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  • Marx contre Mélenchon

    Le capitalisme se présente à peu près comme un nouveau destin, un phénomène sur lequel le discours politique n'a pas de prise. Deux ou trois générations de Français et d'Allemands ont été bernées par le discours écologiste, et continuent de l'être puisque l'irrationalité de l'économie capitaliste interdit une gestion raisonnable des ressources humaines et naturelles. Le discours écologique se présente donc comme une ruse capitaliste.

    En même temps que la critique du capitalisme a disparu du débat public, le nombre de ses victimes n'a fait que s'étendre : la classe moyenne française ne peut plus ignorer que cette économie ne repose pas seulement sur l'exploitation de travailleurs chinois, indiens, ou africains, elle a en outre des conséquences antisociales dans les pays développés. On peut traduire le large mouvement des Gilets jaunes comme un mouvement de ras-le-bol du capitalisme ; la diversité d'opinion des manifestants ne fait que traduire la diversité des sensibilités ; ainsi, les "antivax" sont particulièrement sensibles aux effets délétères de l'économie capitaliste sur la santé publique.

    La critique marxiste n'a donc rien perdu de son actualité, un siècle et demi plus tard. Je viens d'en donner un exemple : elle permet de déceler facilement que l'écologie politique est une grossière supercherie ; le primat irrationnel de l'énergie nucléaire porte la marque de l'économie capitaliste ; précisons, pour les Gilets jaunes qui n'en auraient pas conscience, que le développement de l'énergie nucléaire s'accorde le mieux avec le principal irrationnel de croissance à l'infini.

    Venons-en au sujet qui justifie le titre de ce billet : l'éradication par les partis populistes de la critique marxiste. Il me semble inutile de s'attarder sur la rhétorique simpliste de Marine Le Pen et Jordan Bardella, qui consiste à poser l'équation de la critique du capitalisme et du communisme révolutionnaire. Le parti de Le Pen, depuis ses premiers succès il y a une trentaine d'année, est celui des idiots utiles du Capital : le qualifier de "fachiste" serait oublier que le fachisme est une conséquence avant d'être une cause de catastrophe politique. Si la critique marxiste du roman national républicain a été censurée, ce n'est certainement pas à cause des idiots utiles du Front national.

    On connaît les modalités de défense de la classe moyenne par les partis subventionnés par des oligarques pour tenir en respect la classe moyenne : elles consistent à confier le destin de la classe moyenne à la Commission européenne, elle-même sous tutelle de l'OTAN.

    Les électeurs de Jean-Luc Mélenchon sont moins hostiles a priori à la critique marxiste que ceux de Le Pen ou Macron, mais ils l'ignorent absolument, pour une raison que l'on peut élucider d'emblée : J.-L. Mélenchon est d'abord le représentant de la fonction publique, et non de la classe moyenne. Cette dernière subit les conséquences de l'incapacité de l'Etat capitaliste à se réformer, que les fonctionnaires ont tendance à ignorer, comme si l'Etat capitaliste totalitaire se limitait à la police et l'armée ; la logocratie, dont G. Orwell a fait le thème central de sa dystopie, se présente avant tout comme une police de la pensée.

    Le thème de la "souveraineté populaire" et du "suffrage universel", qui font partie de la rhétorique de LFI, participent de cette police de la pensée, tout comme la théorie révolutionnaire de conquête du pouvoir par les urnes, dont le cousin grec de J.-L. Mélenchon, A. Tsipras, a naguère démontré l'inefficacité.

    Le parti de J.-L. Mélenchon se présente comme le principal moyen de censure d'une critique marxiste qui n'épargne pas l'Etat républicain et ses institutions bonapartistes. Le gaullisme ou la Ve République se présentent du point de vue marxiste, comme un phénomène de sclérose bonapartiste : en effet les élites françaises, autoproclamées "libérales", n'ont pas su mettre à profit la période des "Trente glorieuses" pour assouplir l'absolutisme de l'appareil d'Etat, que seuls justifiaient les désordres consécutifs à la Seconde guerre mondiale.

    On a bien entendu parler de "mammouth" à propos de l'Education nationale monopolistique, mais rien n'a été fait concrètement pour la réformer. L'absence de liberté politique a été dissimulée derrière l'alternance "gauche-droite", principale cause du mouvement des Gilets jaunes, qui s'opposent à cette pseudo alternance comme "Mai 68" s'opposa au régime gaulliste.

