelle), hors du temps et de l’espace, niés absurdement par des sophistes aveugles et sourds : un “gogothéisme”.
On ne peut que se désoler de voir Benoît XVI flirter avec ce genre de philosophies qui déshonorent la pensée occidentale et justifient d’une certaine façon le mépris des musulmans et des orthodoxes pour les démocrates-chrétiens, désormais prosternés devant leurs gadgets.
Renoncer à la Renaissance catholique en échange d’une sorte de nostalgie de l’Eglise primitive incarnée par saint Augustin paraît peu propre à tirer l’Eglise de l’état semi-comateux dans laquelle elle se trouve.
Dans la droite ligne de théologiens français qui, de Baudelaire à Claudel en passant par Bloy et Péguy, ont fustigé le byzantinisme allemand, je définis Benoît XVI ainsi : “Un cardinal qui indique l’Orient.”