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Mon Journal de guerre - Page 27

  • Le Capital

    Un ecclésiastique écrivait il y a quelques lustres dans un magazine destiné à promouvoir les intérêts du capitalisme à la française ("Le Figaro") : "Le capital, c'est la vie !". Sans doute une manière de remarquer qu'on ne peut pas plus s'opposer au capitalisme qu'il n'est possible de s'opposer à la vie ou à la guerre. "Le capital, c'est la mort !" résume a contrario l'analyse économique de Marx, que l'on présente à tort comme un théoricien de la réforme économique, alors qu'il n'est qu'un clinicien, dont le diagnostic est que le capitalisme est, si ce n'est exsangue, du moins une économie au stade de la décomposition. La concentration excessive du capital entre les mains de quelques-uns n'est pas, par exemple, au yeux de Marx, un signe de bonne santé économique. Son pronostic des crises se fonde sur l'excessive concentration du capital et la difficulté de le répartir de façon économiquement efficace. Bien sûr l'idée de "justice économique" n'est pas dans Marx, faute de quoi celui-ci ne serait qu'un imbécile.

    A la limite Marx pourrait passer pour un économiste libéral, si ce n'est qu'il souligne le rôle actif de l'Etat dans la constitution de monopoles bancaires et industriels, tandis que le stratagème de la plupart des économistes libéraux consiste à accuser l'Etat des dérèglements du capitalisme. Or l'extrême concentration des pouvoirs de l'Etat soviétique a largement contribué à entraîner la Russie au rang des nations capitalistes les plus développées ; or l'économie chinoise, dirigée d'une main de fer par une junte militaire, est une économie capitaliste ordinaire, à ce détail près qu'elle a connu un développement accéléré.

    Une économie en bonne santé ne produit pas le maximum de "richesses" pour une population maximum, mais il produit les richesses nécessaires pour un nombre de personnes limité. L'excès de richesse constitue un problème économique, de même que l'excès de poids constitue un problème de santé. L'objectif de croissance économique est donc une aberration économique, en même temps que la croissance est la seule possibilité pour l'Etat et les institutions étatiques de se maintenir en place et se faire respecter.

    Marx souligne aussi utilement la part du rêve dans une économie en voie de décomposition. Le "désir d'avenir" capitaliste est en réalité un rêve masochiste, propre à mobiliser un Japonais ou un Américain, car l'avenir n'a rien de désirable - il n'est pas plus désirable que la mort. Il n'y a rien d'étonnant à ce que le capitalisme engendre une culture nécrophile, ainsi qu'on peut l'observer aux Etats-Unis, à travers notamment la consommation de produits stupéfiants. Les hommes se mettent à rêver, dès lors qu'ils sont vieux et perdent possession de leurs moyens.

    Ceux qui cherchent un antidote chez Marx, une formule du rajeunissement de l'économie seront déçus ; la principale force de la critique marxiste est de montrer que le sens de l'histoire hégélien ou moderne est un sens négatif et non positif, ainsi que le prétendent les tenants de la culture moderne totalitaire. D'ailleurs la vie n'est pas tout pour Marx : l'amour, la science, n'entrent pas dans le domaine culturel (rien de plus bête que la "culture scientifique", c'est-à-dire le vernis scientifique, ou que la "culture de l'amour", c'est-à-dire le sentimentalisme à l'aide duquel les publicitaires attrapent leurs clients comme on attrape des mouches avec de l'eau sucrée).

    Marx est plutôt de la lignée des penseurs humanistes comme Shakespeare qui pensent contre la culture ou en dépit d'elle. La seule façon d'être libre, c'est d'échapper à la culture.

     

  • Humain, trop humain

    Il NE FAUT PAS que l'espoir en l'homme soit déçu, sans quoi l'économie s'effondrerait, à l'échelle mondiale. D'où la nécessité de renouveler les doctrines sociales mystiques à mesure que ces mirages se dissipent.

    Les doctrines sociales chrétiennes sont les plus mystiques - le mariage chrétien, par exemple, est beaucoup plus mystique que le mariage païen. Il est vrai que les sociétés modernes se laissent guider par des rêveries en apparence chrétiennes. Sous le rêve communiste, on retrouve la même détermination en grattant un peu.

    On ne peut contredire Nietzsche sur le point que la société moderne vise un but "trop humain" (l'avenir), et que c'est ce qui la rend aussi absurde, la culture ayant de ce fait perdu son ancrage dans la nature. La culture moderne oppose à la nature, afin de s'en libérer, la pure rhétorique du "projet humain", dont la concurrence économique trahit la trivialité.

    En réalité, les évangiles et le salut chrétien ne font miroiter aucune perspective d'ordre anthropologique afin de s'émanciper de la nature, et tout ce qui relève de la "culture judéo-chrétienne" est mystification - la mystification dans le cadre de laquelle l'Antéchrist s'épanouit.

     

  • Désespoir

    C'est sans doute la forme la plus outrée du désespoir que celle qui consiste pour A. Gide à prononcer que "tout a été déjà dit depuis longtemps sur tout, mais la surdité de l'homme oblige à se répéter indéfiniment" (je cite de mémoire). Sous ce regard, l'art moderne ne peut plus paraître ce qu'il s'efforce de paraître : nouveau ou avant-gardiste ; à cet égard il n'est pas difficile de repérer dans l'art d'avant-garde le recyclage habile de formes anciennes.

    Paradoxalement les hommes désespérés ne sont pas plus malheureux que les hommes ou les femmes remplis d'espoir. Ils se tuent plus volontiers ou plus facilement, ce qui leur évite un certain nombre de souffrances supplémentaires. On pourra les dire lâches, mais cela revient à confondre courage et masochisme, c'est-à-dire une forme de courage strictement militaire ou féminin ; on peut noter en effet chez les femmes une sorte d'acharnement à vivre, comme ça, le plus souvent sans motif valable, parfois même sans jouissance.

    Triste cas d'un vieillard "vu à la TV", un acteur français en fin de vie, répétant avec plus d'amertume que de philosophie : "On est seul, on est toujours seul, bien qu'on pense parfois être plusieurs."  triste, parce que le vieillard en cause a, semble-t-il, passé une bonne partie de sa vie à s'efforcer de contredire cette vérité que la société ne rapproche que des besoins.

    Autre cas, celui du jeune garçon ployant sous le fardeau de l'espoir que ses parents ont placé en lui. J'admire Ferdinand Céline d'avoir flanqué sur le bas-côté tout ce bric-à-brac de foutu espoir, le calcul de son paternel ; ça n'a pas dû être facile. Pour moi j'ai toujours pensé que si ma mère m'avait encouragé à partir à la guerre (c'est à la mode de se mettre dans la peau d'un poilu en ce moment), suivant le réflexe qu'ont les mères d'offrir en sacrifice leur progéniture naturelle à la société qui le demande, la première chose que j'aurais faite à mon retour, c'est de flanquer le feu à sa bicoque.

    Je voulais dire que le christianisme libère de l'espoir, tout autant que le satanisme, si ce n'est plus.

     

  • Victimisation

    La "victimisation" est un terme à la mode ; il est utilisé par certains intellectuels de droite pour fustiger une attitude qui consisterait pour certains Français à s'auto-flageller excessivement et se reprocher des crimes que la France n'a pas tant commis que ça.

    Ces intellectuels sont parfois un peu gênés dans leur raisonnement du fait que la "communauté juive" et l'Etat d'Israël ont une grande part de responsabilité dans la rhétorique de la "victimisation", et qu'il n'est pas bon pour un intellectuel de paraître excessivement antisémite.

    On pourrait citer la gent féminine également, dont les titres de presse représentatifs répètent que les femmes sont largement victimes des hommes ou de lois machistes, comme leurs salaires le prouvent ; bref, il n'y a pas que les Algériens qui reprochent à la France d'avoir tué 200.000 Algériens rien que pour pouvoir continuer d'exploiter les richesses pétrolières et gazières de leur pays - la victimisation est un phénomène répandu. Je n'irai pas jusqu'à mentionner les "victimes de la mode", bien que leur cause ne soit peut-être pas si éloignée.

    Mais laissons-là ces intellectuels engagés, que leur peu d'indépendance incite à regarder plutôt comme des factotums. Il faut dire que la bassesse du XXe siècle en termes d'idée ou de pensée, tient à l'engagement de la plupart des penseurs de ce siècle au service d'organisations plus ou moins criminelles.

