Je distingue habituellement deux sortes d'athées. Ceux qui sont sentimentaux, et ceux qui ne le sont pas ou peu. Ainsi, le peu d'intérêt que j'ai pour la littérature de Houellebecq vient de ce que son auteur est manifestement du type sentimental, un sentimentalisme analogue à celui du misanthrope. En disant qu'il est "un écrivain qui vit avec son temps", Houellebecq trahit qu'il est un écrivain entièrement charnel.
Molière nous montre à travers Don Juan le type de l'athée supérieur ou dominant, entièrement dépourvu de sentiments. Cette sorte d'athée connaît souvent une mort brutale et soudaine, la plus désirable quand on ne nourrit pas d'autre espoir que l'espoir de jouissance. Plus désirable, certainement, que le suicide lent et vaguement masochiste qu'acceptent des athées moins raffermis en guise d'existence.
Dans sa critique radicale de la société, il était logique que Molière imagine un personnage tel que Don Juan, beaucoup moins ridicule que tous les autres types sociaux, car se comportant rationnellement et avec courage, n'hésitant pas de temps en temps à défier la mort, bref jouant beaucoup moins la comédie que les personnages qu'il croise ; Don Juan joue seulement la comédie de l'amour, car l'amour est du registre exclusif de la comédie.
Il est tentant de croire que Molière fait l'apologie de Don Juan ou qu'il est derrière ce personnage, comme Shakespeare derrière Hamlet. Mais ce n'est pas le cas, faute de quoi Molière n'aurait pas pu écrire "Don Juan", mais seulement des ouvrages tels que ceux produits par le marquis de Sade.
La démocratie est la victoire de Sganarelle sur Don Juan, ou plus exactement le prolongement de celui-ci par celui-là. La culture bourgeoise prolonge la culture aristocratique comme Sganarelle prolonge Don Juan. La culture bourgeoise a dieu et maître à la fois, comme Sganarelle. Le bourgeois invoque de temps en temps le nom de dieu ou de quelque succédané comme la paix dans le monde, l'égalité des hommes, avant de se remettre au travail sous l'effet d'un coup de pied au cul, flanqué par quelque esprit plus rationnel et indépendant. Mais comme le nombre des sganarelles ne cesse de croître, et celui des don juans de décliner, la bourgeoisie est condamnée à la panique générale et au chaos.