De cet article inquisitorial de Francis Kaplan sur Simone Weil, j’ai gardé le meilleur pour la fin.
Kaplan s’interroge sur les raisons qui ont pu conduire Simone Weil à se déclarer “antisémite” et à développer des arguments à caractère “antisémite” alors qu’elle-même était d’origine juive. Il part du fait, déjà connu, que Simone Weil a découvert assez tardivement qu’elle était juive, à onze ans, alors qu’elle s’était sentie jusque-là profondément française. Il ne se satisfait pas de la thèse de certains de ses co-accusateurs selon laquelle Simone Weil aurait souffert d’une forme de “haine de soi”, et en élabore une, plus sophistiquée encore : “la haine de soi n’étant pas soi” (sans rire). Ce coup de bluff est peut-être susceptible d’épater les lecteurs des Temps modernes, mais à nous ces Temps modernes paraissent d’un coup bien archaïques en ressortant ces vieilles théories freudiennes éculées, tout juste bonnes à servir de toile de fond à un film de Fritz Lang autrefois, ou à un roman de Weyergans aujourd’hui…
Il faut dire que la logique de Kaplan est assez simple. Considérant que l’antisémitisme est forcément une “tare morale”, concluant sur son propre réquisitoire que Simone Weil est bien “antisémite”, il est nécessaire d’en déduire que Simone Weil est forcément dingo, au moins partiellement, d’où le coup de bluff freudien (qui coïncide assez mal avec le fait que, Kaplan l’admet lui-même, malgré son jeune âge, Simone Weil était un penseur à la vue perçante.)
Il est certain que Simone Weil s’est sentie embarrassée par cette “identité juive” sortie du passé, mais c’est d’abord en tant que philosophe et théologienne. Et la “question juive” n’obsède pas seulement Simone Weil, mais tout son siècle, si ce n’est le précédent, Juifs et non-Juifs confondus, à une époque où ils mélangent et partagent leurs idées, y compris diamétralement opposées, beaucoup plus aisément qu’aujourd’hui.
La question juive obséda Léon Bloy à un moment de sa vie, par exemple, un demi-siècle auparavant, de la même manière, peut-on dire, à ceci près que les déductions de Bloy sont souvent à l’opposé de celles de Simone Weil ; Bloy n’est pourtant pas Juif, lui*.
(À cet égard il faut dire que si, de la part de Bloy, c’était un mouvement intellectuel assez original et spontané de se tourner vers l’Ancien Testament et les Juifs, aujourd’hui, les catholiques qui, depuis quelques années, se déclarent “philosémites”, ne font que sacrifier à la mode et adopter une posture avantageuse. Les braves démocrates-crétins que voilà ! Confondre Léon Bloy avec Jean-Claude Guillebaud… Il faut le faire !)
J’ai fait durer trop longtemps le suspens, je crois. À la fin de son procès, Simone Weil est… acquittée ! Compte tenu du réquisitoire préliminaire, le public est un peu étonné. Oui, Simone Weil est acquittée, étant donné l’“esprit de sacrifice” qui fut le sien et parce que son antisémitisme était “abstrait”, qu’elle n’en voulait à aucun Juif en particulier. Comme si Hitler en avait voulu à tel ou tel Juif en particulier ?!
Une telle sentence jette le trouble dans l’esprit du non-Juif, du “goy” que je suis - je ne dis pas ça pour me vanter mais pour être précis. D’abord parce que Simone Weil observe que la notion de “peuple élu” prédispose au racisme et au nationalisme. Ici encore, on pourrait la rapprocher d’Hitler, pour qui le sionisme, dans la mesure où il est une source de conflit moins grande, est envisagé comme une solution ; ensuite parce que ce revirement inattendu de Kaplan, ces circonstances atténuantes de dernière minute, le rendent suspect d’un préjugé racial ou idéologique quelconque en faveur de Simone Weil. Brasillach, par exemple, dans les mêmes circonstances, aurait-il bénéficié d’un non-lieu du juge Kaplan ? Il est permis d’en douter.
Alors que ce qu’il faut défendre, non pas hypocritement comme Voltaire, mais sincèrement, c’est le droit de Brasillach ET de Simone Weil à s’exprimer et à être défendus.
*Quant à Claudel, dans d’autres circonstances que Bloy, dans sa correspondance privée, en fonction de ses interlocuteurs, il est tantôt outrageusement “philosémite”, c’est-à-dire à la limite de l’hérésie, tantôt nettement “antisémite”, ce qui permet d’entrevoir que la question de l’antisémitisme est une question nettement moins simplette que les législateurs et les philosophes-censeurs modernes le font croire.