    La "victimisation" évoque directement la "moraline culpabilisante" fustigée par Nietzsche ; il commet à son sujet une erreur d'appréciation que l'on répète aujourd'hui, d'une manière plus flagrante. Cette morale excessivement culpabilisante ne prend pas sa source selon Nietzsche dans tel ou tel événement historique, fait colonial, organisation esclavagiste bourgeoise ou massacre particulièrement odieux, mais dans la religion judéo-chrétienne, dont la victimisation ne serait en somme qu'un substitut "laïc". De fait on peut constater que ce phénomène se greffe à peu près sur n'importe quel fait historique, qu'il soit réel ou pas, exagéré ou non. Si ce que dit Nietzsche est vrai, sachant le rapport de la morale et de l'art, il entre dans l'activité de l'artiste moderne une part de "victimisation", c'est-à-dire d'auto-immolation ; l'énigme de l'hostie renferme dans ce cas l'énigme de l'art moderne, ou ce qui apparaît souvent comme tel au peuple. Ce n'est pas par hasard que Nietzsche maudit l'art moderne "au nom de Satan".

    Sur le lien essentiel qui unit l'anthropologie moderne et la morale chrétienne, Nietzsche ne se trompe pas. J'ai l'habitude de le dire autrement : Sartre n'est qu'un évêque et inquisiteur catholique romain travesti en penseur laïc, afin de donner le change aux prolétaires et leur faire croire qu'ils ne se sacrifient pas pour le compte principal de la bourgeoisie.

    Ce que Nietzsche ne dit pas, c'est que la morale chrétienne est le produit de la philosophie médiévale et non directement du christianisme. La morale chrétienne ne se déduit pas des évangiles, qui sont au contraire une illustration de l'amour comme n'étant pas le fruit d'un comportement moral. Nietzsche trahit qu'il n'ignore pas tout à fait la différence entre le message évangélique et la morale chrétienne, dans la mesure où il accuse Platon et Jésus-Christ simultanément d'être des philosophes ou des chefs religieux prônant une éthique décadente, bien qu'il n'y a entre le platonisme et le christianisme aucun rapport d'aucune sorte, mais seulement une volonté bien humaine d'imposer un ordre moral là où il ne devrait pas y en avoir.

    Où l'analyse de Nietzsche faiblit, c'est dans l'attribution aux faibles, aux pauvres et aux ratés de la terre de la moraline autocompatissante ; cette morale chrétienne-platonicienne, embryon de l'anthropologie moderne que Nietzsche juge décadente, est un produit philosophique sophistiqué dont les faibles et les ratés de la terre ne sont pas responsables. Par rapport à la morale contemporaine, on voit bien que la mise en avant de leur statut de victimes n'est pas ou rarement le fait des victimes elles-mêmes, mais celui de personnes morales prétendant oeuvrer pour le bien de ces victimes, dans un cadre moral, voire administratif qui les incite à le faire.

    Là où le bât blesse encore plus, c'est que cette manière d'autodénigrement de l'Occident, propre à l'anthropologie moderne, n'a pas pour conséquence de réduire la domination de l'Occident en termes économiques et militaires sur le reste du monde. Les Occidentaux ont beau culpabiliser, ils n'en ont pas moins des banques et des arsenaux bien garnis. On pourrait faire avec la culture de masse le même rapprochement - bien que la doctrine de Nietzsche soit des plus incitatives à considérer le cinéma comme un art décadent, il n'empêche que la culture de masse occidentale s'impose au reste du monde et balaie peu à peu une culture moins artificielle.

    Ceux qui fustigent la "victimisation", quand ils croient dénoncer une faiblesse, dénoncent en réalité une ruse occidentale, c'est-à-dire une manière de présenter les intentions des politiques occidentales en général comme louables aux yeux de l'opinion. De même la culture de masse s'est imposée comme un moyen de gouvernement des masses par une élite, qui s'efforce de faire croire que cette culture vient d'en-bas, ou qu'elle est spécialement prisée dans les milieux populaires.

    Le christianisme ne s'est pas imposé comme le prétend Nietzsche en raison de sa propriété à conforter les faibles que leur faiblesse n'en est pas une. Le clergé chrétien et la morale chrétienne se sont imposés en tant qu'intermédiaires privilégiés entre les élites exerçant le pouvoir et les franges de la population qui subissent ce pouvoir. Une différence radicale avec la vertu et la religion païennes, et difficile à dissimuler, c'est l'égalité de tous devant dieu, quelle que soit sa condition. Traduite en termes d'éthique ou de morale, cette notion d'égalité rend impossible l'édification d'un ordre moral.

     

  • Choc des Cultures

    Comme je le disais récemment à un militant et parvins sans trop de peine à le convaincre, rien n'est plus stupide que d'opposer à la guerre la culture. C'est aussi stupide que d'opposer le sexe à la guerre. Sans incitation au sacrifice militaire, il n'y a pas de culture, et c'est la raison pour laquelle il n'y a pas de culture chrétienne possible - tout simplement.

    Ne perdons pas de vue, et c'est particulièrement valable dans les temps modernes, que si les actes de guerre sont accomplis par des loups, ils sont commandités par des renards "cultivés".

    Un militant anarchiste pacifiste dont le nom m'échappe, proposa de ne pas opposer de résistance aux troupes allemandes. Son argument : la supériorité de la culture française sur la culture allemande, celle-là devant s'imposer sur celle-ci. En somme ce militant anarchiste pariait ironiquement que les Allemands deviendraient français rapidement. On peut trouver l'argument bancal, voire grotesque, mais les prétextes invoqués pour déclarer la guerre à l'Allemagne, destinés à masquer sa nécessité en termes économique, le sont tout autant.

    En réalité, c'est exactement l'inverse qui s'est produit - les troupes allemandes ont été défaites, mais la culture allemande a envahi la France. Le triomphe de l'économie coïncide avec celui de l'Allemagne, et c'est bien sûr une régression dans la mesure où cette économie n'en est pas une.

  • Art et Vérité

    Ou bien on place l'Art au-dessus de la vérité, comme fait Nietzsche, ou bien on place la Vérité au-dessus de l'art comme font les juifs et les chrétiens, ce qui est la raison de l'interdit juif ou chrétien de l'art.

    L'interdit de l'art n'est pas pour des raisons morales - la loi juive n'est pas une loi éthique, et ne peut fonder à cet égard aucun "état de droit", mais au contraire l'interdit de l'art s'explique par le caractère essentiellement moral de l'art, de sorte que l'on peut dire qu'un artiste accompli est un homme ou une femme de grande vertu, possédant une force de caractère exceptionnelle - un "surhomme" selon le terme employé par l'apôtre de Zarathoustra. On pourrait dire que le judaïsme authentique des prophètes introduit dans l'humanité l'aspiration à une science supérieure à l'art, c'est-à-dire à la philosophie du nombre 666, qui est un "nombre d'homme", c'est-à-dire une "philosophie naturelle" selon le terme des hommes de loi.

    En parcourant les évangiles, on s'apercevra que le Christ Jésus reproche aux pharisiens, non pas de se comporter de manière immorale, mais d'occulter le sens spirituel de la loi juive, d'ordre surnaturel et non éthique. Quelle est la raison des prescriptions morales inventées par Moïse selon le Christ Jésus ? Non pas la loi elle-même, mais la nécessité pour Moïse de s'adapter à l'imbécillité du peuple élu.

    Selon l'accusation de Nietzsche, le Christ Jésus tient des propos parfaitement immoraux, dans la mesure où il est impossible de déduire des évangiles la moindre règle de vie heureuse. De fait l'amour chrétien implique une telle transgression de l'ordre social qu'il implique la considération par les chrétiens de la société ou du monde comme l'équivalent de l'enfer ou du néant, contrairement aux religions païennes à visée éthique dans lesquelles l'enfer est une notion plus abstraite, "post-mortem", ou pour parler le langage moderne, un "espace-temps". Si la démocratie est une notion religieuse, humainement impossible, c'est en raison de la probabilité de son avènement dans un lieu idéal et dans un temps idéal ; elle répond aux mêmes besoins qui furent comblés par le désir d'échapper à l'enfer au moyen-âge.

    Cette peinture de la société comme l'enfer par Jérôme Bosch, ou bien encore la représentation par le graveur A. Dürer des instruments de l'art disposés aux pieds de Lucifer, ou bien encore le théâtre de Shakespeare, ne doivent donc pas être pris comme des oeuvres d'art au sens où l'entend Nietzsche, c'est-à-dire d'une philosophie naturelle authentique, source de vertu. L'apparence de l'art ou du théâtre n'est de la part de Shakespeare qu'une façon de porter un masque, mais le but de Shakespeare n'est pas vertueux, il vise la révélation de la vérité. Shakespeare n'est ni antique au sens où Nietzsche s'efforce de l'être, ni "moderne" dans la mesure où il bat en brèche les fétiches et la rhétorique moderne.

