Lorsqu'on me demande pourquoi je rédige un essai sur les Gilets jaunes, voici ce que je réponds : - C'est le mouvement politique le plus important depuis la Libération ; il est important que la jeune génération en prenne conscience, et les Français qui ne sont pas encore "cuits".
Quand on lit les témoignages d'anciens meneurs ou simples participants aux émeutes de "Mai 68", il y a un demi-siècle, on s'aperçoit que peu d'entre eux sont conscients de la signification des événements qu'ils ont vécus. Les plus lucides expriment le sentiment d'échec, de ne pas avoir réussi à changer la donne politique. De fait, à la couleur de la carrosserie près, le gouvernement de la France est resté inchangé. Les effets de la société de consommation, comparables à ceux d'un produit stupéfiant, sont plus visibles au XXIe siècle en France qu'ils ne l'étaient en 1968.
Prenons un exemple économique significatif : - Lorsque Simone Veil et le gouvernement de V. Giscard-d'Estaing font voter la loi de dépénalisation de l'avortement, ils entendent explicitement lutter contre l'avortement clandestin et diminuer le nombre de ces avortements. Cette loi a échoué à produire le second effet - or cet échec est, bien sûr, une victoire de la société de consommation (déguisée en féminisme, alors que la loi Veil l'est sans doute plus).
Si l'exemple de la généralisation de l'avortement en Occident est aussi intéressant, c'est parce qu'il se situe en marge du clivage "droite-gauche". Il paraît difficile de qualifier l'aspiration à la consommation d'aspiration "de droite" ou "de gauche". Par ailleurs cet exemple permet de comprendre immédiatement, sans lire le "Capital" de K. Marx, pourquoi la société de consommation n'est pas une société "économique", mais une société qui repose sur le gaspillage, et ce à l'échelle mondiale ; ce gaspillage est existentiel et non économique.
Parus respectivement 36 ans et 20 ans avant le mouvement de "Mai 68", le "Brave New World" d'A. Huxley et le "1984" de G. Orwell élucident le mouvement de "Mai 68" AVANT qu'il ne se produise. "1984" fournit même certaines clefs de son échec (la foi dans l'utopie).
"La première leçon à retirer de l'Histoire, dit humoristiquement A. Huxley, c'est que personne ne tire aucune leçon de l'Histoire."
"1984" répond directement à cette boutade, en montrant que le négationnisme cimente littéralement l'Etat totalitaire, qu'il soit communiste, nationaliste ou démocrate-chrétien-libéral. En ce qui me concerne, j'ai eu la chance de découvrir très jeune que l'Université française est le principal instrument, en France, de ce négationnisme, autrement dit de la fabrique du "roman national".
Ce négationnisme franco-français a constitué un frein dans l'élaboration d'un nouveau récit négationniste, cette fois au service du consortium capitaliste européen, dont les valeurs sont plus américaines que françaises. La nouvelle idéologie s'est heurtée et se heurte encore à la résistance de l'ancienne. Le souverainisme gaulliste ou le souverainisme mélenchonien a une tare majeure : il est pure nostalgie, inapte à s'opposer par conséquent efficacement à l'arbitraire des technocrates européens. Ceux-ci méprisent à juste titre le "souverainisme" comme un folklore, tandis que l'effet d'annonce de la politique protectionniste de Donald Trump a suffi à déclencher la panique dans cette bureaucratie. Disons-le clairement, le souverainisme est payé pour distraire la galerie : il a joué ce rôle au Royaume-Uni (Brexit) et en Grèce (où le gvt d'A. Tsipras a été mis au pas en quelques semaines par la Commission).
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Le mouvement des Gilets jaunes peut se définir comme un révélateur de la dictature molle à laquelle les Français sont soumis depuis la Libération, ce qui fait d'eux des acteurs de cette dictature, tout autant qu'E. Macron ou l'un des experts-comptables qui ont présidé la France au cours de cette période de bilans truqués.
La France depuis 1940 peut se comparer à un paquebot à la dérive, au "Hollandais volant". Une des manifestations de cette dérive est l'incapacité de ses dirigeants successifs d'appliquer le programme sur lequel ils ont été élus (le clivage droite/gauche est, pour cette raison et pas mal d'autres, complètement inepte) ; il est intéressant de noter que Hannah Arendt fait état de cette dérive, plus ancienne encore selon elle puisqu'elle la fait remonter à 1900 au minimum.
Ainsi F. Mitterrand était le plus hostile à la "monarchie républicaine" (déguisement du bonapartisme)... qu'il n'a eu de cesse d'incarner, voire de renforcer. On aurait tort de prendre le glissement de la France sous son règne, de la monarchie vers l'oligarchie, pour du "machiavélisme". S'il y a un point commun entre F. Mitterrand et de Gaulle, c'est sans doute leur mépris pour le gouvernement oligarchique, ainsi que leur défaite face à ce dispositif typiquement américain (c'est-à-dire capitaliste).
Pourquoi F. Mitterrand et son parti n'ont-ils pas joué la carte républicaine ? Les Gilets jaunes qui veulent la jouer doivent le comprendre ; or une lecture intelligente de "1984" permet de comprendre précisément de quoi l'Etat totalitaire est fait, en particulier d'une complaisance pour la dictature solidement ancrée dans l'esprit des citoyens d'Océania. E. Kant et A. de Tocqueville furent capables de dire pourquoi un authentique citoyen est comme un adulte comparé à un enfant ; mais ils n'ont pas été capables d'anticiper le XXe siècle comme une petite musique qui conduit les gosses en enfer et non à s'émanciper. Il y a dans l'utopie une séduction qui est celle de la théorie : c'est pourquoi les intellectuels sont plus soumis que les gens ordinaires à l'utopie.
Comme la jeune génération est avilie dès le plus jeune âge par la société de consommation et son clergé pléthorique, il faut dire que, derrière cette locution apparemment anodine et quasiment eucharistique, se dissimule une société coagulée par la peur et la haine. Les talibans vendent de la drogue à des drogués, et les drogués rêvent d'éliminer leurs dealers, qui se reproduisent nécessairement à l'infini - capitalisme et terrorisme s'engendrent mutuellement - ce sont les secrets que révèle "1984" et que le clergé s'efforce de dissimuler.