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Voltaire ou Rousseau ?

Avec le gaullisme, c'est l'idéologie politique de Charles Maurras qui triomphe paradoxalement en 1958 ; paradoxalement, car l'infamie attachée à ce nom depuis la sentence de trahison en janvier 1945 contre lui, n'a pas empêché l'antiparlementarisme, au coeur de sa doctrine, de s'imposer par l'intermédiaire du général de Gaulle (et le soutien du parti communiste !).

Etouffer le parlement pour restaurer l'aura et l'efficacité du pouvoir monarchique est incontestablement un projet maurrassien. Il faut parler d'idéologie ou de doctrine à propos de Maurras, car son système politique ne s'appuie pas sur des connaissances historiques sérieuses. Ainsi le catholicisme a-t-il eu un effet centralisateur puissant (Henri de Navarre ne s'est pas converti pour rien au catholicisme), que Maurras ignore absolument, lui préférant des thèses à la limite du complotisme.

Les maurrassiens "purs" objecteront que le simulacre de représentation nationale gaulliste est plus "bonapartiste" que "maurrassien". La germanophobie de Maurras est à peu près absente du discours gaulliste, comme du discours mitterrandien (gaullisme repeint en rose) pour une raison évidente : il devint une nécessité, après la Libération, pour les élites capitalistes françaises, de s'unir avec leurs homologues allemands afin de résister à la pression de l'URSS et des Etats-Unis. Ainsi la collaboration économique entre l'Allemagne et la France se prolongea-t-elle au-delà du régime de Vichy, sous le couvert de slogans diamétralement opposés.

Le général de Gaulle ne pouvait ressusciter une monarchie héréditaire comme le général Franco en Espagne, compte tenu de la force du parti communiste français sur lequel de Gaulle s'appuyait. La Ve République ne correspond pas exactement au voeu de Maurras, mais elle en est beaucoup plus proche que de l'utopie démocratique tocquevillienne, ou encore du socialisme ; on peut décrire le mouvement syndical français ouvrier comme un mouvement corporatiste (il a perdu assez tôt le soutien financier de l'Union soviétique), considérablement affaibli par la désindustrialisation (celle-ci s'est faite dans l'intérêt financier des cartels industriels français).

Le prétendu "souverainisme" gaulliste tenait au rapport de forces équilibré (du moins en apparence) entre l'Union soviétique et les Etats-Unis : celui-ci procura aux monarques français une marge de manoeuvre plus large jusqu'à la chute du Mur de Berlin. Ils ont perdu ensuite cette faculté de louvoyer. La monarchie française, accouplée à l'Allemagne, n'a pas été capable de retrouver cette marge de manoeuvre, y compris par le biais de la construction d'une Union européenne dont c'était la principale fonction, et dont la guerre d'Ukraine sonne le glas (dès 2014).

Sans doute Maurras est-il un promoteur de la monarchie plutôt que de l'oligarchie, mais rien dans la théorie maurrassienne, pas plus que dans la théorie de Tocqueville (également hostile au gouvernement oligarchique) ne permet d'appréhender la puissance anarchique du Capital et de s'y opposer (on utilise ici le qualificatif "anarchique" au sens de "destructeur de l'économie").

Il n'était sans doute pas dans l'intention de de Gaulle ni de F. Mitterrand de placer la France sous la tutelle de l'empire américain, mais c'est à quoi leur gouvernement monarchique -historiquement- a conduit, la concentration du pouvoir exécutif facilitant le coup d'Etat des oligarques. Rien de plus facile, en effet, de substituer au parlement un clergé médiatique (sous le règne de F. Mitterrand), quand ce parlement est un parlement croupion, composé de députés et de sénateurs qui s'accommodent de cette position.

Il peut sembler paradoxal (donc illogique) qu'une constitution monarchique maurrassienne ait facilité l'américanisation de la France, au point que la victoire électorale de Donald Trump semble avoir plus de conséquences politiques que les récentes législatives, "sur le dos des Gilets jaunes".

En réalité l'écart entre la monarchie française oligarchique et la démocratie américaine oligarchique n'est pas si grand. On comprendra bien vite en lisant Tocqueville que le gouvernement oligarchique des Etats-Unis est la dernière chose qu'il appelait de ses voeux dans "De la Démocratie".

L'histoire des Etats-Unis depuis la guerre civile de Sécession incite à considérer Tocqueville comme un utopiste. Ce que Tocqueville n'avait pas prévu, c'est un développement économique aussi incontrôlable qu'incontrôlé, et qu'aucune formule constitutionnelle ne saurait canaliser. L'économie capitaliste est la constitution véritable des Etats-Unis.