    La culture moderne n'est pas compliquée. Il faut comprendre que la complexité est sa vocation, ce qui ne revient pas du tout au même. Tandis que Nietzsche attribue à la complexité de la culture moderne la cause de la débilité du message chrétien, son aspect culturel de rhétorique creuse, qui s'enfle comme la grenouille désireuse d'égaler en taille le boeuf, les chrétiens authentiques, sachant qu'il n'y a pas de culture ou de civilisation chrétienne possible, voient dans le mouvement brownien de la culture moderne une autre cause que l'apôtre Paul décrit dans ses épîtres comme l'activité de plus en plus intense de l'Antéchrist dans le monde. Où l'on peut reconnaître dans Shakespeare un prophète chrétien, c'est qu'il ne donne pas à la tyrannie, comme un béotien pourrait s'attendre, une apparence païenne - il lui donne une apparence chrétienne - conformément aux avertissements évangéliques.

    C'est donc un axe essentiel de la subversion du christianisme que de faire croire à la possibilité d'un art et d'une culture chrétienne. Pendant des siècles, l'Eglise romaine n'a pas cessé d'affirmer ce mélange possible, au point que certains antichrists, dont Nietzsche mais aussi le Français C. Maurras, lui ont rendu hommage, pour la raison qu'ils ont vu dans Rome et ses papes l'instrument le plus efficace de la dissolution du message évangélique dans l'art. C'est si vrai que si l'Italie et la France sont aujourd'hui des pays moins modernes que les autres nations, plus païens et plus sataniques, c'est très largement le fait d'une culture à l'influence de l'Eglise catholique qu'elles le doivent.

    Ce qui m'amène à un point de détail, que certains catholiques romains ont du mal à entendre, précisément parce qu'il s'inscrivent dans la continuité d'une culture et non d'une foi. Ce point de détail est celui de la modernité. Beaucoup de catholiques romains ne comprennent pas en effet la nécessité pour leurs évêques de s'adapter au discours moderne. Sur un plan strictement culturel, ils ont raison, car l'art est essentiellement un principe conservateur, et celui qui le pratique autrement n'est que, plus ou moins consciemment, un pervers masochiste. Mais sur le plan institutionnel, ils ignorent absolument le passé et la fonction politique de l'Eglise catholique en Occident. C'est l'incorporation de la philosophie moderniste dans la doctrine de l'Eglise romaine qui permet à celle-ci de rester "en phase avec le monde". Il n'y a pas d'apologie du catholicisme romain plus mensongère au regard de l'histoire que celle du britannique G.K. Chesterton lorsque celui-ci affirme que l'adhésion à l'Eglise romaine est le meilleur moyen de se tenir à l'écart du monde. L'Eglise romaine est tout au contraire la principale cause d'inflation du discours anthropologique, et même de l'athéisme moderne dans la mesure où on peut traduire cet athéisme comme la foi dans l'accomplissement d'un plan anthropologique irrationnel (tel que la démocratie, par exemple).

    Ce dernier propos peut paraître quelque peu contradictoire avec le précédent, ou j'affirme que les Français et les Italiens sont les plus catholiques et les plus païens en même temps. Il faut comprendre que ces Français et ces Italiens catholiques sont les plus ignorants, et que ce qu'ils ignorent en particulier, c'est que l'Eglise romaine ne fut jamais aussi puissante que lorsqu'elle incarna, non pas le conservatisme mais bel et bien la modernité, c'est-à-dire non pas le progrès mais sa démonstration, son affirmation incessante en quoi consiste essentiellement l'art moderne au point d'étouffer les fonctions primordiales de l'art.

    Je l'ai déjà dit, et je le répète, Bernard-Henry Lévy est le prêcheur catholique romain le plus accompli du moment. Son récent ouvrage "Les Aventures de la liberté" illustre parfaitement l'opération subversive de justification de l'art que le clergé romain dut accomplir, en dépit de la prohibition métaphysique de l'art. Il n'est pas permis aux juifs d'être des artistes - c'est faux dit BHL, on interprète mal cette interdiction, ou elle n'existe pas. Pourtant il y a tout lieu de penser que le mythe de Frankenstein, c'est-à-dire d'une créature qui se retourne contre son démiurge, ainsi que la rhétorique peut se retourner contre le rhéteur et l'étouffer, ce mythe est un écho de la spiritualité juive, étant donné sa coïncidence avec le mythe de la tour de Babel.

    Plus subtilement, BHL évoque la réticence de Platon vis-à-vis de l'art. Il faut préciser que la réticence de Platon n'a rien à voir avec l'interdit chrétien de l'art, mais que Platon juge les ouvrages d'art inférieurs ou impurs comparés à la philosophie plus abstraite. C'est la raison pour laquelle Nietzsche s'en prend à Socrate et Platon, ou encore Euripide, comme à des philosophes et des artistes décadents, méconnaissant la vertu de l'art. Platon a en effet tendance à considérer les oeuvres d'art comme un ingénieur considère les produits de l'ingénierie, c'est-à-dire comme bien inférieurs aux principes de l'ingénierie elle-même. C'est au contraire des bornes qu'il oppose à une abstraction excessive que l'art antique tire sa vertu selon Nietzsche. BHL ne le dit pas, mais l'éthique de Platon permet de décoder l'art moderne. La démonstration du progrès de l'art par Hegel, et de la signification historique de ce progrès, n'est qu'un effort pour rendre compte de l'histoire à partir des spéculations éthiques de Platon. L'art moderne tient pratiquement tout entier dans l'autosuggestion platonicienne que les capacités de conceptualisation de l'être humain en font un être supérieur à la nature elle-même, moins limité qu'elle n'est.

    L'art et l'éthique modernes ne sont donc pas animés par une morale chrétienne sous-jacente, comme le prétendent Nietzsche et Hegel, mais par une philosophie platonicienne-chrétienne inepte. L'effet de la philosophie de Platon est de postuler un plan métaphysique inconsistant, puisqu'il coïncide le plan humain. Nietzsche a beau jeu, face à Platon, de discerner en lui le premier auteur de science-fiction. Est-il possible de fonder une anthropologie chrétienne à l'aide de Platon ? Seul un philosophe platonicien peut se risquer à cette démonstration, qui renverse l'esprit et la lettre des évangiles, puisqu'elle a pour conséquence de nier que le christianisme ou le judaïsme sont des religions révélées. Le néo-platonisme chrétien confine également au grotesque dans la comparaison entre Socrate et Jésus. Le procès de Jésus est un assassinat dont la raison politique échappe au procureur romain lui-même.

    Mais on comprend bien tout l'intérêt de la philosophie de Platon, en quoi elle permet d'élaborer la formule d'une culture subversive, en prenant ses distances avec un art trop évidemment satanique et qui serait un véritable trait d'union entre l'homme et la nature ; sur un tel canevas philosophique, la "culture chrétienne" aurait été pratiquement impossible à distinguer d'une culture païenne. Si la culture chrétienne platonicienne n'est pas seulement dénoncée comme une rhétorique arbitraire, du point de vue satanique de Nietzsche, mais qu'elle est aussi subversive du point de vue chrétien, c'est qu'elle a pour conséquence, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, de permettre au clergé de façonner une image de dieu ou un projet divin, qui soit entièrement arbitraire, c'est-à-dire qu'une élite de prêtres ou de philosophes peuvent entièrement modifier à leur gré.

  • Céline antisémite ?

    Au préalable, je dois dire que la repentance de l'Eglise catholique pour sa complicité dans les massacres perpétrés au cours de la Seconde guerre mondiale compte parmi les motifs qui m'ont conduit à quitter l'Eglise romaine, la tartuferie de cette démarche de la curie romaine me paraissant impossible à assumer. Il ne s'agit nullement de nier la culpabilité de l'Eglise, puisque cela reviendrait à nier l'implication de l'Eglise romaine dans la société civile. Il s'agit de nier que le Christ et ses apôtres entretiennent un quelconque rapport de complicité avec une quelconque société civile. Il faut de tout pour faire un monde, dira-t-on, y compris des Italiens ou des diplomates, puisque l'acte de repentance est une ruse diplomatique. Mais, au monde, l'évangile n'apporte rien, et le point de vue social, en soi, est négateur de la révélation. Le point de vue social est illustré dans l'évangile par la décision de la foule des Juifs de mettre à mort le Christ Jésus plutôt qu'un criminel de droit commun.