    Ce sont le plus souvent des militants de Mélenchon, abrutis par de pseudo-économistes, que l'on entend dire que "la dette n'est pas un problème" : ils sont, sur ce plan, plus capitalistes que les oligarques capitalistes eux-mêmes. En effet, si l'endettement n'est pas un problème, alors le capitalisme n'en est pas un, puisque l'endettement à l'infini EST le b.a.-ba du capitalisme financier, tout comme le "bitcoin". Il faut préciser que ce sont là deux modalités financières, à la fois extra-économiques et purement mathématiques.

    Le capitalisme étatique, qui est la doctrine antimarxiste de J.-L. Mélenchon, est une sorte de cigarette dotée d'un filtre : elle retarde peut-être l'effet du cancer, mais elle a l'inconvénient de le dissimuler mieux qu'une cigarette sans filtre.

    Disons pour conclure pourquoi la critique marxiste s'oppose au "partage équitable des richesses" : non seulement elle permet de comprendre pourquoi la théorie d'un Etat honnête régulant un Capital malhonnête est une leurre, mais la critique marxiste s'oppose à la théorie totalitaire du bonheur quantique, proportionné aux revenus du Capital.

    L'égalitarisme n'est autre que la formulation juridique du bonheur quantique totalitaire. La critique marxiste rejoint sur ce point Orwell : l'illusion égalitariste est un mirage capitaliste - pire, un nihilisme déguisé en idéalisme : c'est le chiffon rouge agité par le toréador pour mieux planter ses dards dans le taureau : le peuple, réduit à une masse.

    Bien mieux que J.-L. Mélenchon qui s'assied dessus, la critique marxiste est propice à restaurer l'esprit critique des Français, face à un régime oligarchique qui s'époumone en discours démagogiques divers et variés. La dissolution de l'Assemblée n'est pas une tactique du chef de l'Etat seul : c'est un moyen constitutionnel typique d'une institution bonapartiste, cautionnée par l'ensemble de la classe politique et au-delà. Le risque de "guerre civile" vient du sommet de l'Etat, et cela depuis Napoléon III, qui la déclencha.

    Mélenchon et ses militants antifachistes romantiques feraient mieux de se souvenir que, si les massacres de la Commune de Paris sont imputables à Napoléon III et aux industriels qui le soutenaient, la Commune était vouée à l'échec, un échec dont le petit peuple de Paris a payé le prix, exactement comme la ligne de défense ukrainienne paie le prix de la rivalité sinistre entre le bloc russe et le bloc OTAN.

    Les Gilets jaunes ont montré l'exemple bien plus utile d'une résistance passive aux injonctions de l'oligarchie et ses employés. En participant aux élections européennes, les partis de Le Pen et Mélenchon ont rétabli la Commission dans ses droits et piétiné la défiance utile répandue par les Gilets jaunes.

    Mélenchon et Bardella se plaignent des maléfices d'un système qu'ils contribuent à alimenter : ils entraînent une partie de l'opinion publique sur le terrain de la tactique électorale où l'oligarchie et ses employés n'ont de cesse d'entraîner les Français.

  • Simone Weil au bac

    Les élèves de terminale devaient composer cette année, lors de l'épreuve du baccalauréat de philosophie, sur un thème de prédilection de Simone Weil (1909-1943) : l'Etat ou la science, ou encore la condition ouvrière (commentaire d'un texte).

    Simone Weil n'a pas produit comme Shakespeare une pensée philosophique complète ; mais son indépendance d'esprit et son anticonformisme méritent d'être salués, et ce d'autant plus que les profs de philosophie sont désormais aplatis devant l'Etat, prêchant la bonne parole des cartels sur les plateaux de télévision ; de cette valetaille, Simone Weil fut l'antithèse.

    Son meilleur essai (le plus cohérent), "Réflexion sur les Causes de la Liberté et de l'Oppression sociale" (1934) est le plus "orwellien". L'auteure y met en évidence la force oppressive de la Culture, en lieu et place de la Nature. La tyrannie moderne incite, de fait, à se prosterner devant la Culture. Sans théoriser la "société du spectacle", Orwell a montré que Big Brother est un Etat absorbé par la production d'une culture bas-de-gamme, au niveau du confort intellectuel ; la "novlangue", conçue par les linguistes, est aussi une production culturelle conçue pour éradiquer l'esprit critique. Le terrorisme intellectuel a changé d'étiquette plusieurs fois en France depuis les années 1950, mais il est constant, prenant des formes plus ou moins subtiles.

