Vu que j'ai choisi comme axe de mes études la confrontation entre les eschatologies laïques du XIXe siècle (Hegel et Marx) et l'apocalypse de saint Jean, l'ouvrage de Mircéa Eliade intitulé "Le mythe de l'éternel retour" retient mon attention. J'en profite pour donner ma méthode de lecture :
- Du fait qu'Eliade cite à plusieurs reprises le philosophe nazi Heidegger (dénazifié pour blanchir Sartre de lui avoir emprunté quelque gadget), je peux déduire que je ne tirerai rien de bien substantiel d'Eliade. Le problème d'Heidegger n'est pas en l'occurrence qu'il soit nazi, mais qu'il confonde à peu près Aristote avec Epicure, ce qui pose un problème majeur puisqu'on peut considérer ces deux philosophes grecs comme antinomiques.
Or la Grèce a connu un progrès du mythe de l'Eternel retour vers la dialectique, avant de revenir à l'Eternel retour. Comment Eliade peut-il comprendre clairement une telle évolution dans ces conditions ?
- Et je constate rapidement qu'Eliade prend conséquemment au sérieux l'"existentialisme", qui n'est rien d'autre que la morale capitaliste ou laïque, ce dont Eliade ne semble pas dupe mais qu'il n'énonce pas clairement.
Un toubib me disait un jour que les aborigènes d'Australie n'ont pas de lombalgies parce qu'ils ignorent la définition de la lombalgie ; de la même manière, quiconque vit sous la pression constante d'un pouvoir quel qu'il soit ignore que son existence relève de l'existentialisme chrétien/athée/juif/musulman/sucré/amer.
- Eliade souligne que le mythe de l'éternel retour a un effet psychologiquement rassurant dans les civilisations primitives, un peu comme le nationalisme ou le patriotisme rassurent, c'est moi qui précise ici, en procurant l'illusion aux individus qu'ils partagent avec un vaste groupe -armé et puissant-, un même "karma" (tant que ces enfants ne sont pas eux-mêmes dévorés par leur mère-patrie). De même le mythe de l'éternel retour est-il un peu inquiétant vers la fin, comme les propos du journaliste-philosophe P. Muray le prouvent ; et les drogues plus ou moins dures complètent utilement l'existentialisme.
Si Malraux, par "religieux" voulait dire que le XXIe siècle serait "sectaire", il ne s'est pas trompé ; mais ce n'est que le corollaire de la force centrifuge du capitalisme : à l'intérieur de la grande nef étatique glaciale se forment de petites chapelles pour ne pas mourir de froid. Le tribalisme laïc est à une échelle différente. Le sous-bassement de ces chapelles est souvent beaucoup plus instinctif qu'on croit ; il n'y a pas que les gays qui s'associent en fonction de leurs appétits sexuels ; les partouzeurs vont avec les partouzeurs, les continents avec les continents, ce qui ne le sont qu'à-demi ensuite, etc. Plus la spiritualité est mise en avant, plus on peut craindre que ce soient de vils mobiles qui gouvernent en réalité ces contrats sociaux secondaires.
- C'est donc à faire ressortir le véritable caractère de la pensée dite "historique", opposée aux mythes de l'éternel retour, qu'Eliade se montre impuissant, commettant la grossière erreur de qualifier l'existentialisme d'"historicisme", alors que celui-ci nie au contraire l'histoire. Eliade n'a pas vu que la pensée historique de Hegel n'en est pas une mais reste ancrée dans le byzantinisme allemand. L'erreur d'Eliade est ici d'autant plus grave que Marx, déjà, l'avait relevé.
- Malgré l'avertissement d'Aristote cette fois, Eliade oppose le "cycle païen", "indo-aryen" à la "ligne historique". Qu'elle soit cyclique ou linéaire, une idéologie est une idéologie et renferme forcément un paradoxe. Si seulement Eliade avait lu Aristote plutôt que les conneries d'Heidegger (d'autant plus vicelard qu'il rend hommage à la "Physique" d'A.). La ligne n'est qu'une portion de cercle. Seul les crétins nullibistes yankis, Riemann, Beltrami, Einstein et "tutti quanti" peuvent croire qu'ils ont approfondi Euclide ou Aristote quand ils ne font qu'effleurer sa surface.
Eliade aurait dû dire plus nettement que l'éternel retour et l'histoire ne sont pas opposés comme deux idéologies. Ce qui les oppose est ce qui oppose l'artifice à la nature. Le créationnisme d'Aristote contient bel et bien une pensée historique. Quant à Homère, si le théologien "millénariste" François Bacon (alias Shakespeare) l'a récupéré, c'est bien parce que "L'Iliade" et "L'Odyssée" ont un caractère apocalyptique et historique.
- Pour résumer : Mircéa Eliade critique le mythe de l'éternel retour seulement dans la mesure où il est lui-même sous son emprise. Autrement dit, il est impossible de concevoir une pensée historique qui ne soit pas théologique. Et, à l'inverse, une théologie qui se mélange au mythe de l'éternel retour n'est pas une théologie mais une généalogie déguisée en théologie. Là où l'erreur quasi-algébrique d'Eliade est encore perceptible, c'est qu'on voit bien que la pensée marxiste, conçue comme une pensée linéaire, demeure statique et finit par retomber au niveau idéologique de Hegel : c'est Althusser ou Balibar.