    L'invitation à distinguer le "Céline écrivain", que la censure bourgeoise n'a pas réussi à censurer, du "Céline antisémite", relève de la même tartuferie "post-moderne". Comme l'Eglise peut continuer de fourguer ses indulgences, l'éditeur de Céline peut continuer de fourguer des rééditions de Céline en toute bonne conscience. Au pays de Molière, on devrait relever plus souvent que la casuistique a un rapport direct avec l'hypocrisie, et donc les mathématiques modernes, science casuistique s'il en est.

    L'antisémitisme de Céline est donc une construction juridique a posteriori, destinée à fonder les décrets moraux en vigueur aujourd'hui.

    En tant que chrétien, je suis enclin à penser que l'écrivain athée Céline est antisémite et antichrétien, puisque celui qui n'est pas avec le Christ est forcément contre Lui, c'est-à-dire un homme ou une femme en perdition. Mais, à vrai dire, l'antisémitisme de Céline est compensé par le sentiment d'horreur et de dégoût que la guerre lui inspire, et sa volonté d'expier sa complicité dans le génocide de 14-18. En somme Céline conçoit les Juifs comme des fauteurs de guerre, plus encore que les Allemands, à une époque où l'acte d'inculpation de l'Allemagne n'a pas encore été rédigé.

    Pour bien faire, il faudrait que les chrétiens comme les Juifs abjurent leur foi officiellement, et ne l'abandonnent pas seulement de facto, dès lors qu'ils acceptent des charges publiques, afin de n'être pas soupçonnés par les païens ou les athées de machiavélisme, c'est-à-dire de prôner une religion de paix tout en tirant les bénéfices de la politique et de la guerre. Bien sûr ce n'est pas possible, car pour cela il faudrait que Satan n'agisse pas dans le monde.

    L'antisémitisme de Céline est beaucoup moins fort et satanique que celui de Nietzsche. La différence est aussi que la doctrine de Nietzsche est aristocratique, tandis que Céline réagit aux "grandes idéologies modernes", à commencer par le stalinisme, en étant conscient qu'elles ont conservé un arrière-plan de morale "judéo-chrétienne" et que le peuple sera forcément la première victime de ces idéologies.

    Le triomphe de la morale judéo-chrétienne moderne représente pour Nietzsche le triomphe du mal absolu, de sorte que la vertu satanique est le modèle du bien et du beau.

     

  • Nietzsche antisémite ?

    L'antisémitisme revêt aujourd'hui, comme on le sait, le caractère de péché majeur, selon une sorte de casuistique de la haine d'un genre nouveau, dont l'inefficacité à endiguer la haine confirme le caractère de casuistique. Pourquoi l'antisémitisme et pas l'avarice ou le délit d'initié ? Allez savoir...

    - Plusieurs intellectuels, philosophes ou artistes ont été inculpés pour cause d'antisémitisme, suivant des critères et un calendrier un peu flous. Le cas de L.-F. Céline est bien connu en France. Il me semble que les cas "limites" sont les plus intéressants : Karl Marx et Simone Weil ont été appelés post-mortem sur le banc des accusés, en dépit de leurs origines sémites, par un pitre universitaire américain du nom de Francis Kaplan, sans doute désespéré de trouver une matière plus sérieuse à étudier.

    Plus récemment, un tribunal français a condamné pour antisémitisme un ouvrage de Léon Bloy, entièrement conçu par ce dernier pour la défense des juifs, mais hélas dans des termes démodés pour les magistrats d'aujourd'hui.

    - Quant à Nietzsche, la balance penche plutôt en sa faveur ces derniers temps, en dépit des accointances de sa famille avec le célèbre chancelier A. Hitler, et des références et révérences d'à peu près tous les mouvements et intellectuels fachistes européens à Nietzsche. On note en effet certains efforts pour blanchir Nietzsche de divers essayistes ; une bande-dessinée a même été produite il y a une dizaine d'années pour prouver qu'en dépit de son satanisme, Nietzsche était "cool" avec les Juifs.

    - Ce qui fait défaut dans ce type d'affaires, c'est une notion à peu près claire du Juif. L.-F. Céline les assimile par exemple à une caste de ploutocrates, un peu comme le pape et les papistes. Mais on sait que Moïse en personne a maudit les adorateurs du veau d'or. Sigmund Freud précise que seuls peuvent être considérés juifs les sectateurs de Moïse, qu'il a tendance à assimiler à une bande de brigands.

    Le nationalisme juif ou sionisme qui cristallise l'attention aujourd'hui était alors embryonnaire.

    Le témoignage d'un ami de Nietzsche, Franz Overbeck, une sorte de "théologien athée" comme il se définit lui-même le plus sérieusement du monde est sans doute le plus éclairant sur, non pas tant l'opinion de Nietzsche sur les Juifs en général, mais sur la consistance de sa théologie satanique (in : "Souvenirs sur Nietzsche") :

    « Je crois que, dans notre manière de considérer l’antisémitisme, nous avions, Nietzsche et moi, des convictions particulièrement proches. De même que nous étions tous deux également fort éloignés de tout fanatisme, qu’il relève d’une haine nationale ou religieuse, même s’il se peut que cela ait été pour des raisons très différentes ayant leurs racines dans nos origines respectives, nous n’avions foncièrement aucune sympathie non plus pour l’antisémitisme. Sans que ce rejet nous ait distingués du reste des Européens de notre temps. Car la radicalité de notre rejet n’aura guère été différente de celle des contemporains qui vivent sous nos latitudes.

    Sous ces dernières, on peut bien dire que tout homme, ou du moins tout homme cultivé, ressent une certaine aversion pour les Juifs, à tel point que même les Juifs de chez nous partagent cette aversion. (...) L’expression la plus claire de ce dégoût que nous éprouvions Nietzsche et moi à l’égard de l’antisémitisme apparaît dans le fait nous avons pourtant parfois abordé le sujet au cours de la conversation, mais jamais avec passion, car, dans le fond, nous n’avons jamais pris ce sujet "au sérieux" et nous l’avons considéré comme une mode des temps qui ne méritait guère qu’on s’y attarde. (…) Les écrits de Nietzsche attestent aujourd’hui encore de façon particulièrement claire (..) que cette attitude n’est pas incompatible avec une certaine dose « d’antisémitisme », en tout cas avec un manque de sympathie à l’égard des Sémites.

    (…) Nietzsche a été un adversaire convaincu de l’antisémitisme tel qu’il en a fait l’expérience. Il voyait en effet dans l’une des «formes les plus malhonnêtes de la haine» une «rage de dénigrer et de détruire». Il n’empêche que lorsqu’il est sincère, les jugements qu’il porte sur les Juifs surpassent tout antisémitisme par leur sévérité. Le fondement de son antichristianisme est essentiellement antisémite. »

    Pour résumer le propos de cet intellectuel allemand, l'antisémitisme était une opinion beaucoup trop vulgaire pour que des hommes cultivés comme lui et son ami Nietzsche y cédassent. En revanche la doctrine satanique de Nietzsche était suffisamment solide pour que ce dernier la fasse reposer sur le rejet dépourvu d'ambiguïté du judaïsme.

    Les Juifs trouvent grâce aux yeux de Nietzsche quand ils ne sont pas vraiment Juifs mais "fidèles à leur culture et traditions" ; de même, les catholiques romains bénéficient de l'indulgence de Nietzsche en raison de leurs efforts pour restaurer la culture de vie païenne à l'intérieur du christianisme.

  • Pour en finir avec...

    le féminisme.

    La réticence des Français au féminisme, contrairement aux Allemands qui sont plus modernes, s'explique parce que le féminisme est largement le produit du cléricalisme. Ce cléricalisme catholique romain, d'un genre un peu particulier, commence il y a plusieurs siècles par l'apologie de l'exemplarité des femmes sur le plan social, prêtes d'une certaine manière à endurer pour le service de la société plus que les hommes n'en sont capables. Le clergé catholique romain a donc très tôt pris parti dans la guerre des sexes pour le sexe féminin. A ce féminisme clérical répondit d'ailleurs une littérature anticléricale ET misogyne (Machiavel, par exemple).

    - Anticléricaux, les philosophes des Lumières sont assez peu féministes, même si leur volonté n'est pas exactement une volonté d'abolition de la direction de conscience religieuse, mais plutôt une volonté de la renouveler (en quoi la critique marxiste montre que les Lumières ont échoué, c'est-à-dire qu'elles n'ont pas "rayonné" ou fondé une culture bourgeoise plus scientifique et moins religieuse que la culture du XVIIe siècle).

