"Mon oeil joue le peintre et place la substance de Votre beauté dans le tableau de mon coeur ;
Mon corps est comme un cadre qui l'englobe.
Que la perspective soit l'art du meilleur peintre,
A travers laquelle on pourra reconnaître le talent du peintre
A trouver où Votre véritable dessein gît,
Latent dans mon théâtre,
Dont les croisées sont pourvues du vitrail de Vos yeux.
Maintenant voyons quelles bonnes révolutions "yeux pour yeux" a donné :
Mes yeux ont peint Votre forme et Vos yeux sont pour moi les fenêtres
De mon for, par lesquelles, réjouissant dès l'aube, le soleil mène à Vous contempler jusqu'au milieu ;
Jusqu'à présent les yeux habiles, avides de gloire,
Peignent -mais les seules apparences-, ignorant le coeur."
W. Shakespeare, Sonnet 24 (trad. Lapinos)
La difficulté à traduire Shakespeare tient à ce que son art participe de la vision et d'une science exacte des corps animés et inanimés. La langue anglaise de Shakespeare, souple et peu conventionnelle à l'instar de la langue grecque d'Aristote, se prête mieux à la peinture qu'aux litanies funèbres ; à l'érotisme de la science plutôt qu'au sado-masochisme sentimental (Que le thème du poème "Le Phénix et la Colombe" soit romantique est peu probable étant donné la requalification des sentiments amoureux par Shakespeare en prurit de la politique - et vu que le phénix est dans l'esprit de Shakespeare un oiseau démoniaque. François Hugo a fait une effort louable pour ne pas donner dans la guimauve et la traduction hystérique qui conduit à voir des pédérastes partout dans l'oeuvre de S. Mais l'oeuvre de Shakespeare recèle une métaphysique encore plus cohérente que celle que François Hugo dévoile partiellement.)
Donc la langue de Shakespeare ne se lit pas de gauche à droite, elle est faite pour provoquer l'imagination et l'intelligence comme le dessin, non la rêverie. C'est la raison pour laquelle, faute d'un outil adéquat, le théâtre français ne parvient jamais à retrouver comme Shakespeare la formule apocalyptique des tragédiens grecs, même si Molière exploite dans son "Festin de pierre" le thème de la double face du diable (Don Juan-le séducteur/Sganarelle-le dévôt) cher à Shakespeare. Sans oublier que, question d'anticléricalisme, Shakespeare n'est pas en reste sur Dante Alighieri.
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Plus moderne que l'allemand, le français l'est moins que l'anglais. Peut-on ainsi vraiment aimer Montaigne ET Shakespeare ? A moins de préférer les momies aux êtres de chair comme Proust, cela paraît difficile. Il faut choisir.
Etant donné la profession de foi géocentrique d'Hamlet, l'importance de la forme sphérique en peinture à la Renaissance, les pièces de Shakespeare étant représentées en outre au théâtre du "Globe", je discerne un clin d'oeil au coeur du sonnet 24. Où j'ai mis "théâtre", un autre traduit par "échoppe", faisant référence à l'atelier du peintre. Je ne crois pas tant personnellement que Shakespeare file la métaphore du peintre de bout en bout mais qu'il révèle plutôt le secret de son théâtre et qu'il est, d'une manière différente de Christophe Colomb, lui aussi un "révélateur du globe".
Et Miranda dans "La Tempête" :
- O, wonder!
How many goodly creatures are there here!
How beauteous mankind is!
O brave new world
Thas has such people in't! Et Prospéro son mage de père de répondre :
- Tis new to thee.
"Brave new world" : cette expression reprise par A. Huxley comme titre de son (médiocre) "best-seller" a été justement interprétée comme une allusion au "Nouveau Monde" découvert par Christophe Colomb. Précisément ce monde n'était pas neuf pour François Bacon, auteur de la "Nouvelle Atlantide" et plein d'éloge pour la "sagesse des anciens". Bacon tient que l'Atlantide a réellement existé, et croit dans la valeur historique du témoignage de Solon dans le "Timée" de Platon ; Bacon passe même par le mythe des Atlantes pour expliquer le peuplement de l'Amérique (à noter que les vestiges d'une cité engloutie ont été découverts au large de Cuba où Bacon situe le territoire des Atlantes.
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Il ne faut pas entendre "perspective" ici au sens que lui donnent parfois les muséographes et les archéologues allemands, qui correspond plutôt à la peinture académique et plate de Vermeer, non pas à la peinture de la Renaissance dans laquelle la "perspective" -au sens contemporain- joue un rôle secondaire d'effet spécial dans les grandes compositions ; perspective si secondaire que dans son architecture même, Michel-Ange s'en soucie peu, et lorsqu'il s'en préoccupe, c'est en tant qu'illusion d'optique, pour en jouer ou bien atténuer ses effets. L'idée de la perspective aujourd'hui est inspirée du BTP et des cabinets d'architecture et ne correspond en rien à la mentalité du peintre de la Renaissance.
Sonnet 24 à rapprocher du "Novum Organum" de François Bacon (aphorisme 9, Livre II) :
"(...) Ainsi la recherche des formes qui (par leur nature assurément et conformément à leur loi propre) sont éternelles et immobiles, constituera la métaphysique ; la recherche de la cause efficiente, de la matière, du progrès latent, du schématisme latent (toutes choses qui concernent le cours commun et ordinaire de la nature et non les lois fondamentales et éternelles), constituera la physique. Et on leur subordonnera respectivement une science pratique : à la physique, la mécanique ; à la métaphysique la magie (le mot étant épuré), que je nomme ainsi en considération de la largeur de ses voies et de son plus grand empire sur la nature."
