Je consulte une thèse historique sur la "Grande Guerre". Elle démontre l'aliénation mentale des jeunes officiers les plus courageux, une folie comparable à celle du soldat norvégien André Breivik, c'est-à-dire qu'elle peut aussi bien être présentée comme la justice sociale la plus stricte. Cette folie fut aussi celle du jeune Louis-Ferdinand Céline, et je suis persuadé que son "Voyage au bout de la nuit" résulte d'abord de la nécessité de reconquérir ses facultés intellectuelles, en même temps qu'il est une vengeance contre la société qui l'en avait privé. L'ignominie de Ferdinand est de s'être laissé conduire à la guerre comme une bête. Le "Voyage" apparaît à certains lecteurs comme un roman d'une noirceur extrême, mais il est plus certainement pour son auteur une confession déculpabilisante et une bouffée d'air, un roman rose. La reconquête de l'amour de soi véritable, l'individualisme, se fait forcément contre la société. Il n'y a pratiquement qu'un homme issu du peuple à pouvoir comprendre l'humanisme de Céline, sans se préoccuper de ses fautes d'orthographe.
Chaque impression de bonheur ressentie sur cette terre s'accompagne du sentiment d'un recul de la folie. Pour un homme, le coït, bref épisode où il peut mettre à distance l'âme, est à lui seul un éloge du présent et de la raison, qui n'a malheureusement que la capacité furtive d'abolir le temps et la folie. La plupart des femmes sont nostalgiques du passé ou de l'origine, tandis que les hommes vivent toujours en quelque sorte dans la nostalgie du temps présent, ce qui explique que la rencontre spirituelle d'un homme et d'une femme est aussi difficile, et coïncide le moins avec la jouissance physique la plus naturelle.
Il est arrivé qu'on m'interroge sur la différence entre Nitche et Céline : elle revient quasiment à la différence physique entre une femme (Nitche) et un homme (Céline). D'ailleurs, tandis que Céline rend hommage au christianisme pour le tableau noir de la société qu'il peint (noir et blanc, pour être exact), c'est-à-dire pour lui ôter son masque, Nitche au contraire accuse le christianisme d'être imperméable à la musique. C'est bien sûr Céline le plus voltairien. Je ne connais aucun Français qui apprécie Nitche, à cause de son masochisme invétéré d'aristocrate polonaise, qui transpire comme s'il n'avait jamais ôté son casque à pointe et ses bottes pour écrire. Je n'ai pas trouvé dans le "Gai Savoir" une seule trace d'humour : on dirait du cinéma français, c'est-à-dire la vain effort pour faire se rejoindre la fiction et l'intelligence.
L'explication du succès de Nitche aujourd'hui, malgré toute sa médiocrité, ne tient pas à son antichristianisme ("L'Antéchrist" est son ouvrage le moins mauvais, qui exprime une culture de vie démoniaque assez cohérente et claire) ; elle résulte encore moins de son anticapitalisme, mais elle est due à son masochisme. Privez le capitalisme du masochisme, et il est perdu ; on pourrait même dire, sachant de quoi est faite l'avance de l'Occident sur la Chine : empêchez le suicide ou l'automutilation des jeunes Occidentaux, et l'économie occidentale qui tire son ultime puissance de la publicité et de la frustration est foutue.
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Le soldat Breivik est dans l'état psychologique de haïr la société, tout en étant entièrement déterminé par le préjugé social ; haïr la société, c'est-à-dire l'aimer avec passion, en dépit de ce qu'elle est vraiment, comme un point de perspective pur. Condamner Breivik plutôt que les magistrats et les lois qui l'ont formé, c'est encore faire l'éloge de la folie et du ministère de la Guerre.
Le courage et la folie des loups de guerre de 14-18, je l'affirme, n'est plus. Le courage a fondu dans le confort moderne, à de rares exceptions près. Le consommateur n'est pas semblable au producteur, bien que leurs fanatismes soient similaires. Les organes du consommateur pourrissent plus vite. Je veux dire par là qu'il était impératif pour l'Etat-major de trouver dans le perfectionnement du matériel une compensation à l'affaiblissement général de la volonté des recrues, afin de maintenir la violence militaire au même niveau qu'autrefois. Les prothèses technologiques étaient indispensables, alors même que dans l'absolu elles sont inutiles. Dans le même temps on peut voir que l'attrait des femmes en Occident s'est déplacé de l'homme vers la prothèse, conformément à la juste contrainte sociale qui s'efforce d'enfermer l'homme dans ce rôle. La femme est une idée du travail, que l'homme met en oeuvre : dans les sociétés où la procréation perd de son urgence et de sa nécessité, le robot entre directement en concurrence avec l'homme, qui perd son prestige sexuel.
