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Lapinos - Page 141

  • Deuxième tableau

    « Il est impossible de concevoir quoi que ce soit de plus contraire à cet idéal que la forme qu’a prise de nos jours la civilisation moderne, au terme d’une évolution de plusieurs siècles. »

    À première vue Simone Weil peut paraître “évolutionniste”. Il n’en est rien, elle ne tire pas d’une probabilité scientifique une philosophie athée calamiteuse comme les nazis ou les démocrates capitalistes s'empressent de faire, histoire d'avoir une idée neuve brandir.
    Qu’on comprenne bien : l'analogie faite par Simone Weil entre l’évolution animale observée par Darwin et l’évolution des sociétés humaines est de l’ordre de la métaphore.
    Simone Weil analyse et synthétise, avec prudence, inspirée par la dialectique marxiste, une évolution historique de quelques siècles, en se focalisant sur la révolution industrielle et le grand chambardement économique et moral que cette révolution sournoise a provoqué. Entre une synthèse de quelques siècles et une synthèse de quelques millénaires, la différence est comme entre sonder une mare et sonder un étang.
    En tant que créationniste, bien sûr, je regrette la référence de Simone Weil à Darwin ; mais on est en 1934, Simone Weil ignore l’usage que les démocrates laïcs vont faire de la théorie de l’évolution pour propager le relativisme et la foi naïve et dangereuse dans le Hasard - dangereuse comme la foi de certains catholiques dans l’opération du Saint-Esprit et de la prière pour répandre la bonne nouvelle.
    Un penseur catholique contemporain utilise cette expression de civilisation “blessée au cœur” ; c’est une expression poétique, mais parler de civilisation “garrotée”, “entravée”, décrit mieux la réalité, ou, si l’on préfère une image, celle d’Ezra Pound enfermé dans une cage par les capitalistes yankis, comme un singe.

    *

    Dans le schéma de Simone Weil, il y a deux pôles : l’homme primitif, opprimé directement par la nature, par la nécessité de trouver sa nourriture au jour le jour. Sa condition économique l’oblige à croire en Dieu, qu’il assimile aux forces surnaturelles de la nature qui l’écrasent. Sa liberté est extrêmement réduite.
    À l’opposé, il y a l’homme contemporain, opprimé par les organisations sociales humaines, dont la taille et la puissance ont cru rapidement depuis le XIXe siècle. L’homme contemporain, lui, est empêché de croire en Dieu. L’oppression émane des organisations humaines, donc de l’homme. L’homme contemporain a donc foi dans l’organisation humaine, une foi qui n’est pas moins craintive que celle de l’homme primitif dans les forces de la nature. La société, qui a accru l'interdépendance des hommes entre eux au point que les plus faibles se sentent comme des fétus de paille emporté par la crue, complètement irrresponsables et sans prise sur leur destin, la société forme un écran opaque entre l'homme et la nature.

    Ici on comprend pourquoi le discours sur la choa agaçait Simone Weil. Parce qu’il n’est pas fécond à ses yeux. Pointer du doigt telle organisation étatique, tel peuple, c’est un refus de voir la vérité. Pour Simone Weil comme pour l’évêque antinazi de Munster Mgr Von Galen, les bombes yankies qui dévastent l’Europe, c’est la barbarie yankie qui prend le relai de la barbarie nazie et l’homme capitaliste, le démocrate, n’est pas plus "évolué" qu’un nazi. Qu’il cesse donc de le proclamer sans relâche pour le PROUVER, pour prouver, par exemple, que le néo-colonialisme n'est pas un colonialisme encore plus cynique.

    *

    À partir de ces deux pôles où l’oppression pèse d’un poids excessif sur les épaules de l’homme, Simone Weil ébauche une société libre idéale. De la nature de l’oppression capitaliste qu’elle schématise - forcément - et qui tient à la “disproportion monstrueuse entre l’homme et les systèmes qui régissent la vie humaine”, Simone Weil déduit la nécessité d’un travail lucide (Baudelaire, sur la même longueur d’onde, aurait ajouté “et désintéressé”), parce que le travail est au cœur de la morale, et, dans l’ordre de l’esprit, la nécessité d’une science désintéressée. Combien les capitalistes ont-ils inventé de métiers inutiles au plan social et nuisibles au plan moral ? Combien de métiers utiles au plan social et bénéfiques au plan moral ont-ils détruit dans le même temps ?
    Lorsque les capitalistes s’en prennent aux putes du Bois de Boulogne, lorsque les capitalistes consentent des reportages à la télé sur la misère des banlieues françaises, au plan moral ils se foutent du monde. L’écologie, l’hygiène des bobos, leurs droits de l’Homme : poudre aux yeux. Je te fais la charité parce qu’un jour je pourrais me retrouver dans la même situation que toi, charité nulle, même si ce n’est qu’un discours de chanteur ringard, charité qu’on fait à soi-même.

    « Les jeunes qui ont grandi dans ce système capitaliste, qui y grandissent, reflètent plus que les autres à l’intérieur d’eux-mêmes le chaos qui les entoure. »

    Un libéral comme Sarkozy, élu par des gens usés, nostalgiques, peut promettre une réduction des dépenses, des économies à la jeunesse, faire miroiter des salaires plus confortables, tenir un discours “optimiste”, donner l’illusion qu’il exerce des responsabilités, plus qu’un autre, la jeune génération n’en a cure ; elle n’est pas aveugle, dans l’ensemble, elle voit bien en quoi l’argent dont la génération précédente n’a pas manqué a transformé ses parents : en esclaves, en corps vils.
    On entend parfois de vieux soixante-huitards regretter que la jeune génération ne soit pas plus révoltée. Ils ont vu leurs gueules ? Cohn-Bendit, il s’est regardé dans une glace ? Qui a envie de ressembler à Sartre ?
    Un siècle et demi après Guizot et son “Enrichissez-vous”, Sarkozy et Fillon tiennent toujours le même discours, ils n’ont fait que couper l’épargne et la probité - pas assez libérales -, au montage. Bonjour modernité… (À suivre)

  • La révolution selon Simone Weil

    L'anecdote du procès en sorcellerie intenté par Francis Kaplan à Simone Weil a le mérite de rappeler que, dès lors que quelqu’un produira un effort libre et désintéressé en faveur de l’espèce humaine tout entière, il se trouvera toujours quelque sinistre individu pour tenter de lui faire un croc-en-jambe.
    Au fond les accusations de Francis Kaplan n’ont pour but ultime, en diffamant la personne de Simone Weil, en la marquant de ce qui constitue pour les contemporains la plus infâme des flétrissures - l'antisémitisme -, de diffamer sa pensée.

    Comment une jeune femme curieuse a-t-elle pu passer, en quelques années de réflexion foudroyante, des idées socialistes à la mode, à une sorte de monarchisme ou de fachisme chrétien*, en passant par la lecture de Marx ?

    En dehors d’une œuvre de moraliste d’où émergent quelques formules qui ne manquent pas d’ironie, l’itinéraire de S. Weil est concentré dans un petit bouquin accessible au premier homme de bonne volonté venu, un opuscule intitulé Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (Les métaphysiciens ne sont pas forcément les meilleurs pour ce qui est de donner un titre séduisant à leur ouvrage.)
    Au plan de l’analyse et de la synthèse, Simone Weil écrase avec légèreté toute la pensée libérale au ras des pâquerettes, de Tocqueville à BHL, bien sûr, mais aussi les existentialismes divers et variés, au parfum “neutre kantien”, au goût d’“hédonisme démocratique”, à l'ersatz de “gnose chrétienne” ou de “gnose laïque”, au parfum “kitch de Nitche”… bref, comme on dit, “tous les penchants sont dans la nature” ; il y a des ressemblances entre l’architecture de la cité idéale de Maurras et celle de Simone Weil, mais Simone Weil outrepasse l’utopie païenne de Maurras.

    Ça vaut donc la peine de présenter la pensée révolutionnaire de Simone Weil, au carrefour des pensées marxiste, judéo-chrétienne et grecque conciliées, en deux ou trois tableaux. J’insiste sur les racines de Simone Weil, son sens de la solidarité avec la civilisation : comme il n’y a pas d’art individuel, isolé, il n’y a pas de pensée individuelle et isolée, il n’y a que des idéologies artistiques ou philosophiques. Le plus individualiste des artistes, c’est-à-dire clamant son originalité, comme le plus individualiste des penseurs, vivent en effet dans une fiction, un brouillard accru, dans l’illusion de leur totale liberté ou indépendance d’esprit.
    J'aime prendre l’exemple de Picasso car son côté “paysan” ou “manuel” le rend sympathique, malgré tout, si on le compare à des bourgeois éthérés comme Nitche, Sartre ou Heidegger - eh bien Picasso illustre bien cette fiction, car son art, qui se veut très original, est un art perclus de références. L’originalité de Picasso, elle est là, dans l’accumulation quasi-frénétique, l’absence de choix. Un minotaure perdu dans un dédale et qui fonce sur tout ce qui bouge.
    Cette illusion de totale liberté ou indépendance, pour les plus intelligents, et certes Picasso, voire Nitche et Sartre, sont plus intelligents que BHL, Luc Ferry ou Finkielkraut, qui ramènent la pensée à une sorte de “point mort”, cette illusion est l’expression d’un désir, un désir de liberté dans une société démocratique où l’oppression a atteint un degré inégalé. On en revient à Simone Weil.

    *

    Premier tableau
    Ce premier tableau est, plus exactement, un cadre, une parenthèse pour dire que les critiques adressées par S. Weil à Marx, en préambule, ne sont pas intéressantes ni vraiment justifiées. Elles sont conjoncturelles ; c’est une façon pour S. Weil de s’approprier Marx, de contourner le monopole des staliniens et des trotskistes qui ont pétrifié Marx. Par exemple S. Weil reproche à Marx de ne pas insister suffisamment sur le caractère “oppressif” de la division croissante du travail (qu’on peut observer désormais à l’échelle mondiale).
    Il est vrai que S. Weil va s’attacher à creuser plus profondément la question de l’oppression capitaliste, mais c’est bien sûr Marx qui l’a “mise sur les rails”.