    L'Etat moderne totalitaire est un instrument d'oppression du peuple par les élites dominantes : Simone Weil explique pourquoi et comment cette fonction est liée à l'illusion d'une domination de la Nature par la technologie.

    Cependant la critique du marxisme par S. Weil me paraît incompréhensible et hors sujet. Non seulement K. Marx a annoncé la destruction des cultures traditionnelles sous l'effet de l'économie capitaliste (ce qui n'est pour Marx ni une mauvaise chose, ni un progrès, mais un phénomène historique), mais il a prédit la "réification" de l'être humain. Marx a même démontré l'inaptitude du droit à réduire les inégalités, éventant ainsi le subterfuge de la sociale-démocratie, qui se double malheureusement souvent d'une ruse chrétienne (on pense ici en particulier à la ruse de la "doctrine sociale de l'Eglise catholique", ou à la ruse des supporteurs chrétiens de D. Trump).

    Dans sa critique de la physique quantique, adjacente à celle de l'Etat totalitaire, Simone Weil n'est pas loin de définir ce discours scientifique comme un "newspeak" défiant l'entendement. Malheureusement incomplète, la critique de Simone Weil a le mérite de souligner la démission de la philosophie face à un des aspects les plus dangereux de l'Etat totalitaire technocratique, et l'hypocrisie des prétendus "comités d'éthique scientifique".

    Sur le plan religieux, Simone Weil n'est pas loin du célèbre hérétique Marcion, qui croyait le christianisme fondé sur le rejet du judaïsme, quand la véhémence du Christ est dirigée contre le clergé juif, c'est-à-dire la trahison de l'esprit de la Loi de Moïse.

    L'hérésie de S. Weil est plutôt un errement : la méfiance de S. Weil vis-à-vis du clergé catholique peut se comprendre, dans une époque où il est s'est fait le complice de la barbarie capitaliste et de l'esclavage des ouvriers dont la condition lui semblait, comme à Marx et Engels, inhumaine ; le sentiment de culpabilité d'une partie du clergé catholique a d'ailleurs engendré en son sein un mouvement de prêtres-ouvriers (à un stade de la division du travail où l'esclavage le plus dur avait déjà été délocalisé en Chine ou en Inde).

    Athée et socialiste, tout comme Orwell, S. Weil n'était pas beaucoup moins dégoûtée que lui par le personnel ecclésiastique ; mais elle a été conquise par la doctrine pacifique de Jésus-Christ, qui contraste singulièrement avec la violence barbare de la bourgeoisie judéo-chrétienne.

    Le rejet de la religion juive, sous prétexte de la violence de l'Ancien testament, est surprenant de la part d'une helléniste comme Simone Weil, car la sagesse grecque passe aussi par des fables et des récits violents. Les héros grecs subissent la violence des éléments sataniques, mais ils exercent eux-mêmes souvent une violence symbolique, y compris Ulysse ; il ne faut pas oublier non plus la colère du Christ contre les Juifs et ses propres disciples, quand ceux-ci trahissent la Parole - colère qui prolonge celle de Moïse face aux Juifs idolâtres.

  • Au coeur des ténèbres

    Il faut remercier les romanciers qui nous entraînent au coeur des ténèbres : L.-F. Céline, V. Gheorghiu, et bien d'autres ; je cite deux romanciers que j'ai eu la chance de lire alors que j'étais encore adolescent. Les romanciers britanniques ont la capacité de vous entraîner au fond du gouffre, tout en faisant preuve d'humour, ce qui est sans doute shakespearien. En effet le tragédien a fait éclater la bombe de l'humour au beau milieu d'une époque extrêmement violente elle aussi, où des chrétiens faisaient brûler d'autres chrétiens au nom du christianisme.

    Contrairement aux films montrant l'horreur de la Shoah, ces oeuvres ne désignent pas d'autre coupable que la bêtise humaine. En diabolisant Hitler, on lui a fait une publicité inutile ; rien n'est plus séduisant que le diable, d'ailleurs, tandis que le catéchisme est ennuyeux.