L'empirisme n'est pas ici, on le voit, l'empirisme néo-pythagoricien Galilée ou Descartes, Newton, dont beaucoup d'expériences sont entièrement théoriques, comme les prétendues expériences de Galilée sur la tour de Pise, complètement fantaisistes, ou sa balistique ridicule fondée sur des boulets lancés dans des gouttières ; l'expérience prônée par Bacon est ancestrale et n'a rien à voir avec le gadget technique ou balistique, les conventions algébriques ésotériques de Huygens ou Descartes. L'orgueil laïc est tel qu'au lieu d'écarter carrément Bacon, ce que la place qu'il accorde à la magie par rapport à la physique ou la mécanique oblige n'importe quel commentateur honnête à faire, ou de réserver un traitement à part à Bacon dans l'histoire des sciences, il est NECESSAIRE dans la religion laïque que Bacon soit le père de la science moderne, contre la lettre même de sa démarche scientifique.
Commentaires
je vais le copier pour le lire a l`aise cuila. Tu veux pas mettre la version en anglish en attendant?
Me suis gouré, la traduction par "échoppe" n'est pas celle de François Hugo.
On peut facilement trouver toutes les oeuvres en VO de Shakespeare sur le ouaibe. Quand Céline, après T. Gautier répète que Balzac "n'a pas de style", c'est parce que précisément Balzac comme Shakespeare multiplie les images sans se préoccuper de la mélodie.
Non seulement Shakespeare n'est pas romantique -l'amour platonique et la prostitution sont pour lui de même nature-, mais la théologie de Shakespeare est très largement tendue contre le moyen âge, un moyen âge qui n'en finit pas et que Shakespeare entend manifestement dominer.
C'est pourquoi S. est presque totalement mystérieux pour notre temps qui, intellectuellement, a dévalé la pente de quatre siècles, bientôt cinq, et n'est même pas à la hauteur spirituelle du moyen âge, comme la théorie de l'"inconscient" le prouve.
(Je prépare une note à votre attention sur Shakespeare et Freud, Fodio, car contrairement à cette aveugle de Nadine, vous le valez bien.)
multiplie les images sans se preoccuper de la melodie, ca veut rien dire, on voit que tes pas musicien mon lapin, soit tu mopposes harmonie ou accord avec la melodie soit les images avec...le trait peut etre, je sais pas trop je suis pas peintre, mais images et melodie je comprends pas. Balzac raconte une histoire et son genie, me semble t il, c est que la melodie est partout alors meme qu il ne parait jouer que des accords... mais bon c est peut etre une grosse connerie que je te dis la... sinon elle t a fait quoi Nadine, a part etre une femme?
- Connais pas les termes techniques musicaux, mais sans le mouvement, l'harmonie musicale est impossible. Une succession de points/notes est nécessaire, et peu importe ici le rythme : je n'entre pas dans le détail des différentes harmonies et rythmes musicaux, la musique pour danser ou celle qui se rapproche plus de la poésie, comme fait Aristote pour tenter d'établir une hiérarchie, avant d'écarter la flûte de Pan de l'éducation des enfants (Athéna a brisé l'aulos qu'elle a inventé). Qui dit mouvement dit direction et sens de lecture.
Cependant que l'art du peintre (de la Renaissance) s'oppose, lui, au mouvement. Sa perspective, c'est l'archétype, en quelque sorte - "ce qui ne bouge pas". Ce n'est que dans ce qu'on appelle l'effet en peinture, destiné à séduire et par conséquent secondaire, le jeu des contrastes, que le mouvement intervient, à la limite.
Mais l'art classique cherche peu à séduire ou à raconter quelque chose. Si on veut comprendre la peinture, mieux vaut ne pas s'en faire une idée à partir de la musique et piger le sens des critiques adressées par Ingres à Delacroix ou même Rubens et Rembrandt, qui ne sont à ses yeux que d'honnêtes artisans. Pourquoi ? Parce que le mouvement selon Ingres est destructeur de la beauté.
Le lien avec Shakespeare et l'image, maintenant : sa phrase n'a pas vraiment de sens de lecture. L'ordonnancement des mots ne produit pas réellement le sens, comme c'est beaucoup plus le cas en français. A tel point qu'il paraît difficile de traduire un sonnet sans comprendre sa figure générale, voire le sens global que Shakespeare a voulu donner aux Sonnets qui paraissent tout sauf inspirés par une humeur quelconque. En outre impossible et vain de traduire Shakespeare en tentant de conserver l'effet poétique. "Tout sauf divertir" : telle paraît être la devise de Shakespeare, y compris de Shakespeare-poète. Madame Bovary, ce n'est pas lui.
(A propos de Nadine, elle m'approuve de dire blanc quand je viens de dire noir : j'aime autant les insultes. D'ailleurs chez une femme la petite vertu vaut toujours mieux que la grande, et dans le cas de Nadine j'avais l'impression d'avoir affaire à une sainte de première classe suivie d'une âme de dix pieds de long.)
Magnifiques, votre traduction et son commentaire !
Mais ne serait-ce point : "de mon for" ? (cf. for intérieur, du latin forum)...
Désolé si je vous ai écorché l'oeil ; dont j'espère qu'il n'est pas unique.
N'ayez crainte, j'ai les yeux vifs comme Personne.