    Evidemment, vouloir sortir de l’esclavage démocratique et capitaliste pour tomber dans l’esclavage communiste, voilà un piège qu’il faut éviter pour S. Weil, qui - en 1934 -, ne fait pas semblant d’ignorer le caractère oppressif du communisme, comme tous ces salauds d’intellos de gauche à l’époque ; Simone Weil sait parfaitement que Marx est suspecté de complicité avec l’un des régimes les plus oppressifs de tous les temps, le régime soviétique. La collaboration de l’Occident capitaliste avec la Chine communiste, sous couvert d’amoralité de l’économie, voilà une politique qui n’aurait pas surpris Simone Weil le moins du monde.

    Mais les emprunts à Marx sont importants ; l’idée d’abord que la société s’organise, non pas autour de principes religieux ou juridiques, mais autour du mode de production dominant, qui traduit le rapport de l’homme à la nature. Sans oublier la conjonction, que Marx néglige un peu, entre le pouvoir et ce mode de production, en l’occurrence actuellement entre l’État et le mode de production capitaliste.
    « Et Yahweh Dieu le fit sortir du jardin d’Eden, pour qu’il cultivât la terre d’où il avait été pris. Et il chassa l’homme, et il mit à l’orient du jardin d’Eden les Chérubins et la flamme de l’épée tournoyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie. » (Genèse, chap. IV)
    Ce passage de la Genèse inaugure la morale de Simone Weil.

    Traduction du matérialisme historique de Marx par Simone Weil :
    « Tout au cours de l’essor du régime industriel la vie sociale s’est trouvée orientée dans le sens de la construction. L’équipement industriel de la planète était par excellence le terrain sur lequel se livrait la lutte pour le pouvoir. Faire grandir une entreprise plus vite que ses rivales, et cela par ses propres ressources, tel était en général le but de l’activité économique.
    (…) Les gouvernements avaient avant tout pour mission de préserver la paix civile et internationale. Les bourgeois avaient le sentiment qu’il en serait définitivement ainsi, pour le plus grand bonheur de l’humanité ; mais il ne pouvait pas en être indéfiniment ainsi. (…) »

    Simone Weil parle déjà au passé et au passif. Elle annonce la guerre, LES guerres. Il faut bien voir que pour elle, les bourgeois, dont les journaux et la télévision continuent d’exprimer aujourd’hui quotidiennement les fanfaronnades, ces bourgeois représentent le passé, dès 1934. Jusqu’au dernier moment, même lorsque la révolution, sanglante ou pas, sera imminente, les bourgeois continueront de défendre leurs privilèges, de nous bassiner avec leur existentialisme mièvre, leur démocratie ridicule et cynique, leur modèle américain… (À suivre)


    *Simone Weil n'aurait pas rejeté complètement le programme radical de la seconde république fachiste européiste de Mussolini, dont voici un extrait :
    a- Élimination des intrigues séculaires britanniques sur notre continent.
    b- Abolition du système capitaliste interne et lutte contre les ploutocraties.
    c- Valorisation, au bénéfice des peuples européens et autochtones, des ressources naturelles de l'Afrique, dans le respect absolu de ces peuples, spécialement des musulmans qui, comme l'Égypte, sont déjà organisés en nation civile.

  • Le moral des bobos

    Sarkozy, avec sa politique de relance de la consommation, il me fait penser à ces mères juives des images d'Épinal qui remettent d'office une énième louche de polenta ou de bortch à leur gamin déjà gonflé à bloc et qui peut même plus respirer.

    Il faut bien voir que le citoyen des États-Unis, qui sert de modèle, il peut tout supporter, lui : deux voitures, un 4x4, plusieurs postes de télé, plusieurs consoles de jeu, des tonnes de dévédés, des double Burger-King, du bourbon par bouteille de deux litres, plusieurs séances de cinoche par semaine, deux voire trois divorces, c'est-à-dire deux voire trois gonzesses (!), des animaux de compagnie, des téléphones portables dans tous les tiroirs, sans compter des i-pods dans tous les trous. Le Français, c'est pas sûr qu'il ait la carcasse pour supporter un tel bazar, ce n'est pas exactement la même espèce.

    *

    Ce que Baudelaire, Marx et Simone Weil ont bien vu, ce qui fait qu'ils sont modernes, eux, c'est que la morale dépend essentiellement des conditions économiques, qui déterminent l'ordre social. Attention, quand je dis "morale", il ne faut pas se tromper, les démocrates libéraux ont complètement dévoyé ce mot.
    La morale de Baudelaire, ce n'est pas celle de Sarkozy ou de Delanoë. Je dis Delanoë parce que j'habite Paris, et que donc, forcément, je connais l'ordre moral des bobos par cœur, vu qu'ils l'affichent à tous les coins de rue. « Mets ta capote ! », « Roule à vélo ! », « Brosse-toi les dents trois fois par jour ! », « Pense à donner pour le sidaction ! », etc.
    Tout le monde a un code moral, même les truands. La morale des bobos, il faudrait plutôt parler d'"hygiène" ; une hygiène d'anorexiques-boulimiques. Rien à voir en tout cas avec la morale de dandy aristocratique de Baudelaire - qui d'ailleurs était plutôt fier d'avoir contracté la syphilis, c'était le minimum pour un artiste, la "teuhon" pour ceux qui ne l'avaient pas.

    *

    L'avantage du clan Sarkozy, par rapport à l'autre, au moins, c'est qu'il y va franchement ; pas comme les Strauss-Kahn, les Fabius, les Jospin, qui prennent des airs d'intellos mélancoliques pour faire la même chose : pousser à la consommation de produits fabriqués en Asie.
    Comme les chiffres le disent, qu'on enrichit la Chine, et qu'elle ne nous enrichit pas, et que Sarko il sait quand même lire les chiffres, il se dit : « Eurêka, il suffit de pousser les Français à acheter des biens immobiliers !… comme ça le pognon ne partira pas en couilles à l'étranger. »
    Les électeurs de Sarko, vu leur âge moyen, sont déjà propriétaires, voire multipropriétaires ; les autres hésitent à faire des emprunts sur cinquante ans, car, alors, ils n'auront plus un radis pour se payer l'écran plasma. Ce qu'il faudrait, c'est des bicoques en bois, sans fondations, ça permettrait de casser les prix, et comme ça Sarkozy pourra chanter : « L'Amérique !… euh, c'est l'Amérique !… euh… », ou un autre tube bien niais de son répertoire qui a l'air quasi-illimité.

  • Revue de presse (IX)

    « (…) Nul doute que les goûts de Monsieur Vollard étaient sûrs ; manque juste à l’exposition un regard critique sur la part commerciale de son activité. Le cartel du tableau Les Peupliers indique avec quiétude que Vollard l’acheta à l’artiste pour 200 fr. et le vendit un an plus tard pour 2000 fr., l’artiste étant toujours vivant. Le marchand d’art est un personnage assez récent dans l’histoire. Il apparaît quand les peintres désorganisés par la disparition des corporations se trouvent fragilisés et doivent se mettre en quête d’un intermédiaire entre eux et les acheteurs.
    (…) Gauguin, aux Marquises, eut fort à souffrir des manières de Vollard avec qui il était en affaires. Le marchand non seulement envoya irrégulièrement et partiellement les sommes dues, mais encore dissimula l’existence des toiles en sa possession aux personnes qui souhaitaient en acquérir : cela s’appelle de l’accaparement. M. Malingue, l’éditeur des Lettres [de Gauguin] à sa femme et à ses amis (Grasset), n”hésite pas à désigner Vollard comme “un des principaux responsables de la misère de Gauguin”.
    (…) la dernière lettre de Gauguin (à son ami Monfreid) relate cette situation cruelle, alors qu’il attend plus de 1500 fr. dus par Vollard qui le laisse sans aucune nouvelle. Le jeu trouble des marchands d’art, l’histoire n’en est pas encore écrite, et le musée d’Orsay ne s’est pas risqué à aborder la question. »
    Samuel (“Présent littéraire”, 14 juillet, à propos de l'expo sur la collection Vollard au musée d'Orsay)

    Répondre à cette question aussi exactement qu’il est possible sera nécessaire pour comprendre l’art capitaliste du XXe siècle. Les progrès de la science historique, pour l’instant, ne sont appliqués qu’à des périodes de l’histoire assez ancienne comme le Moyen-âge où, là, il est permis de tenter de cerner la vérité, du moins dans des thèses, puisque c’est encore l’histoire de Michelet ou de Max Gallo qui est enseignée à l’école.
    Une question “confluente”, c’est le rôle de la critique d’art journalistique, qui n’est pas très ancienne non plus, puisqu’on considère symboliquement que Diderot est l’ancêtre des critiques d’art.
    L’indépendance du jugement de Diderot vis-à-vis du marché de l’art ne fait pas de doute, bien qu’il fût chargé par Catherine II de Russie de l’acquisition de tableaux français pour la collection impériale, mais il semble qu’il se soit fié à son seul goût, axé sur des critères d’honnêteté et de moralité, comme on sait, traversé quelque fois par des emportements spontanés pour des peintres échappant à ces critères. Bien qu’auteur de contes érotiques (inintéressants), Diderot n’aimait pas et ne comprenait pas la peinture de Fragonard (intéressante).
    Mais les jugements de Philippe Dagen, par exemple, critique contemporain d’art au Monde, ont-ils de l’influence sur le marché de l’art ou, au contraire, est-ce le marché de l’art qui influe sur les jugements de Philippe Dagen ?
    Par ailleurs peut-on concevoir qu’un peintre, même doté d’un fort tempérament et rusé comme Picasso, ait pu s’abstraire de ce contexte du marché de l’art et de marchands comme Vollard ?
    On objecte généralement, quand on ne leur intime pas carrément l’ordre de se taire, aux critiques qui, comme Samuel, ne se satisfont pas du prêchi-prêcha capitaliste en matière d’art, les marchands vénitiens ou les princes florentins, mécènes et commanditaires d’œuvres d’art, et les cahiers des charges parfois assez stricts qu’ils imposaient aux artistes. En somme, qu’est-ce qui laisse plus de liberté au peintre, un cahier des charges assez stricts ou le désir de l’artiste moderne de rencontrer l’approbation de la critique d’art ?
    Une chose est sûre, les commanditaires de la voûte de la chapelle Sixtine n’imaginaient pas la représentation extraordinaire que Michel-Ange leur offrit. Michel-Ange lui-même avait-il une idée exacte du résultat avant de se mettre à l’ouvrage ?

