« Dire que t’Serstevens était journaliste au Monde ! » C’est toujours l’effet que ça me fait quand j’en lis un morceau, je suis saisi par le contraste avec les emmerdeurs publics qui sévissent désormais au journal officiel de la République des Traîtres, entre une réclame pour les soutien-gorge Lagerfeld et une autre pour la dernière turbotraction Luxus.
Si les chevaliers d’industrie actionnaires du Monde étaient plus malins, ils se contenteraient de reproduire les vieilles piges des années cinquante.
Voici un petit extrait que Benoît XVI aurait mieux fait de lire plutôt que les niaiseries d’Adorno, Horkheimer ou Heidegger, avant de s’en prendre au classicisme de Roger et Francis Bacon.
LA SCIENCE DES ANCIENS
On peut se demander pourquoi les anciens, qui ont somme toute conduit la géométrie à un tel point de perfection qu’on n’y a presque rien ajouté depuis, n’ont pas songé à en appliquer les principes à la mécanique et à doter ainsi leurs contemporains de toutes les inventions qui nous facilitent - ou nous compliquent - l’existence.
La réponse peut sembler paradoxale : c’est qu’ils ne l’ont pas voulu. Il leur répugnait en effet d’abaisser une science purement spéculative à des applications matérielles qu’ils jugeaient indignes de la pensée.
Les grands philosophes, les plus grands savants, aiment la science pour elle-même, font des recherches pour découvrir la solution d’un problème, mais ne se soucient nullement de la mettre au service de notre commodité. C’est à grand peine qu’on a amené Pasteur à nous faire bénéficier de ses trouvailles : le principe une fois résolu, son application ne l’intéressait aucunement. Il se montrait en cela un génie digne de ce nom, un véritable philosophe.
Nous n’avons aucune raison de considérer comme une légende ce que nous raconte Plutarque au sujet d’Archimède (Vie de Marcellus). Il est certain que ce géomètre, pendant le siège de Syracuse par les Romains, a créé, pour défendre sa patrie, des machines puissantes qui empoignaient du haut des murailles les galères ennemies, les secouaient à les briser ou les enfonçaient dans l’eau, projetaient à de grandes distances des pierres du poids de vingt quintaux, incendiaient comme meules de foin, par le secours de miroirs et de prismes, les navires de la flotte romaine. Au tyran Hiéron qui le félicitait, le grand homme fit cette réponse nonchalante :
- Ce ne sont que jeux de petits enfants…
Une seule fois, deux disciples de Platon, Architas et Eudoxus, se mirent en tête d’appliquer à la mécanique - on la nommait l’organique - les principes de la géométrie. La réaction fut immédiate : PLaton, nous dit Plutarque, fut courroucé de ce qu’ils corrompaient la dignité de la géométrie en la faisant descendre des choses intellectuelles aux choses matérielles ; et les deux disciples furent chassés de l’Académie.
Il n’est pas sans grandeur ce dédain des sages de jadis pour les réalisations, je dirais populaires, qui ont mis la science à la portée des plus petits cerveaux. Mais on peut s’imaginer que si Archimède, Empédocle, Platon et d’autres géomètres ou philosophes n’avaient pas interdit à leurs disciples de matérialiser les découvertes théoriques, des villes comme Athènes et Alexandrie auraient eu, vingt siècles plus tôt, l’éclairage électrique sur l’Acropole, des tramways autour du phare, des hydravions dans leurs ports, des séances de cinéma sur l’agora.
Car ce sont jeux de petits enfants…
A. t’Serstevens, Escales parmi les livres
t'serstevens
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Ruine de l'âme
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Brocante (4)
En lisant cette page d’Escales parmi les livres, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Sarko. Parce qu’il fut longtemps ministre de l’Intérieur ; parce que, président moderne, il a une épouse moderne (c’est-à-dire que lorsqu’elle a ses menstrues toute la France peut le constater) ; enfin, parce que notre Président cherche désespérément une solution à la crise et que t’Serstevens la possède peut-être, qui sait ? Au point où on en est, il ne faut négliger aucune piste.
Rapports de police
« On ne saurait trop consulter, si l’on veut bien connaître les mœurs de l’ancien régime, les rapports secrets de la police, pieusement conservés dans nos archives.
Un bon nombre ont été publiés, parfois sous le manteau, car ils ne se soucient guère de la morale ; mais j’en ai remué des masses dans le réduit de l’Arsenal, non sans le remplir d’un brouillard de poussière qui m’a obligé, en rentrant chez moi, à changer de vêtements et de linge, après une longue savonnade sous la douche.