    Les romanciers qui nous entraînent au coeur des ténèbres du XXe siècle ont le mérite de ne pas dissimuler l'ampleur du mal ; on ne s'attaque pas au mal en traitant son voisin de fachiste ou de communiste.

    Huxley et Orwell sont les plus dissuasifs de croire que la barbarie occidentale prend fin en 1945, suivant la légende dorée. Hannah Arendt a expliqué pourquoi le crime d'Eichmann était banal (il est étatique, et l'Etat moderne totalitaire abolit l'éthique), et certains propagandistes sionistes ou communistes ont tenté de la censurer par calcul.

    Bien sûr on peut préférer l'opium, un opium quelconque permettant d'ignorer le trou vertigineux de la bêtise humaine ; ou on peut le colmater avec Dieu ou le Hasard, Allah, toutes les religions épiméthéennes, dans leurs versions traditionnelles ou chimiques - le trou béant n'en est pas moins là, menaçant pour tout le monde.

    Montrer, exhiber la bête humaine est donc salutaire.

    J'ai connu un type qui revenait tout droit de l'enfer : il n'en avait pas une connaissance livresque, mais bien réelle ; il y avait été plongé subitement à l'âge de l'innocence, comme un enfant voit soudain ses parents volatilisés par un tir de roquette. Le temps avait fait son effet cicatrisant, mais pas complètement : la joie le mettait très mal à l'aise ; je crois qu'elle lui paraissait un mensonge, de la pacotille en comparaison de l'or noir des ténèbres, dont l'éclat s'était fixé dans sa mémoire.

    Ceux qui ont voyagé jusqu'au bout de la nuit, et qui en sont revenus pour nous avertir du danger, sont donc nos frères.

  • Pourquoi pas sioniste

    - Qu'est-ce que j'en ai à faire de la shoah, me disait récemment un jeune type d'une vingtaine d'années, je ne m'en sens pas responsable, pas plus que du bombardement d'Hiroshima !?

    - Oui, lui répondis-je, il serait plus logique que tu te sentes responsable des noyades de migrants organisées par les institutions européennes ici et maintenant.

    - Organisées ?

    - Oui, dans le sens où les institutions européennes sont une organisation économique et sociale, qui place manifestement la "valeur travail" au-dessus de la "vie humaine", comme faisait le régime nazi. Les migrants ne sont pas sur des embarcations surchargées au milieu de l'océan par hasard. Le hasard est une explication dont seuls les imbéciles du calibre d'Eichmann se satisfont.

    - On ne peut pas comparer quelques milliers de migrants noyés en mer parce qu'ils avaient l'espoir de trouver un travail clandestin et ont pris la mer au péril de leur vie, et le sort de millions de Juifs...

    - Sur ce point il te manque un peu de recul. D'abord, les milliers de noyés ne sont que les morts faciles à compter : l'esclavagisme contemporain fait beaucoup, beaucoup plus de morts, et dans des circonstances souvent bien pires que la noyade, qui dans la Manche est précédée d'un engourdissement anesthésiant. Ni toi ni moi ne tiendrions bien longtemps dans l'une de ces mines où l'on extrait des minerais essentiels à la production de tas de gadgets. Idéalisée en Occident, la prostitution dans la banlieue du paradis occidental est une déchéance difficile à supporter... Il y a quelque chose d'assez propre dans la noyade, en fin de compte.

    C'est un peu comme le nombre de morts au cours des guerres modernes : on devrait se contenter d'une fourchette si on essayait de comptabiliser les victimes collatérales de cette organisation du travail à l'échelle mondiale.

    - Je ne vois toujours pas le rapport avec le nazisme...

    - Eh bien, mais le nazisme est une culture industrielle avant tout, qui faisait la promotion du travail à l'entrée des camps : "Arbeit macht frei", exactement comme les leaders judéo-chrétiens aujourd'hui.

    - Mais je ne vote même pas pour ces f. institutions européennes et les enc. qui siègent là-bas !

    - Fils de pute.

    - Hein ?

    - "Fils de pute" est plus théologique ; le détournement des Ecritures saintes est assimilé à la prostitution. Fils de putes les croisés qui partaient "délivrer le tombeau du Christ" ; fils de pute les "judéo-chrétiens" qui font passer leurs calculs pour la vraie Foi et lisent la Bible en propriétaires. Ils devront affronter la colère de Jehovah-Yahveh.