  • Feu d'art

    14 Juillet, date symbolique de la prise du pouvoir par la bourgeoisie industrielle et bancaire ayant entraîné les conséquences que l’on voit pour les arts et la science.
    Les échos de la pétarade républicaine à peine dissipés, tirons quelques fusées vers le ciel… (Au fait, qui est ce Polnareff ?)

    Première salve :

    « La vraie civilisation n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel. »

    « La seule manière de gagner de l’argent est de travailler de manière désintéressée. »

    « Le trône et l'autel, maxime révolutionnaire. »


    Charles Baudelaire

    Deuxième salve :

    « De nos jours toute tentative pour abrutir les êtres humains trouve à sa disposition des moyens puissants. »

    « Avec la grande presse et la télévision, on peut faire avaler par tout un peuple, en même temps que le petit déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par là-même absurdes, car même des vues raisonnables se déforment et deviennent fausses dans l’esprit qui les reçoit sans réflexion ; mais on ne peut avec ces choses susciter même un éclair de pensée. »

    « Somme toute il paraît raisonnable de penser que les générations qui seront en présence des difficultés suscitées par l’effondrement du régime capitaliste actuel sont encore à naître. Quant aux générations actuellement vivantes, elles sont peut-être, de toutes celles qui se sont succédé au cours de l’histoire humaine, celles qui auront eu à supporter le plus de responsabilités imaginaires et le moins de responsabilité réelles. »


    Simone Weil

    Bouquet final

    « Il y a eu des collaborateurs mais la collaboration était un mensonge. Il y a eu des résistants mais la résistance était un autre mensonge. Il y a eu la victoire, qu’on n’a tout de même pas osé appeler Victoire, par un reste de pudeur, mais libération. Et cette libération était aussi un mensonge, et le plus grand de tous… »

    Georges Bernanos

  • Lettre ouverte à une jeune idéologue tradi

    Mademoiselle,

    Dans les chapelles "tradi", l'idéologie sévit aussi ; surtout dans les chapelles tradi, suis-je même tenté de dire, car l'idéologie s'épanouit dans les milieux où, faute de disposer de moyens d'action, de pouvoir imprimer un mouvement à l'extérieur, il ne reste plus que les discours, théologiques ou idéologiques.

    De même, si dans l'Église pro-conciliaire, on se défend par principe de tenir un discours politique, c'est par hypocrisie : en réalité, l'Église n'a plus les moyens de tenir un discours politique distinct et original. La société civile le lui interdit. La preuve, tous les discours politiques ou presque que j'ai pu entendre, tenus par des curés conciliaires (l'homme ne peut pas s'empêcher de faire de la politique), tous ces discours étaient des discours à la mode : "À bas la pauvreté !", "Accueillons les immigrés", "À bas Le Pen !", "Vive Sarkozy !"…
    Ces discours politiques, qu'on a pu entendre dans la bouche de curés ou d'évêques conciliaires français, ce sont des discours à la mode. Plutôt que "conciliaire", il vaudrait mieux dire "conciliant". N'importe quelle concierge inspirée par le journal de 20 heures peut faire le même genre de sermon à ses locataires.

    *

    Prenez le supérieur de la Fraternité saint Pie X, maintenant, Mgr Fellay : la position qu'il défend, pour la résumer, c'est que l'abandon de la liturgie latine ancienne est la cause de la déroute du catholicisme en Europe. La rétablir, cette liturgie, si possible partout, serait par conséquent la meilleure façon de restaurer le catholicisme dans ses territoires…
    C'est le point de vue inverse de la majorité des "conciliaires", du moins des "conciliaires" au début, car il est plus difficile pour eux de nier la déroute désormais ; ceux-ci pensaient que la réforme liturgique, immédiatement catastrophique au plan artistique, attirerait une foule plus nombreuse dans les églises (L'art est l'ennemi du peuple, c'est ça que les conciliaires ont défendu, consciemment ou pas.)
    La position de Mgr Fellay est donc l'exact pendant, mais même si les faits semblent lui donner raison, ça reste une position idéologique qui ne rend pas compte, ou très faiblement, de la réalité.

    La réalité est que le régime politique et social en place, de type oligarchique et capitaliste, inspiré du modèle américain, est fondamentalement hostile au développement de la spiritualité chrétienne, probablement même de toute forme de spiritualité, excepté la spiritualité "zen" peut-être, et le tantrisme.
    Le capitalisme poursuit aveuglément un autre but et est amené à combattre tout ce qui va à l'encontre des "mécanismes" capitalistes que sont la croissance, le gaspillage, l'amoralité, la consommation de gadgets fabriqués par des esclaves dans des pays "émergents", etc.
    Prenez la critique violente du colonialisme. Elle n'a pour but que de légitimer les brutalités du néo-colonialisme capitaliste. Prenez la critique violente du nazisme. Elle n'a pour but que de donner un vernis moral au régime démocratique.

    L'art, la belle liturgie, ne sont "que" le produit d'une organisation sociale et politique donnée. Ce n'est pas Michel-Ange qui a fait le rayonnement de la papauté, c'est le pouvoir temporel de la papauté qui a permis à Michel-Ange de donner la pleine mesure de son talent et de rejaillir ensuite sur la papauté.

    Pour vous donner une preuve supplémentaire que vous voyez les choses à l'envers, Mlle : ce ne sont pas, quoi qu'ils disent, des raisons d'ordre théologiques qui retiennent les traditionnalistes de Mgr Fellay (les autres comptent pour du beurre, ils sont une poignée qui ne savent pas bien ce qu'ils veulent), qui les retiennent hors de l'Église romaine, ce sont des raisons concrètes, politiques, économiques, beaucoup plus fortes que les raisons théologiques invoquées. D'ailleurs le fondateur de la Fraternité saint Pie X, Mgr Lefebvre, ancien évêque de Dakar, n'était pas un théologien mais un meneur d'hommes, un organisateur.

    En espérant, mais sans trop y croire, vous avoir débarrassé un peu de votre voile idéologique, je vous prie d'agréer Mlle l'expression de mes sentiments dévoués à votre conversion au catholicisme.

    Lapinos

    PS : il me semble que les femmes ont un penchant plus net que les hommes pour l'idéologie - c'est net surtout chez les femmes célibataires. « L'homme est un animal politique. » a dit le penseur ; on est tenté d'ajouter « Et la femme un animal idéologique/théologique. ») ; si vous le souhaitez, je développerai ultérieurement quelques arguments sur ce thème et celui de la féminisation progressive et excessive de l'Église, depuis le XIXe siècle.

  • Un peu d'exotisme

    Le motu proprio, la décision personnelle du pape d’accorder à ses ouailles qui le désirent la liberté d’assister de nouveau à la messe en latin est… un non-événement.
    Il n’y a pas besoin d’avoir l’oreille de Mozart pour reconnaître la beauté spéciale du grégorien ; on se souvient que Brassens lui-même déplore qu’on célèbre dorénavant la messe sur des airs pas très solennels (Depuis Georges Brassens, l’image de la solennité s’est dégradée, c’est vrai, on imagine un discours du président de la République un 14 juillet, quelque chose dans ce goût-là forcément, alors que la solennité peut-être plus profonde que ça.)

    Que ce non-événement fasse couler beaucoup d’encre, chez les détracteurs comme chez les partisans du motu proprio, en revanche, il n’y a là rien de surprenant, dans un pays et à une époque où on a jamais autant aimé se gargariser de mots, où l’idéologie règne, à côté des lois fondamentales du capitalisme.
    Pour les lecteurs du Monde, l’expression de motu proprio a presque une saveur exotique et on peut compter sur les rédacteurs du quotidien pour exploiter le filon à fond.
    Que le concile de Vatican II ait provoqué une sorte de "Babel liturgique" au sein de l’Église d’Occident, quiconque s’est trouvé dans la cacophonie d’une cérémonie internationale modernisante ne peut le nier. Le pape a dû être le premier à s’en apercevoir (Il est allemand, en outre, et les Allemands supportent mal la cacophonie.)

    *


    La réalité - politique -, quelle est-elle ? Les églises, les séminaires sont presque vides. Quel que soit le rite liturgique qui l'emporte, il n’y aura bientôt plus personne pour le célébrer.
    Les évêques les plus conciliaires, les plus démocrates-chrétiens, ont déjà laisssé entendre qu’ils feront en sorte de ne pas appliquer la mesure du pape ; ils savent qu’il y a assez de forces médiatiques, en France, pour appuyer leur rebellion.
    Ils entendent ainsi, disent-ils, défendre leurs prérogatives, leur pouvoir d’évêque, contre la montée du fachisme liturgique. Comme si ce pouvoir des évêques n’était pas déjà presque totalement mouché…
    Si d’aventure un évêque se montre réticent à ratifier un des dogmes de la nouvelle religion d’État capitaliste et laïque, il se fait immédiatement rappeler à l’ordre par les médias et peut ainsi mesurer l’étendue de ses prérogatives.
    Il n’y a que les démocrates-chrétiens pour oser prétendre le contraire, car dans le fond, qu’est-ce qu’un démocrate-chrétien si ce n’est quelqu’un qui aime les évêques tels qu’ils sont actuellement, à savoir impuissants ; quelqu’un qui se satisfait de la société civile telle qu’elle est, et qui a plus confiance dans Sarkozy pour procéder à quelques ajustements, à quelques économies, que dans le pape lui-même. Dans une perspective démocrate-chrétienne, un pape philosophe, c’est l’idéal.

