Je suis issu d'un milieu catholique romain complètement sclérosé spirituellement, et Shakespeare avec sa belle logique chrétienne m'a aidé à m'échapper de cette prison.
Ce milieu catholique romain est comparable au milieu juif, partagé entre la fidélité à une religion juive archaïque, et l'adaptation au monde moderne, dont la direction est assez floue pour que le moindre scepticisme incite à soupçonner derrière l'étiquette "moderne" un fanatisme religieux débordant, dont témoigne aussi le masochisme du consommateur capitaliste, sous-homme disposé à sacrifier sa vie pour les derniers gadgets "high-tech".
Il faut envisager les génocides modernes comme des dommages collatéraux de la modernité, dans la mesure où les tenants du futurisme sont des propagandistes et des censeurs, oeuvrant activement pour dissimuler cet aspect. Depuis la Libération, l'intelligentsia française est presque parvenue à faire passer la scolastique allemande pour une forme de pensée supérieure, et les jongleries d'Einstein pour l'effet du génie scientifique.
Le plus mondain, le culte moderne l'emporte chez les ambitieux, et les foules soumises à ces ambitieux. Dans les milieux catholiques romains, la tendance moderne résulte d'un emprunt, non pas directement au luthéranisme, mais aux doctrines protestantes mieux adaptées au principe laïc et à l'extinction du monde paysan. Marx a raison de dire que ce n'est pas le protestantisme qui est la cause du capitalisme, mais le capitalisme qui est la cause du protestantisme ou de la "laïcité". Autrement dit c'est la formule institutionnelle protestante que le haut clergé catholique romain a adoptée, non l'esprit de la réforme de Luther, peu compatible avec les visées mondaines de la démocratie-chrétienne.
Ce que les milieux catholiques romains nostalgiques ou "nitchéens", plus attachés à des valeurs paysannes qu'à la vérité chrétienne ne comprennent pas, c'est que l'Eglise romaine dont ils se réclament est, ainsi que l'histoire le montre, l'institution moderne par excellence. Sa nature "d'institution chrétienne", qui la contraint à trahir doublement les principes institutionnels et la vérité chrétienne qui proscrit le jugement de l'homme par l'homme, exige en effet d'elle une métamorphose permanente, et de faire passer cette métamorphose pour un progrès. On voit bien que l'Eglise catholique romaine a une détermination absurde du point de vue institutionnel, puisqu'elle procède du rejet des formes institutionnelles qu'elle a revêtues dans le passé, comme si le droit n'était pas un principe conservateur, le droit excluant l'histoire, et l'histoire excluant le droit.
L'histoire de l'Eglise romaine est impossible, car cette institution est fondée sur la justification incessante d'une autorité morale institutionnelle qui ne peut se fonder sur le message évangélique, qui est, lui, historique, c'est-à-dire le plus dissuasif de la foi et de la raison institutionnelle, en particulier de la foi dans l'avenir.
La consécration par le pape Jean-Paul II du temps comme un facteur de salut, est non seulement antichrétienne, mais elle trahit un plan institutionnel d'unité dans le temps.
Shakespeare n'est pas moderne : la preuve en est que les personnages auxquels les modernes s'identifient, pêle-mêle Ophélie, Roméo et Juliette, Richard II, voire Claudius, sont tous marqués par Shakespeare du sceau de la folie ou de la mort. Si Shakespeare est aussi dissuasif du plan moderne, et annonciateur de la bestialité humaine moderne, c'est parce qu'il est pleinement conscient que le plan moderne se confond avec la religion chrétienne institutionnelle... jusqu'à la fin des temps.
Shakespeare n'est pas païen ou athée, conservateur pour autant, comme l'a prétendu Nitche. La preuve c'est qu'il envisage la fin du monde, en lieu et place de la mort qui, comme le souligne Hamlet, est la perspective paradoxale du païen, ne fuyant la mort que pour finalement la rejoindre, et mener ainsi une existence moins rationnelle que celui qui prend la décision de mettre un terme à sa vie.