Divers doctrinaires ou pédagogues nostalgiques de l'ordre républicain voudraient redonner à la jeunesse le goût du travail et lui réinculquer le goût de la discipline scolaire, si bien qu'on se croirait un peu retourné au régime de Vichy et à ses éditoriaux sur la défaite française, l'antisémitisme en moins. L'Etat d'Israël est, il est vrai, devenu un exemple de régime disciplinaire et laborieux, qui fait oublier l'image du juif séditieux et anarchiste qui inspira naguère la méfiance aux idéologues républicains.
Ces théoriciens ne paraissent pas se préoccuper de l'objection simple qui peut leur être faite que les "valeurs républicaines", ayant représenté le moindre obstacle à la décadence et à des changements de moeurs dont l'économie capitaliste est la principale cause, il est plus que douteux que ces valeurs puissent s'interposer aujourd'hui contre le "bouleversement social". La meilleure chance du "retour aux valeurs anciennes" est la crise économique.
C'est ici que Marx s'avère utile pour remettre du plomb dans la cervelle des adeptes de l'ordre républicain, par le rappel que la propriété est la SEULE valeur fondamentale défendue solidement par les régimes républicaines modernes, toutes les autres étant fictives (l'égalité) ou décoratives (la fraternité) ; la fraternité républicaine ne s'entend qu'au sens militaire ou militant, face au feu ; dans les états-majors militaires ou ceux des partis politiques, c'est la règle du coup tordu qui s'impose.
Marx fait la démonstration que le cadre républicain moderne est le cadre idéal du développement de l'économie capitaliste. La meilleure preuve en est que les valeurs républicaines sont en principe conservatrices, et non "progressistes", ce dont les idéologues républicains contemporains ne paraissent pas avoir conscience. Tout le problème du progrès, quand on l'a fait miroiter au peuple comme un nouveau dieu plus vrai que les anciens dieux, avec des moyens de propagande similaire, c'est que le peuple finit par y croire dur comme fer, par vouloir le voir et même le palper.
Une anecdote : un militant du PS m'alpague alors qu'il fait la chasse aux voix dans un quartier populaire ; comme j'ai brûlé ma carte d'électeur à 18 ans en signe d'émancipation religieuse, et que mes revenus me dissuadent de me sentir actionnaire de ce pays au fier passé, sans même chercher à détourner mon apôtre de cette bifurcation qui mène de l'urne au cimetière en passant par de folles espérances politiques, je lui fais signe que je suis un cas désespéré. Mais le type, comme c'est son métier (ou le sera quand il aura passé le cap du bizutage), insiste. Au terme d'une brève conversation où nous faisons un effort pour sympathiser, moi l'athée et lui le croyant, il finit par m'avouer qu'une monarchie constitutionnelle lui irait aussi bien (un militant du PS ! en même temps, il faut dire que la scène se situe à Paris, ou à peu près tous les pouvoirs sont regroupés). - Oui, parce que ce qui compte surtout, c'est ce qui manque, poursuit-il : la responsabilité des hommes politiques ! J'ai sans doute croisé-là le futur François Mitterrand. Ce ne serait sans doute pas une mince affaire d'aller expliquer au peuple - à nos chères têtes blondes d'abord, que la démocratie n'était qu'un doux rêve. Quel boulot ce serait pour le personnel enseignant ; où trouverait-il encore le temps d'apprendre à lire aux gosses les bouquins débiles de J.K. Rowling ? Et dieu dans tout ça (comme disait Napoléon) ?
Plus ridicules encore, certains idéologues républicains, auxquels quelques chefs d'entreprise capitalistes joignent logiquement leur voix, intéressés qu'ils sont par la "valeur travail", fustigent l'individualisme de la jeunesse, décidément bien mal éduquée. L'individualisme ? Où ça ? Je sais bien qu'on est en France, et pas encore aux Etats-Unis, mais l'individualisme ne se rencontre plus guère que dans le titi parisien, espèce en voie de disparition. Et encore, beaucoup d'entre eux ont désormais un téléphone portable, signe d'individualisme défaillant, ou bien, comme dirait Freud, de cordon ombilical mal sectionné. Dans un pays peuplé d'individualistes, les publicitaires pourraient remballer leur doctrine et aller se faire voir ailleurs. Une des principales actions de l'école, dite républicaine, est de tuer l'individualisme dans l'oeuf, en enseignant l'arithmétique et toutes les sciences sociales superflues. La confusion est faite, plus ou moins volontairement, entre l'individualisme et le relativisme moral, forme dévoyée de celui-ci. Sur ce point, c'est Nitche, défenseur de la grande vertu antique contre la moraline moderne, qui a raison quand il indique que la vertu est liée en principe à la jouissance (de sorte que pour Nitche, seul un aristocrate ou un surhomme peut être vertueux, car il pèse sur le peuple-esclave une contrainte trop forte pour qu'il puisse jouir pleinement) ; on peut donc voir le relativisme moral comme étant lié à une volonté affaiblie, "féminine" dit notre poète-surhomme, et la conséquence d'un régime de frustration. Or la tactique de l'économie capitaliste est de créer l'insatisfaction afin de mieux soumettre un maximum d'insatisfaits.
Cependant la critique de la morale bourgeoise moderne par Nitche ne s'accompagne pas de moyens politiques efficaces de restauration d'un ordre inique mais équilibré. Le leitmotiv du changement s'impose, aussi dénué de but concret ou même politique soit-il.
Pour ce qui est de l'individualisme véritable, Nitche ne le conçoit pas, pas plus qu'il ne conçoit la métaphysique ou le Christ, roi des anarchistes, autrement que comme un esprit faible et rêveur, tributaire du temps et non de la matière. La pensée de Nitche ne franchit pas le cap ou ne veut pas franchir le cap de la biologie ou de la physique, et il projette sur le cosmos un raisonnement, si ce n'est abstrait et dérisoire comme les modèles mathématiques, tout de même humain ou anthropologique, c'est-à-dire indifférent aux choses éternelles dans la mesure où elles paraissent inaccessibles à l'homme.