Il y a donc une certaine logique de la part des Gilets jaunes à invoquer les Lumières contre l'absolutisme monarchique de la Commission européenne, son arbitraire technocratique.

Le repli stratégique d'E. Macron sur Bruxelles évoque même le repli de Louis XIV sur Versailles, afin de se protéger du risque d'une révolution, représenté jadis par Paris. En déclarant "la guerre au coronavirus", puis en souscrivant une "dette-covid" colossale pour compenser les effets catastrophiques du confinement, puis en défiant l'économie russe, E. Macron gouverne pour ainsi dire "à distance" de l'Hexagone, comme Louis XIV gouvernait à distance de Paris.

On peut en effet résumer (très grossièrement) les Lumières, sur le plan politique et moral, à une critique de l'absolutisme. Par parenthèse il n'est pas inutile de mentionner que cette critique était partagée par une partie de l'aristocratie elle-même.

La monarchie parlementaire britannique était le modèle de Voltaire, qui fut impressionné par ses fruits (dans le domaine des sciences et des lettres, en particulier), lorsqu'il séjourna en Angleterre. L'Angleterre paraît à Voltaire engagée plus avant dans la voie du progrès que la France. Cependant Voltaire a commis une erreur d'appréciation, en faisant du Quaker anglais le modèle du citoyen "laïc" : la relative laïcité ou neutralité de la monarchie britannique est mieux décrite par la théorie politique de Th. Hobbes ("Léviathan", 1651), chrétienne sans être "fondamentaliste" (ce que les Quakers s'avèreront plus ou moins).

Hobbes s'est efforcé de discréditer la théocratie catholique, son fondement médiéval, tout en disqualifiant la république puritaine, non moins théocratique (dont la République de Genève offrait un exemple).

L'idéal politique de Rousseau est à la fois plus théorique et plus confus que celui de Voltaire, dont le réformisme part d'une réalité existante - la monarchie parlementaire britannique. On peut se demander si Rousseau ne théorise pas la République de Genève comme la République idéale. En somme, tandis que le modèle de Voltaire est anticlérical, celui de Rousseau est dirigé contre l'aristocratie catholique impie.

Th. Hobbes tente de parer le risque des deux idéologies : le risque voltairien d'un athéisme bestial ou "sadien", d'une part, et d'autre part le risque rousseauiste d'un fondamentalisme de la "raison chrétienne pure". On pourrait dire que Hobbes part d'une conception différente du péché pour bâtir son système du Léviathan (l'influence de Francis Bacon est très nette sur Hobbes, du moins sur le plan psycho-social, car Bacon est hostile à la théorie ou la science politique, faisant valoir contre Platon et le Moyen-âge un empirisme politique opposé à la théorie politique.

Mais on ne doit pas perdre de vue que la Révolution bourgeoise de 1789 débouche, dans un premier temps, sur le chaos, quelle que soit la responsabilité du gouvernement de Louis XVI, dont la chute est le prélude à l'instauration d'une dictature ; jamais la France n'aura été plus absolutiste que sous Napoléon Ier. La théorie politique des Lumières est restée pratiquement lettre morte en France (contrairement à ce que prétend Maurras).

Dans un pays neuf comme les Etats-Unis, quasiment un "no man's land", favorablement prédisposé aux Lumières, et que Tocqueville considérait comme propice à l'avènement d'une démocratie, une forme d'absolutisme a très vite émergé sous la pression des "trusts" et de grands consortiums industriels pesant très lourd sur la vie politique américaine en dépit de l'hostilité de ses élites à cette formule antidémocratique, et ce dès le début du XXe siècle, dès la phase plus ou moins anarchique de conquête coloniale achevée. Les idéaux humanistes-rousseauistes des élites américaines cultivées n'ont pas pesé bien lourd face aux appétits voraces des colons européens.

L'extrême violence de l'impérialisme américain au XXIe siècle s'explique sans doute en partie par la violence et l'anarchie qui ont régné au sein d'une nation où la concurrence était perçue comme le moteur du progrès.

La théorie politique de la fin du XVIIIe siècle a donc été mise en échec par la puissance du Capital. Elle a agi, selon le pronostic de Karl Marx, comme une force providentielle échappant à ceux qui se font fort de la maîtriser (la principale fonction de la "science économique" au XXIe siècle est de créer cette illusion de maîtrise).