    - Condorcet tient bien un discours féministe, où il fait valoir le droit des femmes à se livrer à des tâches non seulement ménagères, mais aussi intellectuelles. Mais ce discours ressemble fort à l'exhortation que l'on pourrait adresser à un homme du peuple de se comporter plutôt en roi qu'en homme du peuple, sans lui en donner les moyens. L'idée que la société puisse contribuer à l'émancipation de tel ou tel est un voeu pieux, bien plus qu'elle n'est une science. De la même façon bien des ouvrages intellectuels ne valent pas certains offices rendus par les femmes à la cuisine. Par exemple, toute la sociologie ne vaut pas un verre de vin.

    - Presque cocasse le cas du marquis de Sade, que certains moralistes officiels continuent de citer en exemple de philosophe humaniste, quand bien même la haine que Sade nourrit à l'égard de la société se traduit par le fantasme d'étranglement, d'égorgement ou de tortures diverses de femmes réduites à l'état d'objets, sans qu'il entre dans la prose sadienne une once d'humour, ainsi que la bestialité l'exige. Sade bénéficie de la même indulgence dont bénéficient les cinéastes et les publicitaires aujourd'hui, qui sans l'exploitation des femmes ne seraient rien. La fascination pour Sade indique que la passion moderne pour la société et les questions sociales, comme elle est un fanatisme, en réalité s'avère très proche de la haine de la société et de la volonté de la détruire. De même le principal danger couru par les femmes vient de la culture moderne qui tend à en faire un objet de consommation. La propagande féministe contribue largement à faire diversion, c'est-à-dire à pointer du doigt des causes de l'exploitation des femmes qui n'en sont plus depuis longtemps, ou bien ne l'ont jamais été comme la "domination masculine".

    - Le discours clérical féministe a évolué en fonction des circonstances économiques, mais cette rhétorique est restée substantiellement la même. Il s'agissait au moyen-âge de faire valoir l'héroïsme féminin sur le plan social, compte tenu des exigences d'une société et d'une culture chrétienne-paysanne. La répartition du travail n'est plus la même aujourd'hui dans l'Occident où la culture féministe s'est épanouie, et qui a désormais "délégué" les travaux de force à des nations inférieures en puissance économique et militaire. L'héroïsme de la femme tient désormais dans sa disposition d'esprit, censée être plus moderne que celle que l'homme. Le sexe féminin sert donc d'emblème ou de drapeau à la culture moderne ; elle est chargée de la démonstration que l'Occident a accompli un progrès. Comme le féminisme clérical médiéval fut dans l'intérêt exclusif des élites de ce temps, le féminisme aujourd'hui est une rhétorique destinée à fournir la preuve de la supériorité de l'Occident dans le domaine moral. C'est un élément de la mystique sociale aujourd'hui comme hier. On peut s'interroger sur sa racine ou son origine chrétienne, dans la mesure où le christianisme est le moins mondain des messages, puisque le lien social y est pratiquement synonyme de péché et de mort. Sous quel effet cette religion du non-engagement social a pu devenir un mysticisme social complet au point de phagocyter dieu ? L'imbécillité des clercs du moyen-âge et de la philosophie allemande subséquente, débouchant sur le grand merdier de la rhétorique américaine, n'est sans doute pas une réponse suffisante. L'argent est un élément du mysticisme social moderne parfaitement laïc, et non moins décisif que la philosophie post-moderne.

    - Certaines féministes s'étonnent de ne pas percevoir les fruits du discours féministe, que certains partis politiques ont pris pour "credo", mais que son application concrète ne semble pas préoccuper outre mesure. Pour que le féminisme se traduise par une avancée concrète, encore faudrait-il qu'il ne soit pas un simple "credo" religieux illusoire. De plus c'est comme un être de devoir exemplaire que la femme est exaltée par la propagande féministe, c'est-à-dire pratiquement comme le sont nonnes et soldats, à qui les gratifications les plus symboliques sont généralement offertes. Bien plus cohérent serait un mouvement féministe anarchiste, c'est-à-dire indifférent aux questions sociales, puisqu'il n'y a socialement que deux positions possibles, celle de maître et celle d'esclave, la guerre introduisant dans ce schéma quelques variations, et la ruse permettant aux femmes de se hisser bien au-dessus de certains hommes.

     

  • Grandeur et décadence

    "(...) la civilisation moderne nous a menés à l'opposé de la civilisation antique et l'on ne peut comprendre comment deux choses opposées pourraient n'en faire qu'une seule, et se prétendre toutes deux civilisations. Il ne s'agit pas là de minces différences, mais de contradictions essentielles : ou les Anciens n'étaient pas civilisés, ou c'est nous qui ne le sommes pas."

    Léopardi ("Zibaldone", 1820)

    Pour être plus précis, la manière des modernes d'être civilisés est de répéter en boucle qu'ils le sont, d'avoir inventé des moyens de propagande et de censure extraordinaires au service de ce discours. Aux efforts qualitatifs de l'antiquité pour s'élever au niveau de la civilisation, c'est-à-dire d'une certaine mesure et équilibre, s'opposent les efforts quantitatifs de la civilisation moderne.

    Une autre différence qu'il faut remarquer, c'est l'appui sur la matière des civilisations antiques, tandis que la modernité s'appuie sur le temps. Une théorie scientifique moderne, pour s'accorder au restant du train de la culture moderne, devra nécessairement postuler le primat du temps sur la matière, aussi difficile à rapporter soit cette preuve. La métaphysique moderne est une pataphysique, car ce qui est postulé au-delà de la matière par le métaphysicien moderne n'est en réalité qu'un effet relatif à la matière, comme le mouvement. La civilisation antique peut se concevoir assez bien en dépit de la civilisation moderne, tandis que le contraire est beaucoup moins vrai.

    Si Léopardi ne tranche pas nettement en faveur de l'antiquité comme Nitche, c'est peut-être parce qu'il est chrétien et sait que le monde et ses actionnaires sont, par avance, condamnés ? Les utopies politiques qui encombrent la culture occidentale depuis le moyen-âge sont certainement le meilleur moyen pour les élites occidentales d'occulter l'apocalypse de Jean, où l'anarchisme chrétien s'avère le plus explicite. Ces utopies politiques forment, avec la propagande, le substrat de la culture et de la civilisation modernes. La culture moderne est une nef peuplée de militants qui s'encouragent mutuellement par leurs cris d'espoir à croire que l'infini est pour bientôt.

     

     

     

  • L'Homme moderne

    Toute l'activité de l'homme moderne, je pense en particulier au pape, semble faite pour se prouver à lui-même qu'il n'est pas mort. Les hommes, avant d'être "modernes", se contentaient de vivre ; désormais, ils ont tendance à fournir la démonstration qu'ils existent bel et bien, à faire toutes sortes de dépenses qu'ils ne feraient pas s'ils vivaient vraiment. Si l'Occident gaspille autant, c'est bien parce qu'il est peuplé surtout de morts-vivants : les morts peuvent se permettre de flamber. 

    Est-ce que l'homme moderne ne se maudit pas lui-même dans son for intérieur, par exemple d'être aussi impuissant et de devoir toujours paraître et dire le contraire, pour répondre à l'attente féminine du monde ? Est-ce que l'homme moderne n'accomplit pas contre lui-même l'oeuvre du jugement dernier en se maudissant dans sa fuite ?

    Les rêves prouvent bien qu'il n'y a pas de frontière nette entre la vie et la mort, et que le point de vue technique médical est un peu limité.

  • Exit la culture

    Le goût d'un néo-païen pour le cinéma - mettons Hitler - trahit l'influence sur lui de la culture chrétienne médiévale. Un païen authentique a bien trop de goût pour apprécier le cinéma, que Nitche aurait regardé comme une manifestation de l'art judéo-chrétien le plus efféminé. Disons que le "surhomme" n'a pas besoin de se mentir à lui-même, il rejette ce type de "couverture sociale" en quoi consiste le cinéma, qui est une forme d'onanisme intellectuel ou de prière.

    Ce qui est notamment intéressant chez Nitche, c'est la sûreté de son goût, dans une culture moderne où les mille façons de mourir l'emportent sur toutes les autres religions. L'analogie, par exemple, entre démocratie et cimetière, est évidente du point de vue nitchéen. L'intérêt festif pour la guerre de 14-18, non seulement est le meilleur moyen d'occulter l'histoire et les causes réelles de ce conflit meurtrier, mais il traduit une fascination macabre, démocratique, pour de jeunes connards patriotes transformés en martyrs.