    *

    Un dernier argument en faveur de ce motu proprio que j’ai pu lire, c’est qu’il indique le caractère “bienveillant” de Benoît XVI à l’égard de TOUS les fidèles, aussi peu appréciés des médias soient-ils.
    On se console comme on peut, mais, à propos de “bienveillance”, on se souvient que les papes qui protégèrent Michel-Ange, d’Alexandre VI à Pie IV, en passant par Jules II et Clément VII (pas moins de dix papes en tout !) n’étaient pas spécialement “bienveillants” ; il paraît même au contraire que Jules II avait un caractère sacrément despotique (Jésus a décidé de bâtir sur Pierre et pas sur Jean). Ces papes n’en avaient pas moins un sens aigü de leur mission apostolique et la volonté farouche de conserver les moyens de la mettre en œuvre. Combien d’âmes d’artistes ont-elles été aspirées vers la voûte de la Sixtine ?

  • Picq de la Roccambole

    Dans ma précipitation j’ai oublié, hier, de citer un extrait du sermon évolutionniste du père Picq, qui donne une idée assez exacte de cette religion à la mode. Fustigez l’obscurantisme (catholique ou islamique) aujourd’hui, et vous aurez le droit ensuite de vous vautrer dans l’idéologie pure, brute de poésie qui plus est, sous les applaudissements du public.

    Chargé de critiquer le bouquin de Picq, Lucy et l’obscurantisme, dans le dernier numéro de la Quinzaine littéraire, le critique Jean-Paul Deléage ne songe pas une seconde faire son boulot simplement et relever les insuffisances et les contradictions du bouquin de Picq. Avec fanatisme, il reprend l’argument de Picq à son compte :

    « L’évolutionnisme est aussi une science historique. Retraçant l’origine de l’arborescence du vivant profondément enraciné de la passé de la Terre, l’évolution est représentée avec bonheur par la métaphore de l’arbre. Ses racines constituent le passé, ses branches l’avenir (…) »
    C’est creux comme un sermon post-conciliaire !
    Et maintenant, l’envolée lyrique, qui vaut son pesant de… cacahuètes :
    « Pour les évolutionnistes, par contre, une certitude : il n’y a que co-évolution, car ce sont les communautés écologiques, et non les espèces isolées, qui évoluent [vachement scientifique, le mec]. C’est donc la responsabilité humaine qui s’avère scientifiquement impliquée dans les drames écologiques de notre temps.
    La mondialisation inclut des femmes et des hommes de différentes cultures ou croyances qui devront, en tout état de cause, construire le monde à venir. Or si aucune culture ne peut prétendre imposer ses valeurs propres à toute autre dans ce processus, force sera cependant de construire un socle commun de valeurs aussi universelles que fondamentales.
    Ainsi devrons-nous agir pour que continue l’évolution. Cette situation inédite confère un sens profond à la grande idée de laïcité, seule garante de la diversité culturelle dans le désir que survive l’humanité dans une communauté de destin avec la planète Terre et sa biosphère.
    La laïcité est donc bien le nouvel enjeu de l’évolution : [citant Picq] “L’évolution nous dit d’où nous venons, l’enseignement de l’évolution nous dit comment nous pouvons aller (sic). De Lucy à la laïcité, il n’y a qu’un long récit universel entre notre passé à tous et notre avenir à tous.” »


    Si j’ai bien compris ça pose un problème MORAL à l’Église évolutionniste démocratique si le singe ou Lucy, devenu homme, évolue ensuite en gros connard barbare au lieu de circuler sur les vélos écolos de Bertrand Delanoë ??
    Au point où la théorie évolutionniste est rendue - la métaphore de l’arbre cache une forêt d’énigmes pour les généticiens, les paléontologues, les zoologues -, les évolutionnistes ont colmaté la brèche en invoquant l’opération du saint Hasard pour expliquer les mutations. Le saint Hasard est peu compatible avec le programme écolo-laïc du père Picq, les nazis inspirés par le struggle for life de Malthus et Darwin étaient plus cohérents ; mais ce n’est pas la rigueur scientifique qui étouffe les fidèles de l’Église évolutionniste.

  • Créationnisme (4)

    Parlons un peu de la manière révélatrice dont les évolutionnistes font passer les créationnistes pour une menace grandissante pour la science, et par conséquent pour l’humanité tout entière - car pour ce qui est d’extrapoler les évolutionnistes sont fortiches.

    La sortie d’un bouquin de Pascal Picq, Lucy et l’obscurantisme, me fournit l’occasion. Pascal Picq est, disons, un vulgarisateur scientifique médiatique à l’audience assez large, quelques millions d’auditeurs.
    Dans ce bouquin, l’artillerie lourde est de sortie contre les blasphémateurs créationnistes, pêle-mêle les islamistes, les électeurs de George Bush et de Le Pen, en gros tout ce qui inspire des cauchemars au lecteur lambda de Libé, avide comme on sait de progrès, de justice et de liberté.
    Moi j’entends Picq un peu partout exprimer ses vues ; jusqu’à preuve du contraire je ne suis pas fou. En revanche, je prétends que ceux qui entendent des islamistes prêcher un credo créationniste dans les médias ont “des voix”, et qu’ils feraient bien de se faire ausculter. À commencer par Picq.

    *

    Le “danger créationniste”, ça fait doucement marrer… Alors que les évolutionnistes ont été en mesure d’obliger le pape, en dehors bien sûr de ses fonctions, de son rôle et de sa spécialité habituels, à admettre officiellement que la théorie évolutionniste est une théorie plausible. Un tel geste aurait eu du sens pour protéger un art ou une science menacée, mais nul ne peut prétendre que le darwinisme n’a pas un très large écho, y compris chez les catholiques eux-mêmes, qui l’admettent souvent comme une vérité immanente.
    Les évolutionnistes ont ainsi remporté une victoire, puisque les médias se sont empressés de traduire la déclaration du pape comme une caution, un peu ringarde, certes, à leurs yeux, mais une caution quand même, fournie à la théorie de Darwin. Un comble de la part d’évolutionnistes qui se réclament de la science, de la logique et d’une certaine forme d’athéisme !
    C’est exactement comme si on avait forcé le pape à se convertir à l’esprit du temps.
    Car il ne s’agit pas vraiment d’un complot évolutionniste, mais plutôt d’une manifestation de la force de l’esprit du temps, des préjugés contemporains, qui n’ont jamais été aussi univoques et indiscutables que depuis que les moyens de propagande moderne, télévision, cinéma, journaux “gratuits”, se sont imposés en Occident, au point de contraindre un pape à légiférer “in nihilo”.
    Il faudrait être un scientifique bien naïf pour prétendre que l’esprit du temps, les croyances communes, qui forment en définitive une religion nouvelle, n’ont pas une influence déterminante sur la recherche scientifique. Il faut avoir une cervelle bien kantienne pour isoler Copernic, Newton, Darwin ou Poincaré du socle de leurs croyances ou de leurs convictions.

  • Une belle histoire de l'Oncle F.

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    La comparaison avec l’Augustin de Jerphagnon est tentante. Même format, même volume, même volonté de survoler son personnage et de l’éclairer sous un jour nouveau chez François Brigneau avec Mussolini.
    La comparaison s’arrête là, car la tentative de Jerphagnon d’offrir un panorama de la pensée grecque en quelques pages afin de resituer saint Augustin dans son contexte s’enlise à demi dans l’académisme. On bâille très tôt. Brigneau marche d’un pas plus alerte dans les pas du Duce. Peut-être parce que Brigneau ne traîne pas une grosse valise pleine de livres avec lui ? Peut-être parce que le sujet était plus facile ? Pas si sûr. Pas si facile de mettre de l’ordre dans le chaos de l’histoire récente pour dégager une trame.
    Sûrement parce que Brigneau est très bon conteur. D’ailleurs ça s’appelle exactement Si Mussolini était conté. Comme s’il racontait pour ses petits-enfants. Une belle histoire de l’Oncle François (Auto-éditions FB).

    J’ouvre une parenthèse : je devrais sans doute présenter Brigneau, vu que c’est un journaliste-écrivain maudit qu’on ne risque pas d’entendre sur “France-Culture” pérorer sur tel ou tel hors-sujet tiré au hasard. Mais n’y a-t-il pas désormais une pudeur, une réserve à avoir vis-à-vis du tout-venant, sur le sujet des écrivains maudits ? Ils ne sont plus très nombreux, alors on aime autant ne pas les partager avec le premier démocrate-chrétien venu.

    « Je voudrais, mes petits poussins, attirer votre attention sur ceci. Depuis cinquante ans, et plus, les “munichois” sont couverts d’opprobre. “Munichois” signifie abject et lâche. Quand, à 13h30, Daladier atterrit au Bourget, une foule énorme a envahi l’aéroport qui n’est encore qu’un aérodrome. Jusqu’à la rue Saint-Dominique où se trouve le ministère de la Défense, des centaines de milliers de Parisiens, toutes classes sociales confondues, l’acclament. Albert Lebrun, le président de la République, adresse ses félicitations à Daladier. Les messages de compliments affluent. Dans le Populaire, le quotidien de la SFIO, Léon Blum parle de “lâche soulagement”. Se soulager, c’est parfois lâcher. « Depuis la négociation on peut jouir du soleil d’automne », ajoute-t-il, toujours poète. La commission administrative de la CGT déclare que « l’accord de Munich a évité le pire ». Afin de remercier Chamberlain, France-Soir (rédacteur en chef Pierre Lazareff) ouvre une souscription pour lui offrir une résidence secondaire en France. Les dons arrivent en masse. Le président de l’assemblée de la SDN félicite Daladier et le Premier ministre anglais. Ils ont sauvé la paix ! A Paris le 5 octobre 1938 la chambre du Front Populaire approuve par 536 voix contre 75 les accords de Munich. Les députés communistes, qui l’année suivante approuveront le pacte germano-soviétique, ont voté contre. Vive Mussolini ! »

    Je m'attendais à un éloge plus franc de Mussolini dans l'ensemble, mais Brigneau a la prudence de prendre un peu de hauteur et de fustiger plutôt l’impuissance de la France ou le bellicisme d’Hitler et des Anglais.

