Il peut paraître prématuré, le 10 novembre au matin, de se préoccuper déjà de ses cadeaux de Noël. Je ne parle pas des cadeaux qu'on se réjouit à l'avance de découvrir dans ses propres souliers le soir du 24 décembre après la Messe de minuit au pied du sapin, ou, pour ne vexer personne, le 25 décembre au matin - je connais en effet des familles un peu anticonformistes mais nonobstant très "comme il faut" où c’est l’usage -, je ne parle pas de ces cadeaux-là, naturellement, mais des cadeaux que l'on envisage soi-même d'offrir à autrui. Bien sûr, on se prive ainsi de l’excuse classique : « Flûte, je suis sincèrement désolé, mais je n’ai justement plus un sou vaillant sur mon compte courant en ce moment… ». Mais comme on dit la prudence est mère de toutes les vertus, alors…
Attardons-nous maintenant si vous le voulez bien sans plus tarder sur les raisons qui doivent inciter à offrir un livre plutôt qu’une boîte de chocolats, puis je vous dirai ensuite à quel livre en particulier je songe (À ce stade il me paraît utile de ne pas cacher mon plan plus longtemps.)
Oui, vraiment, le meilleur choix est d’acheter un livre ! Car convenez qu’un livre, lorsqu’on s’y prend à l’avance comme moi - et vous, puisque je ne désespère pas complètement de vous avoir convaincus -, a beaucoup d’avantages. Par rapport à une bouteille de lait entier biologique ou microfiltré (celui-ci n’est pas mal non plus), un livre se conserve beaucoup plus longtemps, primo, et de deux vous passeriez pour un excentrique en faisant cadeau d’une bouteille de lait, même en Angleterre. Or, si un excentrique par-ci par-là ne peut nuire à la bonne marche en avant de la démocratie sur l'autoroute de la prospérité et du bonheur, eh bien de l’avis de tous les commentateurs, un surcroît d’excentriques dans ce pays conduirait inévitablement notre gouvernement pour y remédier à introduire une dose de dictature dans un système encore perfectible, certes, mais qui est quand même parvenu à circonscrire la guerre et les tremblements de terre dévastateurs aux reportages des journaux télévisés, les événements récents ne doivent pas nous le faire oublier.
Le recueil de nouvelles en question, qui portent toutes la signature prestigieuse de Robert Benchley, ne compte pas beaucoup de pages, soixante-dix grand maximum, et son prix est en rapport (proportionnel) avec le nombre restreint de pages. Pour peu que vous fassiez preuve d’un peu d’amabilité et d’un peu de chance, une ravissante préposée vous l’emballera en outre gratis dans un paquet-cadeau avec un ruban. J’ai même fait pour ma part d’une pierre deux coups car j’en ai acheté cinq que je pense écouler assez facilement. Trois coups même si j'ose dire puisque la préposée a accepté mon invitation à prendre un verre demain après le travail.
Lorsque vous aurez vous-même ce petit recueil tant vanté entre les mains, vous comprendrez immédiatement pourquoi on ne risque pas, avec lui, de tomber dans le piège classique qui s'ouvre sous les pieds de presque tous ceux qui offrent un livre à leurs amis à Noël plutôt que des marrons glacés. Attention tout de même d'ici là de ne pas le manipuler trop longtemps ou avec des mains grasses car l’encre qui a servi à imprimer l’illustration de couverture bave un peu. Or, si votre ami ne sera pas gêné que vous lui vantiez chaudement les mérites de l’ouvrage que vous lui offrez, il n’appréciera pas dans neuf cas sur dix que vous l’ayez vous-même visiblement feuilleté au préalable, non sans une certaine hypocrisie, car comment auriez vous pu lui en faire l'éloge sans l'avoir ne serait-ce que feuilleté un peu ? Ce qui me fait conclure que les gens traitent parfois les livres comme si c'étaient des marrons glacés (On ne doit jamais sucer ceux-ci avant de les offrir.)
Le danger est en effet d’offrir un livre à quelqu’un qui n’aura pas le souffle de le lire et qui s’en mordra les lèvres lorsque vous le reverrez, à Pâques par exemple. Je sais bien que ça peut-être très amusant de causer d’un livre qu’on n’a pas lu, mais quand on vous prend par surprise ça peut aussi s'avérer très désagréable, je suppose que ça n’est pas arrivé qu’à moi le jour du baccalauréat.