    Il faudrait situer Nitche à l'extrême opposé de Baudelaire, si ce dernier faisait l'apologie de la laideur et de la charogne, de la drogue, mais Baudelaire constate plutôt ce bouleversement esthétique qu'il ne le salue. Baudelaire exprime d'ailleurs son dégoût de la démocratie. La mentalité de Baudelaire est d'ailleurs très proche de celle de Hitler, en raison de cette bipolarité païenne et chrétienne.

    On peut voir Rimbaud comme une sorte de jeune SS, sacrifié à la poésie de Baudelaire ; ce qui plaît d'ailleurs le plus souvent chez Rimbaud, ce n'est pas Rimbaud mais le martyr, la victime. La foule aime le sang, elle aime les hosties, et le prêtre moderne est là pour lui enseigner à ne pas désirer plus. Ni Rimbaud ni les jeunes SS ne rêvaient de finir écrabouillés.

    Qui sait à quel fléau apocalyptique il faut rattacher la culture moderne, sorte de cérémonie funèbre d'un art qui fut autrefois vivant ? A l'odeur de décomposition du Danemark ? Au cheval pâle, que la mort chevauche, du quatrième sceau de la vision de Jean ? 

  • Théorie du plaisir

    S'il n'y a pas chez Léopardi, contrairement à Nitche, d'accusation contre le christianisme en général d'être la source du malheur moderne, c'est parce que le poète italien est conscient qu'il est absurde pour l'homme de s'assigner le bonheur comme but dans l'existence. C'est tout au plus le fruit d'une saine éducation. La détermination au bonheur comme fin ultime est tout aussi absurde que celle, plus contemporaine, qui découle de la foi dans le progrès social, dans laquelle on décèle sans peine un avatar de la morale chrétienne, mais non du christianisme en général.

    Autrement dit, il ne peut y avoir de véritable spiritualité liée à la quête du bonheur, tout comme il ne peut y avoir de civilisation véritable qui ne vise à la conservation du bonheur, autant qu'il est possible, c'est-à-dire à condition d'exclure le principe égalitaire.

    L'utopie politique est un vecteur de destruction de la politique, sans pour autant posséder la moindre valeur spirituelle, ni même scientifique. Léopardi accorde au christianisme une consistance spirituelle que Nitche ne lui concède pas, et l'Italien ne relègue pas la métaphysique au rang des illusions.

    Après tout c'est le minimum pour un chrétien de savoir qu'il y a un décalage radical entre les exigences de la civilisation, nécessairement sataniques, et celles de la foi chrétienne. De même c'est le minimum pour un homme civilisé de concevoir que la civilisation est essentiellement conservatrice.

    Les nations où la drogue se répand comme une épidémie, tels les Etats-Unis, sont nécessairement des nations puritaines, car la jouissance que procure la drogue correspond à la promesse de jouissance macabre contenue dans les religions puritaines. On peut dire des drogues comme des religions puritaines qu'elles promettent beaucoup mais tiennent peu. A l'opposé la jouissance physique, fondant la culture de vie satanique (nitchéenne), est beaucoup plus immédiate et moins intellectuelle. Drogués et puritains ont en commun d'être rongés par la culpabilité, et rendus impuissants par elle.

    A quoi bon mener campagne contre la drogue ou l'alcoolisme si une institution aussi perverse que l'Education nationale persiste, son idéologie de caserne la plus propice afin de diriger les gosses vers l'autel de la consommation et en faire des victimes masochistes de la modernité ?

    - Léopardi considère comme Nitche la morale et l'art bourgeois existentialistes comme un mouvement de décadence, mais la fin du monde n'est pas pour Léopardi une fin qu'il faut exclure, au contraire de Nitche qui voudrait retrouver, grâce à l'extinction du christianisme qu'il espère proche (le christianisme libéral ou social n'est déjà plus aux yeux de Nitche qu'une vague pétition de principe sans plus de rapport avec le Christ et ses apôtres qu'une kermesse n'en a avec l'évangile) le chemin de la civilisation et de la vertu païenne. L'éternel retour de Nitche est à la fois un principe cosmologique assez simple, moins abstrait que la théorie de la relativité qui a pour effet "surréaliste" de transformer l'homme en démiurge de l'univers, un principe qui ne heurte pas la raison commune par son excessive originalité. Cependant il est la marque d'un intérêt pour le cosmos limité lui aussi au rapport que l'homme entretient avec lui, une philosophie naturelle plutôt qu'une science désintéressée. Léopardi envisage beaucoup plus sérieusement la "programmation" de la destruction du monde humain et il n'exclut pas que la décadence de l'Occident résulte d'une force bien supérieure à celles que l'homme puise hors de lui, mais dont il a décidé, parvenu à un état de gâtisme avancé, de s'attribuer la propriété intellectuelle.

     

  • Big-bang... pschittt !

    On pourrait prendre les critiques récentes de la théorie du "big-bang", c'est-à-dire d'une explosion de matière présidant à la formation de l'univers, comme un signe positif de scepticisme scientifique, si cette hypothèse séduisante n'avait été prônée auparavant comme une science supérieure par ceux-là même qui émettent des doutes aujourd'hui sur sa validité, ou qui du moins ne peuvent s'empêcher de remarquer la difficulté à faire coïncider cette hypothèse avec certaines observations de planètes situées en dehors du système solaire.

    Ces savants ne semblent pas se douter qu'ils reviennent ainsi à une ancienne remarque de certains savants matérialistes selon laquelle l'observation de l'ordonnancement des choses de la nature offre le démenti le plus catégorique à l'idée de chaos, ou de bordel comme on dit aujourd'hui, idée dont la racine semble dans l'homme et les comportements erratiques de l'espèce humaine, auxquels l'art et l'économie modernes s'efforcent d'apporter une justification positive. En art, la quête absurde d'originalité en est une. Une poignée d'avocats de la théorie de la relativité en charge de la démonstration du caractère fondamental de cette théorie offrira aussi une image du chaos en raison de la difficulté d'accorder ces plaidoyers entre eux. Une "prime" de rationalité peut être décernée à Poincaré, en raison de sa remarque que l'héliocentrisme copernicien n'est qu'un mode de calcul de la position des étoiles, et non une science fondamentale.

    Le "hic" avec les scientifiques américains, puisqu'il s'agit surtout d'eux, comme les prestigieuses universités dont ils sont issus représentent le "nec plus ultra" de la science physique ou cosmologique actuelle, est qu'ils sont à peu près ignorants de l'histoire des ou de la science ; peut-être vaut-il mieux dire qu'ils sont "tenus dans l'ignorance", compte tenu de l'hostilité pluriséculaire des universités occidentales à l'égard des études historiques dans tous les domaines (l'Etat s'édifie contre l'Histoire), ce qui incite les milieux académiques à regarder la technocratie moderne comme le produit raisonnable de l'histoire, quand bien même les avancées technocratiques ne constituent pas la preuve d'un progrès scientifique du point de vue de l'historien. L'instrument, aussi sophistiqué soit-il, ne fait pas le savant. Plusieurs indices montrent que les hypothèses astrophysiques modernes reflètent d'abord les instruments de la science moderne, plutôt qu'elles ne sont l'expression concrète de la matière et de l'univers. Il ne faut pas creuser beaucoup pour que ces savants technocrates admettent que l'univers, en dépit des modèles mathématiques et des hypothèses qui paraissent procurer une conception globale, demeure très largement "terra incognita". C'est là un aveu paradoxal d'impuissance, puisque la science technocratique s'impose largement par sa puissance de feu, de calcul, etc.

    Etant donné le rapport entre la géométrie et l'architecture, on est en position de se demander si la science technocratique moderne n'est pas comparable à la science antique, moins "humaine", c'est-à-dire moins "culturelle", comme l'architecture moderne est comparable à l'architecture antique, autrement dit si la science du nombre fractal et l'hypothèse du néant n'est pas une régression par rapport à une science reposant sur les nombres naturels.

    Au demeurant en examinant comment les savants modernes procèdent pour confirmer leurs hypothèses, s'efforçant de reconstituer à l'échelle humaine, en laboratoire, des phénomènes macrocosmiques pour tenter de vérifier la validité de leurs hypothèses, on ne peut s'empêcher de remarquer que cette méthode renverse celle prônée par les savants, avocats de la science expérimentale, incitative à ne pas formuler d'hypothèse en l'absence d'observations concrètes multiples préalables invitant à le faire - incitative de surcroît à conserver la conscience de la distance entre l'hypothèse scientifique et la vérité scientifique avérée.