    Bref, le bouquin léger de Brigneau est parfait si on ne veut pas bronzer idiot à la plage en lisant du Beigbeder ou du Harry Potter (ou du Littell, pour ceux qui n’ont pas encore fini)… avec cette réserve : si on fréquente une plage démocratique, Palavas-les-Flots ou Canet-en-Roussillon, plutôt qu’une petite crique aristocratique isolée, on risque d'indisposer son voisin ou sa voisine de serviette en slip de bain, voire le CRS en faction.

  • Revue de presse (VIII)

    « La bonne me fait entrer dans le salon à dominante de teintes gris souris et parme. Aucun désordre, pas le moindre grain de poussière, des étagères impressionnantes remplies de livres méticuleusement ordonnés.
    Et, dans un coin, une lampe sur pied et une méridienne.
    L’atmosphère rappelle plutôt celle d’un cabinet de psychanalyste. »
    Florence Belkacem (“Vous pouvez répéter la question”, 2007)
    Extrait du préambule à l’interviou de Finkielkraut par F. Belkacem, de VSD.
    On en apprend plus entre les lignes de ce recueil d’intervious (Marine Le Pen, Alain Juppé, Maurice Dantec, Dieudonné, etc.), car la journaliste sacrifie largement au “politiquement correct”, saluant ainsi la grande “capacité d’indignation” (?) de Finkielkraut.


    *

    Entre la poésie de Char et celle de Chard (dans "Présent" du 7 juillet), le soldat Villepin est cerné :
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    *

    « Il ne s’agit pas de la tombe de Jésus (…) à cause de la banalité des prénoms inscrits sur la tombe. Si vous aviez crié les prénoms, sur un marché de la Jérusalem antique, des dizaines de personnes se seraient retournées.
    Pour que la thèse soutenue dans le documentaire soit crédible, il aurait fallu trouver des indices plus tangibles, comme, par exemple, “Jésus de Nazareth” inscrit sur la tombe.
    - Estimez-vous que vous avez été utilisé par Cameron et Jacobovici ?
    - Comme je leur ai donné des conseils, ils ont fait croire que je partageais leurs idées. Je ne trouve pas le procédé très honnête. »
    Shimon Gibson, archéologue (“Le Monde des religions”, juillet-août 2007)
    Le journaliste du Monde [athée] des religions demande à Gibson s’il a été “utilisé”, il n’ose pas lui demander s’il a été “manipulé”, ce qui serait poser la question comme il faut. Il ne fait aucun doute en effet que Gibson a été “utilisé” ; il a même dû être payé comme conseiller. Il est un peu tard pour venir pleurnicher. Les intentions des auteurs de ce “documentaire” étaient manifestement malhonnêtes. Ce n’est pas la première fois que ce genre de coup est monté pour tenter de battre en brèche l’historicité de Jésus ou de faire croire que le récit des évangélistes n’est pas conforme à la réalité.
    Le Monde des religions participe d’ailleurs à la manipulation en titrant largement “La tombe de Jésus a-t-elle été découverte ?”, alors que le témoignage tardif de S. Gibson publié dans ses pages dit qu’il n’y a aucun indice sérieux pour penser que cette tombe familiale, éloignée du lieu de résidence de la famille de Jésus et d’un “standing” nettement supérieur soit le tombeau du Christ.


    *

    « L’historien René Rémond, décédé le 14 avril à 88 ans a été encensé par une presse quasi-unanime. Certes, il avait pris sur le tard position contre la loi Gayssot et contre l’anticatholicisme agressif de Michel Onfray. Mais lorsqu’il présidait les Intellectuels catholiques dans les années de connivence avec le FLN et le communisme (des années 50 aux années 70), il pratiqua l’exclusion totale des catholiques traditionnels (…) ; et plus récemment il se déshonora avec quelques autres en violant le secret des archives ecclésiastiques et privées, allant jusqu’à reprocher à Paul Touvier une inscription de son faire-part de mariage, qui se révéla être une citation du livre de Tobie…
    René Rémond était le neveu de Mgr Rémond, évêque de Nice, qui fut sous l’Occupation un des évêques les plus pétainistes et en même temps l’un des plus efficaces protecteurs des juifs (les deux choses allaient en général de pair, comme le montre le cas des évêques de Lyon, Clermont, etc. Voir le Dictionnaire des Justes de France.) »
    (Échos de l’Entente catholique, juillet-août 2007)
    La quasi-unanimité de la presse, gauchiste, libérale ou démocrate-chrétienne, c’est le signe certain désormais qu'il vaut mieux aller S’INFORMER ailleurs.

    *

    Ce genre de procédé est devenu monnaie courante dans la presse et la littérature contemporaine, mais le cas de Beigbeder est exemplaire dans la mesure où c’est un hypocrite contempteur de la publicité et du marketing capitaliste.
    Beigbeder est à la fois chroniqueur à Lire et auteur d’un nouveau best-seller. Que va faire Lire, s’abstenir de parler du bouquin de Beigbeder, pour éviter de tomber dans la flagornerie ? Ah, ah, je plaisante, évidemment… Bien sûr Lire parle du dernier roman extra-light de Beigbeder, plutôt deux fois qu’une. Il organise même un “pour et contre”. Passons sur le “pour”, on devine les arguments d’ici : “Ce n’est pas parce que Beigbeder est un collègue de travail que j’ai trouvé son dernier roman d’une profondeur inexpectée de la part d’un homme qui affecte, etc., etc.” pour aller directement au “contre”. Tout l’effort du mec de corvée vise à démontrer que Beigbeder n’est jamais si bon que dans les mots d’esprits enlevés et que la forme romanesque nuit un peu à cet esprit brillant(issime).
    Conclusion : si par le plus grand des hasards personne n’a la bonne idée de vous offrir le dernier bouquin de Beigbeder, vous pourrez toujours vous rabattre sur sa chronique dans “Lire”, taillée à la mesure de cet écrivain dont l’Anleterre nous enviera bientôt les traits d’humour, etc., etc. ; c’est le b.a.-ba du merchandising, lorsqu’un client ne veut pas d’un produit, il ne faut pas le laisser quitter le magasin sans lui en avoir fourgué un autre.
    Lire, l’hebdo qui prend pas son lecteur pour la moitié d’un crétin !”


    *

    Un autre hebdo qui prend ses lecteurs pour ce qu’ils sont, à savoir des bobos, dans leur grande majorité, c’est Charlie-Hebdo. On ne s’en cache plus désormais, après Johan Sfar, le petit philosophe chiant illustré, c’est Amélie Nothomb qui débarque en pleine page pour raconter aux lecteurs de “Charlie-Hebdo”… en fait je ne sais pas quoi, car je n’ai pas eu le courage d’aller au-delà de la deuxième ligne de la prose de Nothomb. Il faudrait me payer pour lire du Nothomb, comme il faudrait me payer pour relire du Harry Potter (Je m’y étais astreint l’année dernière dans un effort de compréhension de mes semblables, maintenant que j’ai compris, je suis exempté - le succès de Potter est “para-scolaire” et il y a toujours des fayots pour se réjouir de l'arrivée des “cahiers de vacances”.)
    La page en face de Nothomb, Siné continue de faire semblant d’être anarchiste tout en défendant sa propriété privée dans le maquis Corse bec et ongles. Mais au moins, quand Siné se prend pour Montesquieu, c’est plus drôle que du Juppé ou du Nothomb ; donc je cite :

    « “En philosophie, comme en politique, c’est une impossibilité logique que de dire que l’on consent librement à un amoindrissement de la liberté. On ne peut consentir librement qu’à une consolidation ou une progression de la liberté.”
    C’est Philippe Val qui écrit cela dans son dernier édito, à propos des élections palestiniennes qui ont donné une victoire au Hamas. Bien qu’il la reconnaisse légitime, il ne la juge pas “démocratique”, car il l’estime due à une “aliénation antidémocratique”. Cela vous étonnera peut-être [?], mais je suis on ne peut plus d’accord avec lui. Où il ne le sera peut-être pas avec moi, en revanche, c’est que je dresse absolument le même constat quant au résultat des élections israéliennes désignant le criminel de guerre Ariel Sharon à la tête du gouvernement, pas plus que celle, récente, française, nommant Nicolas Sarkozy à nos commandes. »
    La démocratie, c’est vraiment l’art de justifier l’absurde par la logique. Je décode, à l’attention de ceux qui se refusent à lire un canard aussi “branché” que Charlie Hebdo : tout le monde à Charlie-Hebdo défend - un comble ! -, la politique américaine au Moyen-Orient, de Johan Sfar à Philippe Val en passant par Cabu ; alors Siné, forcément, le dernier des gauchistes pro-palestiniens, râle pour la forme. Alain Minc devrait l’embaucher au Monde, comme le schtroumpf Plantu, pour servir d’alibi et redonner une image pluraliste à un quotidien qui n’abuse plus grand-monde de ce point de vue-là.

  • Actualité de Simone Weil

    Pour ce qui est des procès en antisémitisme, il ne fait pas de doute que Francis Kaplan est un expert.
    Mais, encore une fois, il est beaucoup moins habile lorsqu’il s’agit de contredire l’exégèse biblique de Simone Weil, qui s’attache à repérer dans l’Ancien Testament la nécessité du Nouveau et les preuves de la “raideur” du peuple juif. Le procédé est grossier qui consiste à faire passer des questions posées par Simone Weil à des ecclésiastiques (pas toujours à la hauteur des questions, semble-t-il), à faire passer ces questions pour des réponses, et par conséquent à dénoncer de prétendues “erreurs” de Simone Weil.