« Ce qui m’a le plus étonné dans ces documents sans pudeur, consacrés surtout aux relations entre époux de l’aristocratie et à la prostitution élégante, c’est la précocité des filles, qu’il s’agisse des unions légales ou du dévergondage.
Elles se marient, principalement dans la noblesse, à douze, treize, quatorze, quinze ans, presque toutes avant dix-huit. Dès les seize ans elles sont des femmes accomplies, elles gouvernent leurs gens et leur maison, elles reçoivent avec grâce, elles mènent des intrigues, visitent les ministres et les gens de justice, savent les séduire et en obtenir ce qu’elles souhaitent, sans se compromettre, elles tiennent bureau d’esprit, fréquentent les hommes de lettres et correspondent avec eux sans orthographe mais dans la langue la plus châtiée.
À vingt ans, elles ont connu plusieurs maternités, élèvent leurs enfants à merveille, selon les traditions de l’époque, administrent leurs biens fonciers, sont des compagnes tendres et dévouées ou pratiquent depuis longtemps l’adultère. A vingt-cinq ans, elles finissent dans les procès, le jeu ou la dévotion.
« Presque toutes les filles débauchées dont nous parle dans ses rapports le terrible inspecteur Marais entrent dans la galanterie entre onze et quinze ans ; la moyenne, que j’ai pris la peine d’établir, est de quatorze, mais j’ai trouvé plusieurs cas de dix ans. A ces âges, elles savent déjà berner les amateurs, leur soutirer des rentes et des bijoux, conduire de front plusieurs aventures profitables, sans compter les “guerluchons”, se produire sur la scène du Français ou de l’Opéra, animer les petits soupers, bref mener une vie que pas une courtisane de vingt-cinq ans ne pourrait conduire aujourd’hui.
« Je ne sais par quelles méthodes d’éducation on est arrivé, de notre temps, à retarder le développement physique et moral des jeunes filles, sans doute parce qu’on les farcit de connaissances inutiles, au lieu de leur apprendre à vivre, à être, dès les quinze ans, des épouses attentives ou des maîtresses délurées, à parler avec esprit, à marcher avec élégance, à séduire pour le bon ou le mauvais motif, à tirer parti de l’amour honnête ou malhonnête. Pendant des siècles les filles se sont passées de bachot et de diplômes et ont embelli de leur charme, dès leur puberté, une société plus exigeante que la nôtre, plus raffinée aussi, ce qui pourrait bien être la solution du problème. »
Albert t'Serstevens -
Brocante (3)
Escales parmi les livres* : t’Serstevens a réussi trente ans plus tôt là où Charles Dantzig a échoué trente ans plus tard : un recueil de critique littéraire libre, truculente et impertinente. En effet Dantzig n’est ni truculent ni “recueilli”. Parfois impertinent seulement. Courbe descendante du progrès. Du cabotage littéraire de t’Serstevens au cabotinage de Dantzig.
*
Lege sed elige (Lis mais choisis), c’est la devise de t’Serstevens, qu’il n’a aucun scrupule à recopier sur un autre - éloge de la discipline et du style en littérature comme partout. Le même credo que Chardonne, mais une personnalité bien disctincte.
On ne peut pas pousser les murs de sa bibliothèque, il faut donc toujours y faire de la place. T’Serstevens nous aide à nous débarrasser de quelques littérateurs inutiles, sans prendre de pincettes.
C’est Buffon qui écope de la plus sévère raclée. Il en fait l’ancêtre de la science emphatique et inexacte - des évolutionnistes en quelque sorte. Éloge de Réaumur en revanche, modèle pour les créationnistes d’une science simple et désintéressée, qui ne vise pas d'applications prétendûment "pratiques".
Voltaire en prend pour son grade aussi, et Béroalde de Verville, Casanova, l’orthographe, l’alexandrin, Romain Rolland, le romantisme, les frères Goncourt, Chateaubriand, Flaubert, même Pascal et Rousseau.
Rousseau était-il si bête que t’Serstevens le dit ? Et était-il si sensible ? Personnellement je doute de la bêtise de Rousseau, malgré la naïveté de ses recettes politiques, et encore plus de la "sensibilité" du Genèvois, mais les arguments de t’Serstevens sont formulés de telle façon qu’ils touchent. Conclusion sur Rousseau :
« Mais quelle langue ! déliée, souple, naturelle ! Rien de la redondance d’un Chateaubriand. Nul effort : un bonheur cursif, une musicalité tout intérieure. Tant de sincérité, d’abandon apparent, que c’est à peine si l’on peut parler de style.