    L'aveu de l'un de ses savants théoriciens du "big-bang", que lui et ses confrères ont toujours conservé dans leur for intérieur, l'idée ou l'impression que leur théorie pouvait être une explication erronée, et que la découverte d'indices contradictoires confirmait presque de manière jouissive ce sentiment inconscient qu'ils se trompaient, est un aveu d'une étonnante... simplicité. Autrement dit : bailleurs de fonds de l'astrophysique moderne, soyez remerciés d'offrir aux lauréats de la science moderne des joujoux assez sophistiqués pour les désennuyer.

    *

    Revenons sur cette critique récente de l'hypothèse du big-bang, qui relève l'inadéquation entre l'hypothèse d'une explosion originelle et l'aspect "peu chaotique", l'ordonnancement auquel l'univers serait parvenu "immédiatement après" cette explosion initiale, prenant ainsi forme, comme dirait un artiste classique, selon un mécanisme auquel l'hypothèse du big-bang s'avère incapable de fournir une explication plausible. Cette critique n'est que très relative, puisque nos savants technocrates se proposent seulement d'amender le modèle, sans s'interroger sur les limites scientifiques de la modélisation. Autrement dit, au lieu de chercher les preuves concrètes, observables, expérimentales, de notions abstraites telles que le néant ou l'infini, vis-à-vis desquelles la science antique plus matérialiste, jusqu'à la Renaissance, a exprimé beaucoup de méfiance, ne vaut-il pas mieux se demander si ces notions abstraites, inhérentes aux calculs et modèles mathématiques ne sont pas nécessairement transposées à l'objet de la science lui-même. Il faut noter que cette réflexion mathématique, sur la base de modèles algébriques, a pour effet psychologique de faire de l'homme - en théorie - la cause première de l'univers. Disons-le autrement : la divinisation de la science (en réalité de la technique), corrélative de l'athéisme ou de l'agnosticisme moderne, place l'homme en position de démiurge, non seulement du monde terrestre restreint, mais de l'univers dont il fournit la définition la plus exhaustive possible, ou, plus précisément, une définition en constante évolution. A la question "innocente" d'un enfant qui se demanderait ce qui a précédé l'explosion du big-bang, critiquant ainsi involontairement la démarche qui consiste à rechercher et identifier une "cause première", la seule réponse possible serait : l'homme qui a conçu cette hypothèse première.

    Cette nouvelle tournure d'esprit scientifique (-XVIIe siècle) est sans doute plus facile à observer au plan de l'art moderne. Bien que largement occultés, plusieurs critiques ont fait la démonstration claire et nette, pour le déplorer comme Nitche, ou seulement le constater tel Léopardi, d'une poésie ou d'un art moderne progressivement de plus en plus scindé de la nature et vecteur d'une forme de radicalité anthropologique nouvelle, "libérée" du frein que Nitche se fait un devoir moral de reconstituer par le biais de sa théologie satanique, le principe de l'éternel retour pouvant seul fonder une anthropologie "joyeuse", et donc saine.

    De fait nul ne peut nier le rapport de l'art moderne avec l'existentialisme au sens large, l'introspection, et par conséquent une démarche plus religieuse que scientifique. Certains savants modernes sont à vrai dire très mal à l'aise avec la démarche scientifique de l'hypothèse, capables de comprendre son lien avec une certaine forme de théologie, bien plus qu'avec l'expérimentation scientifique. La recherche d'une cause première est bel et bien analogue à la tentative de certains théologiens de définir dieu/le grand architecte comme la "cause première", extérieure par conséquent à l'univers. C'est cette "extériorité" que la modélisation mathématique perpétue par sa quête temporelle d'une cause initiale, s'exposant à la critique ou la remarque que cette cause initiale présente toujours un aspect théorique voire dogmatique, d'abstraction inexplicable.

    Nitche, et Léopardi plus précisément encore, font remonter le tour abstrait pris par l'art moderne à la philosophie médiévale, de sorte que pour le critique italien, loin de théoriser à la manière de Hegel un progrès de la conscience artistique vers une spiritualité plus grande, la Renaissance et la philosophie des Lumières représentent des parenthèses en réaction à cette détermination philosophique médiévale, l'idée de "modernité" étant essentiellement sous-tendue par une détermination philosophique médiévale. Ainsi la civilisation occidentale serait principalement mue par un "matériel philosophique médiéval", l'athéisme moderne n'étant lui-même que le prolongement de spéculations religieuses chrétiennes, ce qui explique le caractère dogmatique de la laïcité et de la science technocratique modernes. De fait on observe que l'homme moderne, qu'il soit classé dans la catégorie des poètes, des artistes ou des savants, produit surtout des objets de culte, procédant d'une auto-glorification un peu simplette et remplissant le besoin religieux primaire de consolation ; mal, puisque le fétichisme artistique moderne remplit psychologiquement le rôle d'accoutumance ou de résignation à la mort.

     

     

  • Camp des saints

    A la demande d'une amie athée qui fait le rêve mystérieux depuis l'enfance d'un archer monté sur un cheval blanc, je lui fais une lecture de la vision apocalyptique de Jean à Patmos, qui recèle le sens de l'histoire chrétien dissimulé par les évêques catholiques romains.

    Nous confrontons cette lecture aux illustrations vivement colorées de Lucas Cranac'h, visant nettement l'Eglise romaine puisque les figurations de la bête de la terre ou de Satan portent des tiares caractéristiques de la tutelle théocratique de Rome sur l'Occident, et que rois et nations soumis à Satan - soumis nécessairement à Satan car toute puissance temporelle dépend de lui.

    Je mentionne au passage que la robe de bure blanche portée par Balzac au travail selon le témoignage de son ami Théophile Gautier évoque la tenue portée par les fidèles témoins de la parole de Dieu dans la vision de Jean, ce que l'intérêt de Balzac pour l'exégèse du théologien Swedenborg confirme.

    Du point de vue athée, on peut mentionner la charge de Gilles Deleuze (disciple de Nitche) contre l'apocalypse, son absence de style (caractéristique des écrits à caractère mythologique, dont la vérité est le plus souvent extérieure à l'homme, et n'a pour cette raison pas ou peu de valeur éthique ou morale).

    Au contraire de la propagande luthérienne, dans laquelle L. Cranac'h est impliqué, l'exégèse de Swedenborg et les pièces apocalyptiques de Shakespeare (cf. le rapport entre "Hamlet" et les prophéties de Daniel) se refusent à polémiquer, c'est-à-dire à tomber dans le registre de la culture, qui comporte nécessairement un aspect de propagande mensonger. Swedenborg précise en préambule qu'il se tient à l'extérieur de toute Eglise instituée (sous-entendu : par l'homme) ; quant à Shakespeare, non seulement les tentatives d'en faire un auteur catholique romain, ou protestant selon le goût, sont anachroniques, mais elles ne tiennent pas compte de la résistance de Shakespeare à "l'anthropologie chrétienne" et sa conscience que l'athéisme s'avance masqué derrière cet argument, de même que la culture la plus artificielle ; c'est bien Shakespeare qui prolonge les épîtres de Paul, le plus dissuasif de reléguer la parole de dieu au rang d'un "moyen humain pour parvenir au salut", et non les propagateurs de l'éthique démocrate-chrétienne au service des nations. Shakespeare est bien comme Nitche ennemi de la rhétorique et des rhéteurs, non pas comme ce dernier parce que l'enflure rhétorique entraîne l'éviction de la matière comme réalité première, dont découlent par force la plupart des actions humaines (non pas l'amour et l'intérêt pour la vérité), mais parce que la rhétorique, considérée comme la cause et la fin de tout, a aussi pour effet d'occulter les vérités surnaturelles ou métaphysiques.

    Shakespeare n'oppose pas contrairement aux encycliques pontificales à la conception matérialiste de la lumière, notamment solaire, une démonstration de la lumière spirituelle purement rhétorique, mais il lui oppose une réalité cosmique supérieure.