    *

    Sur un point, le zèle de Kaplan à piéger Simone Weil est si grand qu’il l’entraîne à une exégèse qu’on peut presque qualifier de “freudienne” tellement elle est tirée par les cheveux et manque de recul humain et scientifique.
    À propos du livre de Jonas, voici en effet ce qu’écrit Kaplan :
    « Simone Weil dit, en effet, que “Jonas (est) malheureux que Ninive ne soit pas détruite”. Or, il est évident que Jonas dans ce livre est un personnage imaginaire, que, par contre, l’auteur est juif et condamne Jonas pour vouloir que Ninive soit détruite et, Ninive, n’étant pas juive, que le judaïsme prêche donc une religion d’amour universaliste. »
    Et Kaplan de conclure que Simone Weil commet un contresens grossier en chargeant Israël du péché de Jonas. Peut-être l’auditoire habituel de Kaplan est-il habitué à gober des couleuvres pareilles... En réalité, primo, l’opinion que Jonas est un personnage imaginaire n’est pas partagée par tous les spécialistes de la Bible ;
    - et secundo, quoi qu’il en soit, c’est un point de vue chrétien classique de considérer Jonas comme l’incarnation d’Israël, Jonas réticent à partager son élection avec les Gentils. Que l’auteur du livre de Jonas soit juif ou pas n’y change rien. Confondre un auteur juif avec le judaïsme tout entier est un amalgame étrange ! Surtout de la part de Kaplan, puisque celui-ci n’hésite pas dans le même temps à faire de Simone Weil une antisémite, bien qu’elle soit juive !
    Si le livre de Jonas est un des pans du judaïsme, comme l'avance naïvement Kaplan, son interprétation universaliste chrétienne est pour le moins “occulte” dans la tradition juive qui continue, par exemple, de refuser les mariages de Juifs avec des non-Juives.
    Kaplan est presque cocasse, car si on met à plat son raisonnement en apparence tordu, la pensée chrétienne, exprimée par Simone Weil, constitue un contresens. Ce point de vue antichrétien est en quelque sorte typiquement juif, et typiquement contemporain, est-on tenté d'ajouter si l'on se souvient de la polémique étrange déclenchée par le (mauvais) film de Mel Gibson sur la crucifixion. Il y a de surcroît chez Kaplan, à rebours de sa prétention, une incapacité totale à se projeter dans la pensée de Simone Weil. Kaplan ne fait que radicaliser inutilement l’opposition entre Juifs et chrétiens. Le juge est sans doute plus antisémite que l’accusée, inconsciemment.

    *

    Parfois on peut se demander si la pensée juive dominante actuelle ne cherche pas à nous démontrer que, au fond, Jésus-Christ lui-même est antisémite. Simultanément, on sent une certaine fierté, malgré tout, de la part de ces Juifs-là, que Jésus ou Simone Weil soient nés Juifs. N’est-ce pas ce qui conduit Kaplan, pour finir, à prononcer un non-lieu en faveur de Simone Weil, un non-lieu qu’il se refuse à prononcer en faveur d’Adolf Hitler ?

    Ce type de logique est marqué par un narcissisme ethnique exacerbé, narcissisme que Simone Weil rejette justement avec ses origines juives pour se tourner vers l’universalisme grec, marxiste ou chrétien.
    Plutôt que les hypothèses psychanalytiques bancales de Kaplan, le rejet de ses racines juives par Simone Weil doit se comprendre surtout au plan intellectuel, un plan que Simone Weil quitte rarement. Ce vers quoi Simone Weil tend, c’est une logique, une perspective universaliste moderne et chrétienne aussi nette que possible. Elle aurait sans doute préféré ne pas s’encombrer de cette “question juive” qui ne lui paraît pas une question “moderne” et la place en porte-à-faux avec ses préoccupations métaphysiques ; l’actualité la ramène de force à ce sujet ; elle subodore qu’elle va être classée comme une “philosophe juive”, et cette étiquette lui est étrangère.

  • Créationnisme (3)

    Plongé pour échapper au mauvais goût ambiant dans la lecture du Michel-Ange d’Anthony Hugues, je me fais cette réflexion, une nouvelle fois, que le Royaume-Uni paraît plus préservé que nous des discours des trissotins.

    Non, il n’y a pas chez Anthony Hugues de ces réflexions idiotes, tautologiques, anachroniques, voire carrément imbéciles qu’on retrouve chez Catherine Millet, Jean Clair, Daniel Arasse, etc., à chaque page. Anthony Hugues s’emploie simplement à cerner son sujet. Au pays de Darwin, la téléologique évolutionniste et mercantile paraît avoir fait moins de ravages que dans nos frontières.

    Fustigeons en revanche l’éditeur de ce bouquin, Phaidon, français il me semble, qui n’a apparemment pas pris la peine de relire la traduction et laissé un paquet de coquilles, comme si on avait voulu faire de l’argent à bon compte.

    Certes dans l’Europe future, qu’on appelle de nos vœux pour résister à la barbarie yankie (ou slave, qui sait ?), il ne faudra pas s’inspirer du modèle de la critique d’art française, ni du milieu de l’édition française.

  • Deuil blanc

    L’art contemporain vient de perdre sa marraine, Claude Pompidou. Comme quoi tout passe, même les idées les plus sottes.
    Sarkozy l’a décrite grossièrement (avant lui, le déluge) comme une “brave femme”. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions, en particulier, ces derniers temps, de bonnes intentions démocratiques.
    Pour moi, n’ayant de goût ni pour la géométrie, ni pour la philosophie, ni pour la photographie ou la vidéo d'art, ce sera un deuil en blanc.

    *


    Ici ou là on ose se dire scandalisé par des expos de photographies vulgaires subventionnées par telle ou telle municipalité branchée, on ose protester parce que Mgr Barbarin, l’évêque de Lyon, est attaqué en justice pour avoir osé critiquer les “conceptions artistiques” de tel margoulin lyonnais de l’art contemporain ; je dis que c’est bien fait pour sa pogne au sieur Barbarin : ça lui apprendra à composer des odelettes à la démocratie ! Ça lui donnera aussi l’occasion de répéter, à la face de ses censeurs, que ces procédés sont cyniques. S’il ose. Car si le clergé français a bien une chose en commun avec les artistes contemporains, c’est le manque d’audace. Combien de catholiques ont protesté contre l’expo. de Christian Lacroix dans une chapelle versaillaise, blasphématoire ET mercantile de ses dernières productions ? Une poignée, et, à ma connaissance, aucun ecclésiastique. Quand on ne chasse pas les marchands du temple à coups de pieds au cul, ils s'incrustent.

    *


    Face à ces barbares qui vendraient père, mère ou enfants pour faire de l’argent - la seule preuve concrète de l’existence de l’art contemporain -, on ne peut pas se contenter d’un discours philosophique comme quoi le Beau, le Bon et la Vérité seraient en perdition. Ce genre d’incantation approximative est débile et lénifiant. On est bien obligé de passer par une analyse marxiste plus lumineuse. Si on est tombé aussi bas, ce n’est pas en raison d’un quelconque faillite des idées platoniciennes ; c’est bien la société civile qui a évolué dans le sens de la vulgarité. Toute la société civile qui est touchée par le mercantilisme et les raisonnements philosophiques bénins qui vont avec.
    N’est-il pas hautement significatif que des catholiques n’aient pas été capables de reconnaître, dans le roman de Johnatan Littell, un recueil de fantasmes pornographiques ? Pire que ça, certains catholiques ont même osé, les macaques, encenser ce machin officiel ! C’est dire l’épaisseur du brouillard philosophique.

    *

    Je relisais récemment des discours de Pie XII et de Paul VI sur l’art ou adressés à des artistes, leurs réflexions destinées à alimenter les débats du concile v2. C’est d’une banalité, d’une généralité affligeante, il n’y a aucun critère d’action là-dedans ! Du moins on veut agir, mais on ne sait pas bien quoi faire. On a oublié comment la papauté fut grande et belle avec Jules II pour débiter des sermons de préfet laïc.
    Au moins quand Claudel parle d’art, même s’il dit souvent, sur le fond, n’importe quoi, que Jordaens est un mauvais peintre, tout et son contraire à quelques semaines d’intervalle (il n’est pas diplomate pour rien)… au moins il le dit… avec art ! Chez Pie XII et Paul VI, platitude du fond et de la forme ! Aucun feu sacré. Ça aussi c’est significatif.
    Sans compter le rôle actif que jouent certains grands patrons démocrates-chrétiens dans l’économie capitaliste.

    *

    Cette montée en puissance, irrésistible, des élites bancaires et du mercantilisme, Marx l’avait prédite. Élevé à Trêves, une ville catholique, apparemment il n’a pas remarqué que les bourgeois catholiques étaient différents des autres. En revanche il est vrai que cléricaux “noirs” et “rouges” communistes se sont retrouvés unis dans l’opposition au régime de Bismarck. La protestation contre les élites bourgeoises nées de l’industrialisation est à la fois dans Bloy et dans Marx. Juste coïncidence.
    Pour ceux qui préfèrent laisser Marx enfermé dans un mausolée soviétique, il y a Baudelaire. Il avait déjà, auparavant, parfaitement discerné le cynisme de ce qu’il est convenu d’appeler "Les Temps modernes".