Mais le style, c’est cela. »
*
Comme j’ai avalé une cuillerée de Claudel pour me requinquer, et que je passai devant la maison de Mallarmé récemment, coincée entre une forteresse et un fleuve, voyons ce que dit t’Serstevens de ce genre de poète :
MALLARMÉ
… Aussi les plaintes et les larmes
D’une enclume en travail d’enfant
Fourniront d’attraits et de charmes
Pour rendre un balai triomphant
Ce n’est pas du Mallarmé, c’est du Berthelot, un facécieux poète du XVIIe siècle, qui intitule ce poème Gausserie.
La chambre ancienne de l’hoir
De maint riche mais chu trophée
Ne serait pas même chauffée
S’il survenait par le couloir.
Cette fois c’est du sérieux, et c’est du Mallarmé.
La bouffonnerie de l’un a le même ton que le lyrisme de l’autre.
*
Je l’ai baucoup admiré dans mes vingt ans, à pouvoir encore, aujourd’hui, me réciter par cœur la plupart de ses poèmes ; mais j’étais un peu sot, un peu snob, soumis à toutes les influences, et sans discernement, comme on l’est à cet âge. Je conçois bien que certains de ses vers ont la pureté et la sonorité limpide du cristal, que d’autres brassent la mordorure des nuages au couchant, ou révèlent une joaillerie inconnue des lapidaires ; mais que de préciosité dans la pensée et dans le verbe ! Que de fioritures et de rococo dans une syntaxe équivoque !
Marque d’un temps, la Belle Époque, qui nous a donné les vases gélatineux de Gallé, les affiches en spaghetti de Mucha, les entrées du Métro, style place Saint-Michel, les majoliques flambées au parfum Pivert, et ces déformations du corps féminin qui faisaient dire à ma grand-mère, en voyant entrer une amie : « Bonjour ma tête ! mon cul viendra demain ! »
*Aux Nouvelles Éditions Latines, rue Palatine, peut-être reste-t-il quelques exemplaires à la cave ? -
Brocante (2)
Massacre d’un écrivain belge à coups de couteau de cuisine… Pour couper un bouquin, il faut un tournemain… que je n’ai pas ! Ou je pousse trop doucement la lame, et dans ce cas la coupe n’est pas nette, ou alors je donne des grands coups francs et j’arrache les coins. Merde. Le plus dur, c’est quand il faut découper un angle.
C’est comme avec les femmes au début, on manque d’entraînement, l’enthousiasme brouille la vue et on commet des indélicatesses. La différence, c’est peut-être que l’enthousiasme dure plus longtemps avec les livres, il y a une plus grande variété.
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Les livres d’occasion de bonne qualité, c’est désormais la denrée au meilleur rapport qualité/prix, où la déflation est la plus nette. La loi de l’offre et de la demande fait que dans l’économie capitaliste les choses de prix n’intéressent plus grand monde, la concurrence est quasi-nulle.
On peut ainsi se soûler de grandes œuvres au nez et à la barbe des démocrates, prêts à débourser, eux, jusqu’à sept euros pour une séance de cinéma, médiocre distraction de deux ou trois heures, voire jusqu’à quinze euros pour un de ces navets de la rentrée littéraire, le dernier Dantzig ou le dernier Dantec. Et je ne prends pas les pires ! Oui, il y a quand même quelque chose de courageux dans le cas de Dantec à exercer ce métier alors qu’il est incapable d’écrire correctement ; je suis sûr que sa mauvaise humeur vient surtout de là, de sa mauvaise posture.
Dans le cas de Dantzig, un critique littéraire prend toujours des risques à étaler son absence de style après avoir étrillé Jean-Jacques Rousseau, Céline ou Barbey d’Aurevilly, même si on pense que les lectrices de Elle ou de Lire n’y verront que du feu, probablement.
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Avant que l’avalanche de la rentrée littéraire ne nous recouvre, avec son lot de méchants nazis et de gentils Juifs récurrents, la énième envolée lyrique sur le 11 Septembre, les odes plus ou moins subtiles au nouveau pouvoir libéral-sarkozyste, la romance existentialiste de telle secrétaire de rédaction chez Grasset ou chez Gallimard, je parie sans prendre de risque que rien de tout ça n’arrivera à la cheville d’Escales parmi les livres du Belge Albert T’Serstevens, paru en 1969, une des dernières années érotiques, sans doute, où on pouvait encore découper les livres vierges avant de les lire.