L'amour du neuf
Dans le domaine de l’art, les préjugés ontologiques triomphent aussi. Distinguer un bon tableau d’une croûte, c’est pas si évident que ça. Un peu d’attention, un peu de patience sont requis, et de savoir faire la part des effets de pinceau de ce qui tient à la capacité d’observation et d’abstraction plus ou moins originale du peintre. On sait l’insistance de Picasso à développer cette capacité d’abstraction jusqu’au foutage de gueule. Mais à trop se foutre de la gueule de ses clients, Picasso a versé dans le parisianisme, il s’est égaré. Il a perdu l’amour-propre indispensable à l'artisan.
La logique a été poussée jusqu’au bout, d’ailleurs. Picasso transformé en marque de bagnole, quelle belle parabole pour décrire l’art contemporain !
J’ai rien contre Picasso en particulier, il a un bon esprit de synthèse, mais vu que Picasso a reçu une formation académique, il est d’autant plus apte à servir d’argument décisif. Il faut donc remettre Picasso à sa place. Picasso c’est le “chaînon manquant” du blabla sur l’art contemporain. Il n'a pas une tête de chaînon manquant, d’ailleurs ?
Pour aplanir cette difficulté, la difficulté d’acquérir un certain discernement en matière de peinture et de sculpture, on a préféré décréter que tout ce qui est neuf en matière d’art est admirable. C’est un critère plus maniable, il suffit de regarder l’étiquette. Et tous ces esprits faibles qui sévissent dans la critique d’art de vous expliquer benoîtement que Titien préparait le terrain à Matisse, ou Ingres celui de Picasso. La “nouveauté” chez Titien n’est que la conséquence de son labeur acharné et pas la cause, bien sûr.
« Les hommes ont un besoin de nouveauté qui les refroidit promptement sur les beaux ouvrages » dit Delacroix. Déjà le “public” commence à gouverner, Delacroix est en pleine tourmente. Delacroix c’est le chant du cygne, mais il sait quand même encore de quoi il parle. Lui-même s’est laissé séduire par la “nouveauté” de Constable. Au-delà de leurs génies propres, ce qui unit Delacroix, Géricault, Ingres, Decamps, c’est de devoir affronter la modernité. Ce ne sont en rien des artistes “expérimentaux”, comme dit la critique imbécile des gazettes, mais plutôt des artistes “désarçonnés”. C’est leur extra-sensibilité d’artiste qui les fait frissonner devant la menace de l’industrialisation et de la production de masse.
Et aussi cette réplique fachiste de Delacroix : « Mais où sont donc vos Phidias ? Où sont vos Raphaëls ? »