  • Devinette

    Je sais bien que ma devinette, dans un monde peuplé de philosophes bobos qui ne s'intéressent pas à l'art en général, à la peinture en particulier, risque de tomber un peu à plat, mais tant pis, je la pose quand même… Qu'est-ce qui peut bien pousser le peintre Chenavard à prétendre que la peinture de paysages est un signe de décadence ? À votre avis ? J'ai ma petite idée mais j'aimerais entendre d'autres sons de cloches…

  • Revue de presse (VII)

    « (…) l’histoire de la presse regorge d’exemples montrant que la presse s’effondre lorsqu’elle est entièrement contrôlée par un pouvoir, qu’il soit politique ou économique, ne serait-ce que parce qu’elle perd la confiance de ses lecteurs. On dit parfois que, compte tenu des difficultés économiques qu’elle rencontre, la presse quotidienne devrait se résigner à renoncer à une partie de son indépendance. Mais est-ce que ce n’est pas, au contraire, parce qu’elle a beaucoup perdu de son indépendance et de son pluralisme qu’elle rencontre des difficultés ? Les journaux font tous les mêmes titres et les mêmes articles (…). Ils véhiculent souvent les mêmes idées. Ils embauchent souvent les mêmes profils de journalistes (…) »
    Julien Duval (“La Tribune”, 27 juin)
    Élémentaire mon cher Duval ! Au-delà de cette évidence, on est dans une situation où l’écrasante majorité des journalistes en France approuve les lois de censure (Gayssot, Fabius, etc.) ! où l’existence même de la censure est niée. C’est à peine si Cabu, dessinateur de presse “anarchiste”, ne prend pas son petit déj’ avec le Maire de Paris.
    Vouloir rentabiliser le Monde, c’est un peu comme si le Soviet suprême avait voulu rentabiliser la Pravda. Exagération ? Voici une preuve de la généralisation du style journalistique soviétique dans les médias français :

    « Jean-Marie Colombani quitte, aujourd’hui, Le Monde. (…) était-il prudent de mettre à l’écart un de nos rares grands journalistes à être aussi un chef d’entreprise ?
    (…) Les amis de Colombani (…) se consoleront en retrouvant, dans le recueil de ses éditoriaux (…) le parfum de ses années “Monde”. Entre autres, le célèbre “Nous sommes tous Américains” écrit le soir du 11 Septembre. »
    BHL ("Le Point" 28 juin)
    BHL est emblématique. Conseiller de Ségolène pendant la campagne présidentielle, il a déjà trahi son clan et rallié celui de Sarkozy. Des fois que Sarko aurait un petit secrétariat d’État à confier à BHL, la Propagande et la Mise en conformité des médias, par exemple, il ne dirait pas non.

    ***

    « Les brouillons retrouvés ont été publiés en 1994 par Henri Godard, dans le volume IV des Romans de la collection de la Pléiade. Il avait publié dès 1985 ce qu’on appelle la Version B (…) sous le titre Maudits soupirs pour une autre fois. Titre inexact, il en convient aujourd’hui : celui que Céline avait envisagé un moment, c’est Soupirs pour une autre fois. Mais Gallimard ne s’est pas fatigué.
    (…)“ Je sais qu’il est gaulliste, résistant militant”, dit Céline du mari de Clémence dans la Version B (…), et les trois courtes lignes suivantes restent supprimées, soixante ans après, tant notre époque est censureuse.
    À cause d’“affirmations qui pourraient être diffamatoires à l’endroit de personnes ayant existé”, précisait la Pléiade en 1994 (Albert Milon est mort fin 1947)… On imagine que les lignes de Céline sont surtout très méchantes pour la Résistance. Encore plus que la page 124, où le narrateur regrette de n’avoir pas violé et tué une auxiliaire de la Wehrmacht : “C’était un crime à ma portée, j’aurais gardé mes citations, (…) l’honneur et ma carte de tabac.”
    (…) P.S. : On comprend que le Pr Godard ait maintenu “fufrerine” pour “führerin”, ou “Bikiki” pour “Bikini”, à cause de l’effet comique. Mais pourquoi Gallimard ne rétablit-il plus, depuis “Féérie”, l’orthographe de “chiottes”, mot que Céline emploie souvent (en l’écrivant “chiots”) ? On sait bien, de toutes façon, que l’éditeur corrige souvent l’orthographe, complète souvent la ponctuation, d’un Céline qui fut toujours négligent sur ces points. C’est pourquoi dans mes citations, j’ai parfois ajouté des virgules, quand elles étaient nécessaires pour éviter une ambiguïté. »
    François Lecomte (“Rivarol”, 29 juin 2007)
    On se permet sans doute de corriger la ponctuation de Céline à Rivarol parce que celui-là a publié dans celui-ci.

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    On trouve de tout dans la revue “centriste” Commentaire, le pire comme le meilleur. Commençons par le pire, avec cette apologie “naïve” du capitalisme financier sous la plume de Georges de Ménil, critiquant, le mot est un peu fort, un bouquin d’Augustin Landin et David Thesmar.
    « Selon une critique répandue en Europe continentale, et notamment en France, la financiarisation du capitalisme constitue un risque majeur pour nos économies (…) Le danger découlerait du court-termisme intrinsèque des professionnels de la finance et de leurs exigences de rendement.
    Landin et Thesmar démontrent que les professionnels de la finance ne renâclent pas devant les placements de longue durée. Ils ont acheté les actions d’Amazon et d’Ebay bien avant que ceux-ci n’affichent des résultats positifs. »
    C’est une blague ? Chacun sait qu’en France, notamment, pays qui n’a pas comme les États-Unis les moyens d’imposer ses produits et ses services au reste du monde, les banques n’ont pas hésité à investir dans les projets, les “start-up” les plus farfelus à la fin des années 90 des sommes énormes qu’elles ont perdues. Prendre l’exemple d’Amazon et d’Ebay, alors que ce sont des exemples isolés de “start-up” qui ont décollé, c’est de la propagande grossière.
    Ce phénomène de bulle de spéculations, puis l’éclatement de cette bulle, est au contraire conforme à l’analyse de Marx sur l’excédent de capital accumulé par les pouvoirs financiers et la difficulté des banques à placer cet excédent.

    « (…) La diversification de leurs portefeuilles leur permet de fait de prendre plus de risques que ne pourraient se permettre le patron d’une entreprise qui joue sa carrière - si ce n’est sa fortune - sur ses paris industriels. Ce que les professionnels évitent, ce sont les mauvais placements, de quelques termes qu’ils soient. »
    Pure propagande libérale là encore ; on retrouve, sous-jacente, la théorie de la “main invisible” de Smith qui harmoniserait tous les flux, en définitive. Ce qui est vrai c’est que “les professionnels” investissent en dehors de tout jugement moral dans des entreprises de prostitution “via” internet aussi bien que dans des boulangeries industrielles ou des fabriques d’armement, et échappent à leurs responsabilités, contrairement aux vrais entrepreneurs attachés à un projet qu’ils ont défini. Même le maquereau qui monte une entreprise de prostitution est plus respectable que ces investisseurs irresponsables qui injectent de l’argent sur le seul principe de rentabilité supposée mais se lavent les mains du reste !
    Ce que les propagandistes veulent dissimuler avec leurs belles théories libérales bancales, c’est que la prospérité économique des États-Unis repose d’abord sur leur capacité de destruction massive par les bombes ; le jour où les Yankis perdront leur pouvoir d’intimidation, ils pourront toujours appeler la “Main invisible” de Smith à la rescousse, ils seront bien avancés…

    « Les critiques du “grand méchant marché” se trompent de cible. Le danger dont la financiarisation est porteuse est moins le court-termisme que la tentation de se laisser emporter, par enthousiasme pour le développement technologique, dans une bulle spéculative. »
    C’est exactement la même chose, suivre la mode, qui s’en va aussi vite qu’elle est venue, c’est précisément avoir une intelligence à court terme. Plutôt que d’“enthousiasme pour le développement technologique”, il faut parler de propagande commerciale et gouvernementale gigantesque, incitant les individus et les collectivités locales à se doter d’équipements informatiques ou autres, bien souvent inutiles et sous-exploités. Cette propagande commerciale télévisée consiste la plupart du temps à abuser la clientèle potentielle, quand ce n’est pas carrément à lui mentir (“Si vous n’achetez pas à votre enfant cet ordinateur - fabriqué en Asie par des travailleurs exploités -, il sera désavantagé par rapport aux autres.”)
    Les libéraux au pouvoir, de gauche ou sarkozystes, veulent faire croire que le capitalisme, c’est le meilleur des mondes possibles, que l’enrichissement, la croissance, c’est la plus noble des ambitions de l’homme. En réalité il y a un modèle yanki qui s’est “imposé” ; il repose sur un déséquilibre, sur le surendettement, sur le gaspillage des ressources des uns par les autres ; prétendre vouloir faire monter tout le monde du même côté de la balance, du côté de la démocratie et du capitalisme, tout en conservant l’équilibre, est complètement saugrenu.
    Georges de Ménil l’avoue lui-même, les raisons historiques invoquées par Landin et Thesmar pour expliquer la résistance en France aux “idées libérales” (les libéraux n’ont pas d’idées, ils ont du pétrole) ne tiennent pas debout. Ceux-ci avancent une conjonction du catholicisme gaulliste et du communisme après guerre. C’est un peu court en effet comme analyse historique. Il y a chez F. Furet des éléments de réponse plus sérieux. Notre histoire est plus longue que celle des États-Unis ; assez longue pour qu’on ait déjà connu la faillite d’un équilibriste de la finance, l’Écossais Law, après avoir épaté tout le monde avec ses tours de passe-passe.



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    Le meilleur dans Commentaire, c’est la publication de vieux articles de F. Furet ou de J. Chardonne, extrait de ses Propos sur l’édition :
    « Il y a une question de chaises chez le libraire qui a son importance. Depuis quand ne trouve-t-on plus de chaises dans ces boutiques ? On a dit que la dernière librairie où l’on pouvait s’asseoir est celle où travaillait A. France. Erreur, il y avait des chaises dans la librairie d’Adrienne Monnier. Quand on a trouvé des chaises, on s’asseoit, on reste, on cause ; cet entretien rayonne sur les livres.
    C’était une femme charmante cette Adrienne Monnier, et je viens de relire ses chroniques avec plaisir. À cette époque, elle traduisait puis elle édita James Joyce, sans illusion, et elle ne s’en cache pas. Elle trouve Joyce ennuyeux et le “monologue intérieur” ridicule.
    Elle a tout perdu dans cette affaire. Quand Joyce est venu à Paris, il était riche. Il n’a donné aucun secours à cette femme qui s’était ruinée pour le faire connaître à des naïfs. »
    L’article de Chardonne, fort intéressant, est bien entendu suivi d’un article destiné à tempérer ses propos. Chardonne dit notamment que les femmes, autrefois grandes lectrices, depuis qu’elles travaillent, lisent beaucoup moins. Le plumitif objecte les bons chiffres de vente de certains romans, comme si acheter un bouquin signifie qu’on le lit. Sur les centaines de milliers de gogos qui ont acheté Les Bienveillantes de Littell à Noël, je mettrais ma main à couper qu’il n’y en a pas mille qui l’ont lu en entier, avec l’attention de celui qui en a relevé les 999 barbarismes et fautes.
    L’avis de Chardonne sur Joyce était partagé par Waugh, pourtant “futuriste” lui aussi, mais qui estimait que Joyce outrepassait les limites et tombait dans la littérature hermétique. Évidemment on peut les soupçonner l’un et l’autre d’avoir été jaloux.