Pardonnez-moi mais je crois que malgré toutes les précautions que je prends, je suis un peu ambigu deux paragraphes plus haut lorsque j’évoque une “préposée”. Il fallait comprendre : “préposée à l’emballage des livres pour en faire des cadeaux de Noël dans la librairie”, et non pas : “préposée des Postes”. Car, que ce soit bien clair, il n’est pas prévu que vous puissiez être aimable avec cette dernière, ni même que cette amabilité dont vous ne parvenez peut-être pas à vous départir dans aucune circonstance puisse vous procurer un quelconque privilège dans ce qui est encore un Service public.
Mais revenons à nos moutons (le temps passe vite). Ne levez pas le sourcil d’un air sceptique, il est prouvé depuis longtemps, le succès d’Harry Potter ne fait que le confirmer de manière éclatante, qu’il peut y avoir un hiatus entre le nombre d’exemplaires vendus d’un livre donné et le nombre de personnes qui le lisent réellement du début jusqu’à la fin. Avec ces cinq ou six nouvelles, vous ne risquez pas de vexer votre ami, car c’est bien le diable s’il n’en achève pas au moins une, Dormons-nous suffisamment ?, par exemple, qui m’a paru de prime abord la plus intéressante et qui ne fait en tout et pour tout que dix pages, cinq si l’on ne compte pas la version originale en anglais que l’éditeur, Le Rocher, a pris la précaution de faire figurer au regard de la traduction quitte à augmenter un peu le prix de l'ouvrage.
Je me rends compte que j’ai failli occulter cet aspect des choses. Je ne saurais le négliger. Moi-même j'ai été un peu déstabilisé par cette petite particularité au début, je l'avoue, étant habitué depuis ma plus tendre enfance à lire le recto puis le verso des pages d'un livre. Je vous assure que vous auriez tort d’hésiter pour ça ! Il n'est pas mauvais de changer ses réflexes de temps en temps, cela peut ouvrir de nouvelles perspectives. Et puis il en va des livres comme des films en v.o., on en sort toujours avec la sensation grisante d’être plus ou moins bilingue et cultivé, sensation qui se dissipe dès qu’un ressortissant britannique vous demande dans sa langue maternelle le plus court chemin pour se rendre à la Gare du Nord et que vous lui demandez, à votre tour, de répéter sa question.
Certains pourraient être tentés de renverser le problème, de voir dans cette publication simultanée une invitation à confronter l'original à sa traduction. Je me permets de leur rappeler deux choses : la première, c'est qu'il s'agit d'un cadeau de Noël, pas d'un exercice de maîtrise d'anglais ; la deuxième, c'est qu'il ne faut jamais rien entreprendre sans perdre de vue ces deux dictons qui tiennent un des tout premiers rangs dans la catégorie des dictons à mon humble avis : « Le mieux est l'ennemi du bien » et : « L'Enfer est pavé de bonnes intentions » - après, chacun se débrouille avec sa conscience.
Voici maintenant un extrait tiré de la nouvelle intitulée Aux abris, pour achever de vous convaincre. Un extrait assez court puisque le recueil est bref :
« Le mois prochain sera dur pour tous les gens dont la peau bleuit facilement car on annonce des pluies de météores. »
Je ne peux m'empêcher de noter que bruise, de to bruise, qui signifie "meurtrir, contusionner, froisser", a été traduit par "bleuit", ce qui est très poétique, mais il n'est pas prouvé que Benchley ait voulu être poétique à ce moment-là, ni que toutes les peaux bleuissent lorsqu'elles sont meurtries par des météores. J'aurais plutôt traduit bruise par "marque", ce qui donne :
« Le mois prochain sera dur pour tous les gens dont la peau marque facilement car on annonce des pluies de météores. » Mais ce qui est fait est fait.
Inutile de me remercier pour tous ces conseils. N’est-il pas civique, en effet, lorsqu’on a la chance de disposer d’un minimum de logique et d'esprit critique, d’en faire profiter les gens autour de soi ?