    Le divorce de la rhétorique moderne d'avec la métaphysique est encore plus net qu'il n'est par rapport à la science physique. On peut d'ailleurs voir Nitche comme un avocat de la "décroissance rhétorique" au profit d'une écologie ou d'une culture de vie véritable - il s'agit pour Nitche de redonner à la culture la simplicité et la joie que la rhétorique judéo-chrétienne a fait perdre à la culture. Tandis que Shakespeare, par-delà la considération de la culture, affirme la nullité des démonstrations spirituelles dans le domaine spirituel ou métaphysique. L'amour est aussi improbable par le moyen de la rhétorique que dieu lui-même, et un spécialiste de la biologie n'aura pas de mal à prouver que l'amour n'est qu'illusion, à peu près de la même manière qu'on peut démontrer que l'âme n'est qu'un principe vital, une idée de l'unité organique qui ne résiste pas à la mort et à la décomposition du corps.

     

  • Culture moderne

    L'alternance du puritanisme et de périodes de débauche sexuelle est caractéristique de la culture occidentale moderne. L'idée américaine idiote de libération sexuelle est étrangère à l'Antiquité, parce que celle-ci n'a pas eu l'usage sur le plan politique de la contrainte sexuelle, qui permet de lier plus facilement les masses laborieuses à leur outil de travail.

    Plutôt que de parler de "culture occidentale", on pourrait parler de "culture bourgeoise", car la caste bourgeoise a elle-même ce caractère relativement difficile à définir de la culture occidentale "évolutive". Ironiquement, on pourrait dire que le bourgeois est l'homme qui s'estime descendant du singe. C'est pourtant le cas - l'hypothèse évolutionniste est conforme aux valeurs bourgeoises, parmi lesquelles la mutation joue un rôle essentiel. La théorie américaine du "dessein intelligent" n'est nullement une théorie chrétienne, c'est d'abord et avant tout une théorie artistique. Ce qu'un artiste est amené par son art à mettre en doute, dès lors qu'il ne fait pas seulement commerce de son art suivant l'exigence bourgeoise, c'est l'aspect positif de la mutation. Nitche n'est pas loin de découvrir que la science évolutionniste est animée par un préjugé irrationnel issu de la morale judéo-chrétienne. Parce que l'existentialisme satanique est un existentialisme opposé à l'existentialisme bourgeois.

    De la même manière, le darwinisme de la culture nazie ou des autorités nazies trahit que le nazisme n'est pas seulement réactionnaire, mais moderne et bourgeois, en prise avec son époque. Il s'agit de dénoncer surtout l'aspect réactionnaire du nazisme afin de blanchir la culture bourgeoise moderne, dont le stalinisme est moins éloigné.

    Ce qui rend toute conversation avec des personnes puritaines très difficile, c'est qu'elles sont entièrement déterminées par le sexe comme les nourrissons, plus encore que les débauchés sexuels qui ont une conscience plus nette de leur aliénation.

    On pourrait dire que l'antiquité entretient un rapport moins passionné avec la sexualité, ce qui se traduit sur le plan religieux par un moindre fanatisme. Le "décrochage" de l'éthique d'avec l'esthétique au cours de l'ère dite "chrétienne", la musique devenant peu à peu primordiale, est d'une manière générale un signe de progrès du fanatisme religieux. Si la société bourgeoise du spectacle est une société barbare, c'est très largement en raison de sa passivité religieuse et du maquillage de ce panurgisme par ses élites en discipline scolaire, en civisme, en patriotisme ou en mouvement culturel.

    L'éloge bourgeois de la laideur s'explique par une plus grande passion, compensant une moindre vitalité ; mais comme la vitalité primera toujours sur la passion, la culture moderne est condamnée à mourir, si ce n'est déjà fait. Elle ne résiste que grâce aux efforts énormes de propagande auxquels elle a consenti au cours des temps modernes, car la culture bourgeoise occidentale est, de fait, la culture la plus religieuse de tous les temps. Probablement aucune culture n'a jamais prôné, comme la culture bourgeoise, que le questionnement et la recherche scientifiques priment sur les réponses scientifiques et l'élucidation de l'objet de la science. Un chrétien aura du mal à ne pas voir dans la culture moderne bourgeoise, en principe "judéo-chrétienne", portée par des actionnaires "judéo-chrétiens", une ultime réponse de Satan à la révélation chrétienne.

  • L'Opium du peuple

    La religion est un opium, c'est entendu, et il faudrait comparer le nombre des alcooliques russes et des drogués américains pour savoir laquelle de ces nations doit compter avec le plus grand nombre de fanatiques. Mais que font les athées pour se rassurer ?

     

  • Le bonheur, encore...

    L'aspiration au bonheur est le plus archaïque mouvement social, et sa persistance à une époque aussi reculée que la nôtre nous incite à croire, à l'instar de Nitche, que le progrès n'est qu'une illusion, le but commun restant le même, et les méthodes modernes pour y parvenir - drogue & cinoche - laissant elles aussi sceptiques quant au perfectionnement qu'elles sont censées représenter.

    Si Nitche est représentatif de la mentalité française, notamment parce qu'il est le plus incitatif à voir dans la culture américaine une culture masochiste. Un publiciste américain a parlé du "quart d'heure de gloire" ambitionné par l'homme moderne ; de même, sachant le rapport de la gloire et du plaisir, on pourrait parler d'un "quart d'heure de jouissance". Or, du point de vue français, un quart d'heure ce n'est pas assez : à quoi bon les sacrifices exigés par le progrès, si c'est pour jouir un quart d'heure tel un Américain moyen ?

    Athée, le Français l'est surtout en raison de sa méfiance vis-à-vis du progrès, à l'exception de tout un tas de producteurs et de consommateurs compulsifs de gadgets.

    Quant aux juifs et aux chrétiens, accusés par Nitche d'être "progressistes" et de répandre une éthique parfaitement irrationnelle, telle que l'égalité, en réalité ceux-ci sont dissuadés d'attendre un quelconque progrès visible en dehors du salut, réservé à quelques fidèles, et de la révélation qui marquera la fin de l'histoire pour toute l'humanité, et le soulagement général de celle-ci de ses souffrances absurdes, selon une description analogue à celle du mythe de la destruction des chars de pharaon par la mer rouge. Quiconque prétend compléter la parole divine d'une quelconque doctrine sociale sous-entend la participation de l'humanité au salut, doctrine incongrue en même temps que matrice des idéologies sociales totalitaires. Pour faire du christianisme une religion de masochistes et de faibles, à l'instar de Nitche, il faut lui ôter tout ce en croit Nitche ne croit pas - histoire, divinité de Jésus et résurrection, apocalypse, sans oublier Satan, en tant que démiurge et puissance vitale, équivalent de Prométhée.

    La volonté de puissance de Nitche, qui se renforce du refus d'envisager l'existence sous le respect de la mort par-delà la vie biologique, et se décharge des devoirs inutiles que ce respect engendre, est sans doute plus propice à la jouissance que l'éthique moderne, qui promet la récompense de la vertu dans l'au-delà. Cependant la charité chrétienne n'est pas dans cet absolutisme éthique moderne ; bien au contraire, le christianisme relativise encore plus que Nitche la vertu et ses bénéfices.

    Nitche propose de réduire la voile de l'anthropologie au strict nécessaire. En fait d'anthropologie chrétienne, il n'y a que des discours rusés, puisque la mort de dieu, sa réduction au langage ou à des personnalités juridiques surpuissantes n'est autre que le produit de l'anthropologie dite "chrétienne", flatterie de l'homme derrière l'éloge de sa faiblesse.         

     

     

  • Vacances

    Comme je suis heureux, c'est-à-dire à peu près satisfait, je n'éprouve guère le besoin de partir en vacances. La plupart des vacanciers ont des comportements masochistes et s'infligent des vacances comme une nouvelle épreuve.

    L'ennui, qui traduit un manque spirituel et non une tare physique, contrairement au malheur, l'ennui est un mal qu'aucun divertissement mondain ne permet de vaincre, ni les jeux du cirque, ni le cinéma. On est seul face à l'ennui, et la meilleure raison d'être anarchiste est de ne pas vouloir s'ennuyer.

    Il faut être heureux pour éprouver l'ennui, c'est-à-dire que le bonheur n'est qu'un moindre mal, auquel les espèces animales parviennent plus facilement que l'espèce humaine. Pour reprendre l'expression de Nitche, un genre de "surhomme" pourrait être l'homme qui ne s'ennuie pas. Pour l'antichrist, le modèle du surhomme est le poète ironique, faisant face à la mort, et dont cette perspective n'altère pas la bonne humeur. Pour le chrétien la mort n'est, comme la haine, qu'un manque d'imagination de l'homme.

     

  • La Haine

    Du point de vue chrétien, la haine n'est qu'un manque d'imagination ou, pour le dire d'une manière plus adaptée à notre époque, d'un excès d'ingéniosité.