Le krach de 1929 a eu pour conséquence d'introduire la critique marxiste aux Etats-Unis, tant la soudaineté et la violence de la crise, vécue par les Etatsuniens comme la pire catastrophe du XXe siècle, a stimulé dans cette nation chrétienne le besoin de comprendre le phénomène capitaliste que la théorie politique des Lumières laisse dans l'ombre.

En France la critique marxiste a été censurée efficacement par toutes les institutions qui concourent à une formule politique absolutiste déguisée en démocratie. L'Etat-providence capitaliste a pour conséquence de masquer la réalité économique aux couches populaires : l'ignorance est la contrepartie de l'adhésion du populo à "l'Etat-providence" (le "wokisme" est une religion d'Etat).

S'ils veulent restaurer la république, les Gilets jaunes ne peuvent le faire en médusant les Français, ou en proposant une martingale politique (à la manière de D. Trump) : cela ne vaudrait pas mieux que le truc de "l'homme providentiel" (E. Macron), proposé au citoyen-téléspectateur par les oligarques français en 2017.

Un dernier mot en faveur de Voltaire ; si son idéologie politique est moins brillante que celle de Rousseau (ce Platon chrétien), et moins instructive que celle de Th. Hobbes, en revanche Voltaire a produit une critique efficace du providentialisme dans son "Candide" ; or le providentialisme, sous diverses formes, anime l'absolutisme totalitaire.

L'Etat-providence de type communiste s'avère en effet un providentialisme (un ersatz de théocratie), mais l'économie capitaliste est tout aussi ésotérique, s'appuyant comme le nazisme sur la théorie darwinienne pour faire passer les crises pour un mal nécessaire, malgré ses conséquences sociales atroces. Insistons ici : la propagande capitaliste n'est pas moins abjecte que la propagande nazie - elles sont strictement équivalentes (A. Huxley a utilement posé l'équation de ces deux mouvements génocidaires).

On voit bien que Donald Trump et Elon Musk jouent le coup du providentialisme capitaliste contre le providentialisme étatique, affaibli par la politique étrangère catastrophique du parti démocrate.

A travers Pangloss, Voltaire a fait un portrait très réaliste du type du savant moderne, contribuant activement aux catastrophes politiques modernes - un portrait qui permet de comprendre pourquoi et comment le raisonnement mathématique est d'abord un raisonnement théologique, avant d'être un raisonnement scientifique.

Le totalitarisme ou le système auquel se heurtent les Gilets jaunes n'est donc pas seulement une formule politique, c'est aussi une formule théologique typiquement occidentale, ne serait-ce que parce qu'elle repose largement sur la techno-science. Sans la technologie, il n'y a pas de fascisme. Il y a là une imposture scientifique très tôt dénoncée par Mary Shelley, dans le sillage des Lumières.

Commentaires

  • Ce que j'ai surtout remarqué c'est que Macron utilise à fond ce que j'appellerais la triangulation d'où l'essence profonde du "en même temps" (ce n'est donc pas spécialement du maçonniste toutes ses figures pyramidales qui ont tendance à l'entourer) et pourquoi il arrive toujours à dépasser les paradoxes (et donc surtout le paradoxe que vous soulevez, constitution monarchique = américanisation).

  • Il m'arrive de causer avec des Gilets jaunes qui se disent "constituants" (sur les réseaux sociaux). Etienne Chouard est un des plus connus ; on ne peut promouvoir une constitution tocquevillienne comme remède au coup d'Etat oligarchique EN IGNORANT que l'espérance de Tocqueville a très rapidement été balayée.
    Le programme maurrassien, mis en oeuvre autant que possible par de Gaulle et M. Debré en 1958 (en conservant les symboles républicains), a facilité l'avènement de l'oligarchie, alors que c'était la dernière chose souhaitée par de Gaulle (et même par Mitterrand). La guerre elle-même a habitué les Français à renoncer à une république un peu moins factice que la Ve.

    Le constitutionnalisme représente le danger de l'intellectualisme en politique.

    - E. Macron est le plus gaulliste des présidents de la Ve République, car il a à faire face à la plus grosse crise politico-économique depuis la Libération, et il ne cesse de louvoyer depuis le début à l'intérieur d'une marge de manoeuvre étroite (Sarkozy et Hollande ont été balayés par la crise).
    Le président joue du côté mystique monarchique à fond, entretenu par la télévision. Son truc d'aller à la rencontre du "pays réel" était très maurrassien, même si c'était du bluff. Il ne guérit pas les écrouelles par imposition des mains, mais le coronavirus en menant une guerre sainte contre lui.
    Constitutionnellement la monarchie s'oppose à la démocratie, mais le pouvoir oligarchique se moque bien de la constitution.

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