Etonnant mélange de la part de W. Kandinsky de la spéculation religieuse orientale la plus abstraite avec le thème de l'apocalypse chrétienne ou du jugement dernier. En effet l'apocalypse oppose à la culture de vie ou la morale pure des civilisations païennes qui dévore l'individu, la force de l'esprit qui peut, seule, le sauver.
Dans l'ère chrétienne depuis plus de mille ans, l'anticléricalisme s'appuie sur l'apocalypse de Jean, qui a toujours le don de susciter chez les personnes les plus dévotes et religieuses une réaction de rejet quasi-épidermique, en raison de leur dépendance à l'espace-temps (= musique), dont le rôle thérapeutique compense l'aliénation religieuse. Bien sûr il est impossible de s'interroger sur le sens de l'histoire moderne, en omettant le fait décisif majeur d'un christianisme contenant le désaveu de l'autorité morale, celle-ci n'étant pas inspirée par Dieu mais par la peur.
- Mais voyons plutôt ce qu'un commentateur moins critique que moi dit de la peinture de Kandinsky :
"Le thème de la grande résurrection ou jour du jugement dernier est le thème apocayptique par excellence. L'apocalypse est le dévoilement visionnaire de la fin des temps : récompense du juste souffrant, et punition du méchant.
Kandinsky souligne la liaison au texte sacré par la présence de saint Jean, auteur de l'Apocalypse du Nouveau Testament. A cela il faut ajouter la présence de l'archange Gabriel dont la fonction est d'expliquer les choses. Le thème précédent se concluait par l'enlèvement d'Elie qui partait dans le soleil dans un char de feu. Mais son retour était annoncé, retour que Jésus reconnaît dans la venue du Baptiste (Matthieu, XVII, 12). Nous voyons ici saint Jean Baptiste après son martyre, tenant sa tête coupée. Il est là pour protéger la foule des Baptisés, le groupe des Elus. Au-dessus de ce même groupe se trouve une forme arrondie qui joue le rôle de la colline supportant la cité spirituelle en train de s'écrouler, ou de la montagne de Sion supportant la Jérusalem terrestre.
Mais en même temps le personnage féminin qui soutient cette forme peut-être identifiée comme la Sainte Vierge qui étend son voile au-dessus des Baptisés. Ce thème est traditionnel dans l'image sacrée orthodoxe, il rappelle l'apparition de la Vierge à Constantinople, où elle étendit son voile protecteur au-dessus de l'assemblée en prière. (...)"
Philippe Sers
- Ce paragraphe comporte deux passages confus, qu'il convient d'éclaircir. L'avènement de la Jérusalem céleste coïncide dans l'Apocalypse avec l'effondrement de la Jérusalem terrestre, comme l'avènement de Jésus-Christ coïncide avec l'effondrement du temple des juifs ; le voile du temple se déchire, signifiant la fin du mensonge religieux.
La "Jérusalem céleste" n'est qu'une autre désignation de cette femme, dite "l'épouse du Christ", que le commentateur identifie de façon vague à la "Sainte Vierge", ce qui vaut tout de même mieux que le mensonge fréquent dans le clergé romain, qui consiste à faire passer l'épouse du Christ dans l'apocalypse pour sa mère. Ailleurs, dans ce blogue, j'ai détaillé le problème que pose à l'Eglise romaine, ainsi qu'à toutes les institutions religieuses subséquentes, la présence dans l'Apocalypse d'une figuration anti-institutionnelle de l'Eglise. Qu'est-ce qu'un clergé remplissant un office séculier peut comprendre à l'apocalypse ? Rien. Il accomplit une oeuvre d'art abstrait de justification des oeuvres terrestres.
- Le triptyque peut faciliter la compréhension d'un christianisme dont la vision historique et anticléricale est triptyque, suivant une progression logique. Le peuple Hébreu est associé à la terre promise (Israël sous la conduite de Moïse) ; Jésus-Christ est associé à sa mère selon l'esprit, la vierge Marie ; la Jérusalem céleste est l'épouse selon l'esprit du christ. L'union est ainsi parfaite, puisque le chrétien de "la fin des temps", qui commence dès la résurrection de Jésus, est à la fois l'époux et l'épouse. Au contraire d'une femme que sa fonction procréatrice "dédouble", amour et vérité réunissent l'homme à lui-même. Comme toujours, le nouveau testament montre les choses de l'esprit opposées à la norme humaine ou naturelle.
La "Jérusalem céleste" ou "le camp des saints", "l'épouse de Jésus-Christ", sont autant d'expressions pour parler d'une même réalité spirituelle.
- Les choses spirituelles sont dans le christianisme, non pas les plus abstraites comme dans la religion égyptienne, babylonienne ou romaine, mais les plus réelles. L'ineptie de Kandinsky est de ne pas voir l'opposition pourtant nette entre l'idéalisation géométrique, dont la fonction est religieuse, et l'apocalypse où prévaut la conception chrétienne finie du temps, la plus imperméable à l'idéologie.
A l'aide d'une peinture faite pour prôner que "tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes", Kandinsky peint le thème du jugement dernier chrétien, sans doute la doctrine qui engage le moins à se fier aux rêveries ou aux spéculations de la géométrie.