    - Euh, excuse-moi, mais je n'y crois pas trop...

    - Sur ce point tu manques encore un peu de recul. Puisque tu ne mets pas ton bulletin dans l'urne, c'est de la complicité passive et non active. C'est à peine mieux : on peut dire que tu t'en laves les mains.

    - Je ne peux quand même pas attaquer le parlement européen à la mitraillette : les représailles seraient terribles !

    - En effet, il a été appliqué un ratio de un pour quinze environ par les sionistes ; quinze Palestiniens pour un Juif tué ; pas loin du tarif nazi appliqué aux terroristes. Et après ça on trouve des gugusses pour écrire que la démocratie-chrétienne est un peu mollassonne ! Les leaders démocrates-chrétiens ne sont pas plus mollassons qu'Eichmann, si on étudie la chose de près. L'hypocrisie les rend encore plus dangereux. L'Etat atténue le sentiment de culpabilité des criminels de guerre modernes. Plus l'Etat est une personne morale puissante, moins ses fonctionnaires ont de moralité. Ils ignorent même ce qu'est la moralité ; ils se contentent de gravir les échelons sans se retourner.

    - On est forcément tous complices ; l'organisation économique nous rend tous complices.

    - C'est ce que je disais récemment à des Témoins de Jéhovah : on ne peut pas se contenter d'attendre le Royaume de Paix en percevant les dividendes du Capital ; on ne peut pas se soustraire à l'Enfer comme ça.

    - Si même les Témoins de Jéhovah sont pourris...

    - Je ne dis pas ça ; je dis qu'on ne peut pas se contenter d'attendre... surtout quand on a vingt ans et qu'on a le goût de l'action.

    - ...ce qui suppose d'être capable de résister aux mille tentations de faire le mariolle.

    - Exactement, c'est le piège de cristal. Vous êtes tous, dans ta génération, censés crever des illusions qu'on vous injecte dans les veines. Celui qui ne vit pas de rêves représente une menace.

  • Balzac contre le Monde

    Comment un type aussi mondain, aussi gonflé d'illusions qu'Honoré de Balzac, a-t-il pu produire un monument littéraire, la Comédie humaine, qui contribue aussi peu à la gloire du monde et de la bourgeoisie ? C'est à peu près l'angle d'étude choisi par Stéphane Zweig dans sa célèbre biographie intitulée, "Balzac ou le Roman de sa vie". Le génie de Balzac repose sur un paradoxe : comment un homme aussi optimiste, dont l'optimisme écoeura jusqu'à ses amis les plus proches, a-t-il pu produire autant de chefs-d'oeuvre inoubliables ?

    L'optimisme permet en effet de gagner trente-six fois de suite le tournoi de Roland-Garros, de devenir multi-millionnaire en quelques mois, de participer à la fabrication de la bombe A, de gravir les treize sommets les plus élevés du globe en six mois... toutes choses que l'on s'attend à voir un type plein d'entrain comme Balzac accomplir ; mais, si l'optimisme est le carburant de la performance, il ne permet pas de produire une oeuvre d'art, quelque chose d'utile à la société, comme la boussole, l'hygiène médicale ou la littérature, qui permet à l'humanité de se connaître elle-même, dans sa bassesse comme dans son héroïsme, et ainsi de progresser.

    Zweig nous fait partager sa stupeur devant un tel phénomène ; les meilleurs amis de Balzac, et les quelques femmes qui l'aimèrent, furent les témoins effarés de cette monstruosité. Sans doute y a-t-il toujours quelque chose de monstrueux dans le génie authentique : la pudeur excessive des femmes, qu'elle soit innée ou l'effet de l'éducation, les empêche d'être des artistes véritables ; chez les quelques femmes qui le furent néanmoins, s'affranchissant des réflexes de leur espèce, on trouve une audace inhabituelle. George Sand donne presque toujours le conseil à son ami Flaubert de ne pas prendre de risque, et Flaubert était pourtant loin de foncer tête baissée en avant comme Balzac !

    Les relations amoureuses de Balzac, presque toujours avec des femmes mariées issues de l'aristocratie, évoquent donc le conte de "La Belle et la Bête". Balzac ne cherchait pas la grâce dans la beauté physique, mais dans l'origine aristocratique de ses conquêtes.