A cela il faut ajouter la ressource psychologique des faibles, à savoir la ruse, qui leur permet bien souvent d'incliner plus forts qu'eux. Le "soldat de la paix" ou "casque bleu" prend tout son sens ici. Même s'il y a bien déjà dans la tête du poilu de la grande guerre la notion de juste cause qui libère son instinct, et le retient de se vomir lui-même une fois son meutre accompli, le caractère frontalier de cette guerre indique suffisamment à ce type de soldat qu'il défend sa propriété, quand c'est un officier riche, la poésie de la terre quand c'est un simple trouffion.
La sophistication croissante de l'armement suffit à trahir la ruse du "soldat de la paix", gadget parallèle, dont l'ignominie est pire que celle du napalm ou de l'éparpillement de la chair des "victimes collatérales" du plan de paix mondiale par une roquette chirurgicale.
Cette sophistication est-elle dissuasive ? Comme nul n'y croit dans le camp de ceux dont les frontières sont violées sans vergogne, il faut déduire cette sophistication, aussi bien sur le plan technologique que rhétorique qui l'accompagne, comme étant essentiellement en direction de l'agresseur lui-même, destinée à apaiser ses scrupules, et remplacer la pièce manquante du vieux nationalisme éculé et déjà démodé par Staline ou Hitler. Le nationalisme est en effet si démodé sur le plan de la stratégie guerrière que les représentants de l'élite républicaine ont déserté les rangs de l'armée, où ils opéraient efficacement pour galvaniser la troupe, pour se consacrer plutôt aux raffinements de la propagande, où la propriété trouve son ultime point d'appui (c'est le défaut de propagande qui a contraint la France à battre en retraite de l'Algérie, après y avoir fait 200.000 victimes).
Il n'y a guère que les Anglais, dont la ruse démoniaque excède celle de toutes les autres nations, qui sont encore prêts à verser quelques litres de sang royal si nécessaire, pour occulter mieux le plan infernal de celui qui, ayant perdu au jeu de la fortune, plante un poignard dans le dos de son créancier en faisant passer son geste pour de l'altruisme.
Chrétiens, notre devoir est d'arracher leurs masques de vertu à ces chiens qui se font appeler "soldats de la paix", et bien plus encore les masques de ceux qui les dotent et les bénissent. Ils contribuent avec une ruse supplémentaire à l'iniquité et la fosse commune.
- Eh, quoi, ce naïf veut éviter la solution finale avec ses grandes phrases ?
- Non, ce n'est pas ça. L'objection de ceux qui pressentent le plan de Satan avec plus de lucidité que d'autres et s'y résolvent ne me concerne pas. Il y en a des objecteurs, je connais de ces hommes qui ont reçu assez de satisfaction de la vie pour ne pas réclamer plus que la dose, en même temps pas assez lâches pour se dérober à la perspective de leur mort dans l'heure à venir, qui revient exactement à la fin du monde ou au jugement dernier. C'est le négationnisme historique même de nier que la solution finale viendra, celui-là même que les chrétiens accusent le clergé romain d'entretenir depuis des millénaires par mille ruses identiques à celles des pharisiens ; et c'est encore sur ce négationnisme que le nazisme fonde sa tentative d'ajouter un wagon supplémentaire à la civilisation.
Non, rien de cette naïveté ou de ce fer chauffé à blanc, que les mères passent et repassent devant les yeux de leurs gosses pour les rendre aveugles et qu'on dit "l'avenir", qui fournit au dieu Bel 100% de ses victimes. En revanche l'individualisme, la force de rompre les rangs de l'armée des morts, aux casques repeints en bleu azur, rose bonbon ou arc-en-ciel, oui, c'est une chose qui n'est pas hors d'atteinte, et auquel le mensonge social surtout fait obstacle. Il ne faut pas s'étonner que la vérité ait peu d'écho : c'est la propriété du mensonge, qui obéit aux lois de la physique quantique, d'en avoir. Mais l'écho du mensonge finit toujours comme une musique, par ne plus être audible. La pierre de la vérité, elle, demeure éternellement, et la véritable épouse du Christ n'attend que les derniers joyaux de son parement.