  • À l'encan

    Je ne vais pas me plaindre de ce climat un peu frisquet, plus propice au travail. Toutes ces belles étrangères en tenues légères dans Paris, l'été venu, ne facilitent pas la concentration. Et puis au moins, pendant ce temps, les journalistes n'osent pas nous soûler avec le "réchauffement".

    *

    Un exemplaire des Fleurs du Mal dédicacé à Delacroix a été mis aux enchères et acquis pour la somme de 600.000 euros, environ, peu importe, tous ces zéros n'impressionnent que les lecteurs du Monde, du Figaro ou de Beaux-Arts magazine ; ils n'ont pas de sens précis.
    Bernard Arnault, via Vuitton, sponsorise bien, lui, un ouvrage sur Marx…

    Ça ne fait pas pour autant de Baudelaire et Marx des auteurs "bourgeois", "capitalistes" ou "sarkozystes", pour parler le langage actuel. On peut même voir en Baudelaire un anti-Littell parfait. Condamné pour certains de ses poèmes des Fleurs, pour leur défense il écrivait :
    « Le livre doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une terrible moralité. (…) Il y a plusieurs morales. Il y a la morale positive et pratique à laquelle tout le monde doit obéir. Mais il y a la morale des arts. Celle-ci est tout autre, et depuis le commencement du monde, les arts l'ont bien prouvé.
    Il y a aussi plusieurs sortes de
    Liberté. Il y a la Liberté pour le Génie, et il y a une liberté très restreinte pour les polissons. »

    Cela signifie que la civilisation est une chose subtile, si subtile qu'il ne vaut mieux pas la confier à des "libéraux" cyniques, forcément cyniques. Car la liberté dont il est question ici, c'est celle des banquiers. Leur morale ? Elle consiste à s'enrichir coûte que coûte. De Guizot à Sarko, on n'en sort pas.

  • Stratégie artistique*

    L’art contemporain fait constamment référence, de manière appuyée, à des “valeurs sûres” ; il y a ces classiques de la littérature pieusement rangés dans les vitrines du Pompidou, le titre emprunté à Céline par Anselm Kiefer, “Voyage au bout de la nuit” (“Guignol’s band” aurait mieux convenu, mais il ne faut pas surestimer la culture générale des bobos), les pastiches de Michel-Ange par Lapicque, etc.
    Je me demande, est-ce que c’est pour méduser le public, ou bien juste pour avoir la scoumoune que Kiefer fait ça ? Une sorte de gri-gri ? Ou alors c’est une tradition de l’art contemporain, depuis le cours d’art plastique prononcé par môssieur le professeur Picasso sur Vélasquez…

    *

    C’est parce que Baudelaire avait l’amour de la peinture qu’il pouvait se permettre de critiquer, en des termes choisis, le peintre Gérome : « Il est impossible de méconnaître chez M. Gérome de nobles qualités, dont les premières sont la recherche du nouveau et le goût des grands sujet », et, plus loin : « La facture de M. Gérome, il faut bien le dire, n’a jamais été forte ni originale**. »

    L’amour de Baudelaire pour la peinture entraîne une déception lorsqu’il décèle des carences ou des faiblesses chez un peintre. En général, d’ailleurs, Baudelaire s’avoue déçu par la peinture présentée aux Salons ; mais il n’abandonne pas pour autant, il se refuse à désespérer de l’art. Le même état d’esprit le pousse à propulser Delacroix, avec Rembrandt, Rubens, Puget, parmi les phares.

    Le mépris des esthéticiens contemporains pour Gérome, les Catherine Millet, les Jean Clair, les Yves Michaud, pour ne citer que les plus médiatiques porte-parole d’une esthétique à la portée des caniches, ce mépris est tout différent. C’est d’abord du conformisme, une façon de se conformer à ce qu’ils ont cru comprendre du “message” de Baudelaire ; et puis, surtout, c’est une ruse grossière, mais qui fonctionne très bien, pour se faire valoir, eux et tout leur bazar, sur le dos de Gérome. Nains immodestes et insignifiants à qui on confie des responsabilités politiques.

    *En hommage à Fernand Divoire, auteur méconnu, et pour cause.
    **Ceux qui savent lire observeront que c’est sa “facture”, autrement dit son savoir-faire, que Baudelaire reproche à Gérome, tandis qu'il loue ses innovations.

  • Sans chauvinisme

    Curieusement, Céline, qui est plutôt du côté de Chenavard, comme blessé à mort et assombri, Céline est une cure de jouvence malgré tout, comme les réactionnaires. C'est peut-être, je ne sais pas, son côté "animal" ; il a beau être aux abois, traqué par la hyène Sartre et les autres, c'est l'instinct de survie qui domine chez lui.
    Un de mes potes, qui chasse à courre, m'expliquait récemment que le cerf, si la traque dure un peu, s'asphyxie ; son sang devient noir, ses organes le brûlent, il va souvent se jetter dans un étang, un plan d'eau, dans un geste désespéré.

    *

    « Je supporte de moins en moins la musique "en boîte" ; d'ailleurs je n'écoute pour ainsi dire plus de disques… »
    Mireille Delunsch est chanteuse lyrique. Je ne suis pas très sensible à la musique "moderne", les rares fois où j'ai mis les pieds à l'opéra, les premières notes m'ont donné envie de me trisser à toute berzingue, mais j'ai assez d'oreille pour distinguer un artiste d'un simulacre d'artiste. Petit mérite dorénavant, les contrefaçons sont tellement grossières, les soi-disant artistes contemporains ont des gueules de représentants de commerce si tranchées ! Daumier s'en serait donné à cœur joie.
    Et Mme Delunsch est une artiste. Je note sa remarque aussi - elle se défend de tout chauvinisme -, que l'Alsace est la seule région française où la musique est vraiment importante.
    Lorsqu'on lui demande quel est son bouquin préféré, Madame Delunsch répond : Belle du Seigneur ; et son tableau préféré : Guernica ; et son événement historique préféré : L'abolition de l'esclavage ; ça n'enlève rien à son caractère d'artiste, à son goût de la perfection et de l'effort pour l'atteindre. Rares sont les artistes capables de comprendre les arts qu'ils n'exercent pas, en définitive. Delacroix est une exception.

  • Sourdingues

    Pas seulement la “fête de la musique”, mais aussi toutes ces gonzesses qui, automatiquement, se fourrent dans les transports en commun un écouteur dans l’oreille ; et tous ces blogueurs qui font “partager” à leurs congénères le dernier tube en vogue, toutes ces fêtes où, en sourdine - en sourdingue plutôt -, des amplis crachent des mélodies balourdes et des rythmes simplets, la multiplication à la télévision des émissions musicales ; les bars où on boit dans le vacarme artificiel, jusqu’au restaurant où on dîne “en musique”, au supermarché où on fait ses courses “en musique”, bref, cette vaste conspiration démocratique contre le silence… je ne peux pas m’empêcher de penser au peintre Chenavard.

    Que Baudelaire décrit ainsi :
    « Le cerveau de Chenavard ressemble à la ville de Lyon ; il est brumeux, fuligineux, hérissé de pointes, comme la ville de clochers et de fourneaux.
    (…) Chenavard sait lire et raisonner, et il est devenu ainsi l’ami de tous les gens qui aiment le raisonnement [allusion à Delacroix] ; il est remarquablement instruit et possède la pratique de la méditation.
    (…) [Pour Chenavard] L’humanité est analogue à l’homme.
    Elle a ses âges et ses plaisirs, ses travaux, ses conceptions analogues à ses âges.
    L’âge de l’homme se divise en “enfance”, laquelle correspond dans l’humanité à la période historique depuis Adam jusqu’à Babel ; en “virilité”, laquelle correspond à la période depuis Babel jusqu’à Jésus-Christ, lequel sera considéré comme le zénith de la vie humaine ; en âge moyen, qui correspond à la période dans laquelle nous entrerons prochainement et dont le commencement est marqué par la suprématie de l’Amérique et de l’industrie.
    L’âge total de l’humanité sera de huit mille quatre cents ans.
    De quelques opinions particulières de Chanavard. De la supériorité absolue de Périclès.
    Bassesse du paysage, - signe de décadence.
    La suprématie simultanée de la musique et de l’industrie, - signe de décadence. »


    *

    Baudelaire, donc, oscille entre l’admiration et la moquerie. Mais Chenavard est trop intelligent, trop pittoresque, trop proche de Delacroix, pour que Baudelaire l’écarte avec mépris, d’une phrase, comme il fait des petits professeurs d’esthétique de son temps, vite enfouis et qui préfiguraient la gnose d’un Panofsky, d’un Malraux ou d’un Gombrich, sans compter les petits esthéticiens actuels, tous les Daniel Arasse, les Jean Clair, les Catherine Millet, les Philippe Dagens et les Yves Michaud, etc., les quarante publicitaires d’un art à la portée des bobos, qui, désormais, tiennent le haut du pavé, sans partage.

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    L’attitude de Delacroix vis-à-vis de Chenavard, son ami, est sensiblement différente. Il est impressionné lui aussi par la somme de savoir de Chenavard, mais s’efforce de ne pas prêter trop d’attention à ce discours de Cassandre - Chenavard peint la décadence à chaque phrase -, craignant de basculer dans le nihilisme ou la mélancolie ; pour un peintre qui, comme Delacroix, se veut créateur et poète, ça serait une catastrophe.

    *

    Chenavard est donc sans doute trop évolutionniste, trop systématique, plus systématique que Baudelaire et Delacroix encore, pour qu’on puisse le ranger comme ses amis parmi les grands réactionnaires modernes, avec Barbey, Bloy, ou Marx… qui ont la particularité d’être de grands ranimeurs d’espérance, des combattants exemplaires, qui répandent l’énergie spirituelle autour d’eux et dont le contact réchauffe.