    Balzac est un génie paradoxal, une sorte de Dr Jekyll et Mr Hyde, moine discipliné la nuit, enfermé dans son cabinet de travail avec plumes, encre et papier, distillant la vendange des choses vues à la lumière du jour, et spéculateur fou et imbécile le jour. Zweig suggère que la niaiserie de Balzac était peut-être due à l'extrême concentration dont il faisait preuve au cours de ses heures de veille. Balzac n'a pas plus de moralité qu'un marin breton ou qu'un prêtre catholique ; il progresse en tirant des bords extrêmes, et lorsqu'il n'aura plus la force physique de ce grand écart, il s'éteindra au seuil de la comtesse de Hanska, qu'il se représentait comme un havre de paix, une femme-giron ; cette grande dame par la taille de son arbre généalogique était flattée du désir d'une telle comète pour sa personne assez insignifiante, bien que très titrée. Il faut dire que Balzac était parvenu au sommet de la gloire, à l'échelle de l'Europe, pour ne pas dire du monde, en un temps où les romanciers étaient encore considérés comme des philosophes.

    Au contraire des femmes qui partagèrent la vie agitée de l'homme Balzac, ses lecteurs aiment la lucidité de son regard ; du moins est-ce le cas de Zweig, de Barbey d'Aurevilly, de Karl Marx, de Paul Bourget... de tous les lecteurs capables d'établir entre les romans d'Alexandre Dumas et ceux de Balzac une hiérarchie. Eugène Delacroix se demandait comment son ami A. Dumas pouvait écrire des choses aussi niaises ? La réponse tombe sous le sens : parce que Dumas ne se préoccupait pas d'art, mais de vivre. La seule ambition de Dumas était de jouir de ses rentes.

    Zweig note qu'avec les années, à force d'accumuler les expériences le plus souvent pénibles, les romans de Balzac sont de plus en plus crus, et leur tonalité sentimentale parfois exaspérante s'estompe.

    On doit voir Balzac comme un entrepreneur de littérature à ses débuts, et non comme un apprenti-poète à l'instar de Flaubert. La comparaison avec Flaubert, qui n'est pas dans Zweig, permet de mieux comprendre Balzac au plan de la méthode. Balzac procède presque d'un empirisme pur ; il n'a pour ainsi dire pas de modèle : Corneille et Racine sont avant tout synonymes de gloire à ses yeux. Il tâchera en vain d'en imiter les vers. Le véritable modèle de Balzac, c'est... Napoléon - c'est-à-dire un modèle d'entêtement et de volonté. Napoléon, qui n'a jamais ajouté à l'art ou à l'intelligence humaine, qui fascine mais n'intéresse personne. La gloire posthume de Napoléon s'ancre dans la bêtise humaine, qui prendra au XXe siècle des proportions tragiques (conduisant d'ailleurs S. Zweig au suicide).

    L'admiration de Balzac pour l'ambition de Napoléon permet de souligner un autre aspect du paradoxe balzacien : alors que sera reconnu à Balzac le talent de peintre d'Histoire, il écrit dans la langue d'un peuple qui méprise l'Histoire, lui préférant les récits épiques dans des décors de carton-pâte, préfigurant le cinéma et le roman nationaliste. Suivant cette fantaisie bien française, Balzac remisera cette admiration enfantine pour Napoléon au profit de convictions légitimistes tout aussi fantaisistes, mais plus propres à servir ses ambitions amoureuses.

    Flaubert, quant à lui, a Goethe dans le viseur, et se retiendra de publier quoi que ce soit qui ne soit pas digne de son ambition artistique ; il n'a pas le même besoin de s'émanciper par l'argent que son aîné, ce besoin qui poursuivra Balzac toute sa vie, le rendra le plus souvent malheureux, mais aura pour effet de cravacher sa volonté.

    Mais, au stade de la préface de la Comédie humaine, ce n'est plus le même Balzac que le Balzac inexpérimenté et brouillon des débuts ; il n'a toujours pas de style, mais au moins il a une oeuvre, universellement reconnue.

    L'effort de Balzac pour devenir millionnaire ET un grand homme de lettres, simultanément, a transformé son existence en fuite haletante, entrecoupée de plages d'un travail nocturne harassant. Mais B. était conscient que l'on ne peut pas creuser profondément deux sillons en même temps, et il avait choisi le sillon de la littérature, sans arriver à se défaire du vice capitaliste de la spéculation, véritable aspiration au néant.

    Selon Zweig, Balzac aurait été richissime s'il s'était sérieusement attelé à ses affaires au lieu de se dédoubler, car il avait un certain flair, et d'autres, plus appliqués, sur ses intuitions ont bâti des fortunes. Il est certain que l'argent ne pouvait suffire à combler l'esprit d'un Balzac comme il comble celui d'un Bernard Arnault, d'un Bill Gates ou d'un Elon Musk.

    Le dilettantisme de Balzac dans le domaine des affaires se retrouve dans le domaine amoureux. On l'a décrit comme soumis, servile même en face des femmes ; la réalité est que Balzac a surtout cherché à séduire des femmes sensibles aux flatteries. Balzac endosse le costume de l'amoureux chevaleresque avec plus ou moins d'habileté, pour le besoin de sa cause amoureuse.

    La comtesse ukrainienne Hanska est sa dulcinée du Toboso, à peine moins idéalisée. Elle est exotique, aristocrate, riche, elle a lu ses romans, reconnu son génie : c'est là bien plus qu'il n'en faut pour que la cristallisation ait lieu. Leur amour semble artificiel ? Qu'y a-t-il de plus artificiel que l'amour, qui tienne plus à un détail ? Du reste les obstacles et la distance qui séparent Balzac de l'épouse du comte de Hanski le rapprochent de son oeuvre ; ces obstacles rapprochent aussi la baronne d'un désoeuvrement qui était peut-être aussi... existentiel.

    Balzac se sait possédé, par le désir de s'enrichir, de conquérir de riches aristocrates, mais il n'a pas fait pas de cette possession tout un fromage, comme d'autres écrivains secondaires, Proust ou Barbey d'Aurevilly. Il en a fait de bonnes nouvelles, comme "La Peau de Chagrin".

    Avant d'atteindre la veine réaliste où il s'épanouit, Balzac a donné dans le genre putassier le plus rentable, le genre que les éditeurs, qui sont les maquignons des lettres, attendaient déjà au XIXe siècle. Mais, là encore, dès qu'il l'a pu, Balzac a quitté le trottoir pour se mettre tant bien que mal à son compte, se hisser jusqu'à une littérature honorable. Là encore la petitesse de ses débuts s'explique par un milieu social moins favorable que celui de Flaubert, une mère qui veut le faire fonctionnaire ou notaire à tout prix. Balzac a fait le trottoir pour échapper à sa mère. Peut-être est-on trop sévère avec elle ? Quand les mères ne se débarrassent pas de leur fils, comme fit Mme Balzac-mère en plaçant Honoré chez une nourrice, puis en pension, elles ont tendance à les étouffer, à en faire de petits chiens d'appartement.

    Balzac a eu maintes fois l'occasion de se suicider, au cours de son existence : s'il n'en a rien fait, surtout dans les jeunes années, c'est peut-être grâce à l'extraordinaire résilience, procurée indirectement par cette mère maladroite, quasiment honteuse de son rejeton, semble-t-il.

    La tâche de Zweig n'était pas mince, au moins aussi ardue que celle de Rodin, cherchant à représenter le grand homme dans une sculpture, qui a souligné de Balzac l'aspect monstrueux de sa personnalité.

    La démarche de Zweig est analogue à celle de S. Freud explorant l'oeuvre de Shakespeare, mais, contrairement à Freud, Zweig n'a pas cherché à faire coïncider Balzac avec ses préjugés. En outre, Balzac et son oeuvre constituent non seulement un terrain d'étude psychologique exceptionnel, mais ils permettent de pénétrer plus largement le XIXe siècle. L'Histoire ne permet pas de retourner dans le passé, elle permet de comprendre ce passé mieux que la plupart des hommes qui y ont vécu. Quel recul Napoléon avait-il sur son temps ?

    NB : Ajoutons au crédit de Zweig qu'il a su faire dans la Comédie humaine, dont il est globalement très admiratif, le tri entre le très bon, le bon et le mauvais (harcelé par ses créanciers, Balzac pouvait bâcler la seconde moitié d'un roman pour honorer une commande). C'est donc un bon guide de lecture pour ceux qui n'aiment pas s'en remettre au hasard.

    (Chronique pour la revue littéraire Z)