L'anecdote du procès en sorcellerie intenté par Francis Kaplan à Simone Weil a le mérite de rappeler que, dès lors que quelqu’un produira un effort libre et désintéressé en faveur de l’espèce humaine tout entière, il se trouvera toujours quelque sinistre individu pour tenter de lui faire un croc-en-jambe.
Au fond les accusations de Francis Kaplan n’ont pour but ultime, en diffamant la personne de Simone Weil, en la marquant de ce qui constitue pour les contemporains la plus infâme des flétrissures - l'antisémitisme -, de diffamer sa pensée.
Comment une jeune femme curieuse a-t-elle pu passer, en quelques années de réflexion foudroyante, des idées socialistes à la mode, à une sorte de monarchisme ou de fachisme chrétien*, en passant par la lecture de Marx ?
En dehors d’une œuvre de moraliste d’où émergent quelques formules qui ne manquent pas d’ironie, l’itinéraire de S. Weil est concentré dans un petit bouquin accessible au premier homme de bonne volonté venu, un opuscule intitulé Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (Les métaphysiciens ne sont pas forcément les meilleurs pour ce qui est de donner un titre séduisant à leur ouvrage.)
Au plan de l’analyse et de la synthèse, Simone Weil écrase avec légèreté toute la pensée libérale au ras des pâquerettes, de Tocqueville à BHL, bien sûr, mais aussi les existentialismes divers et variés, au parfum “neutre kantien”, au goût d’“hédonisme démocratique”, à l'ersatz de “gnose chrétienne” ou de “gnose laïque”, au parfum “kitch de Nitche”… bref, comme on dit, “tous les penchants sont dans la nature” ; il y a des ressemblances entre l’architecture de la cité idéale de Maurras et celle de Simone Weil, mais Simone Weil outrepasse l’utopie païenne de Maurras.
Ça vaut donc la peine de présenter la pensée révolutionnaire de Simone Weil, au carrefour des pensées marxiste, judéo-chrétienne et grecque conciliées, en deux ou trois tableaux. J’insiste sur les racines de Simone Weil, son sens de la solidarité avec la civilisation : comme il n’y a pas d’art individuel, isolé, il n’y a pas de pensée individuelle et isolée, il n’y a que des idéologies artistiques ou philosophiques. Le plus individualiste des artistes, c’est-à-dire clamant son originalité, comme le plus individualiste des penseurs, vivent en effet dans une fiction, un brouillard accru, dans l’illusion de leur totale liberté ou indépendance d’esprit.
J'aime prendre l’exemple de Picasso car son côté “paysan” ou “manuel” le rend sympathique, malgré tout, si on le compare à des bourgeois éthérés comme Nitche, Sartre ou Heidegger - eh bien Picasso illustre bien cette fiction, car son art, qui se veut très original, est un art perclus de références. L’originalité de Picasso, elle est là, dans l’accumulation quasi-frénétique, l’absence de choix. Un minotaure perdu dans un dédale et qui fonce sur tout ce qui bouge.
Cette illusion de totale liberté ou indépendance, pour les plus intelligents, et certes Picasso, voire Nitche et Sartre, sont plus intelligents que BHL, Luc Ferry ou Finkielkraut, qui ramènent la pensée à une sorte de “point mort”, cette illusion est l’expression d’un désir, un désir de liberté dans une société démocratique où l’oppression a atteint un degré inégalé. On en revient à Simone Weil.
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Premier tableau
Ce premier tableau est, plus exactement, un cadre, une parenthèse pour dire que les critiques adressées par S. Weil à Marx, en préambule, ne sont pas intéressantes ni vraiment justifiées. Elles sont conjoncturelles ; c’est une façon pour S. Weil de s’approprier Marx, de contourner le monopole des staliniens et des trotskistes qui ont pétrifié Marx. Par exemple S. Weil reproche à Marx de ne pas insister suffisamment sur le caractère “oppressif” de la division croissante du travail (qu’on peut observer désormais à l’échelle mondiale).
Il est vrai que S. Weil va s’attacher à creuser plus profondément la question de l’oppression capitaliste, mais c’est bien sûr Marx qui l’a “mise sur les rails”.
Evidemment, vouloir sortir de l’esclavage démocratique et capitaliste pour tomber dans l’esclavage communiste, voilà un piège qu’il faut éviter pour S. Weil, qui - en 1934 -, ne fait pas semblant d’ignorer le caractère oppressif du communisme, comme tous ces salauds d’intellos de gauche à l’époque ; Simone Weil sait parfaitement que Marx est suspecté de complicité avec l’un des régimes les plus oppressifs de tous les temps, le régime soviétique. La collaboration de l’Occident capitaliste avec la Chine communiste, sous couvert d’amoralité de l’économie, voilà une politique qui n’aurait pas surpris Simone Weil le moins du monde.
Mais les emprunts à Marx sont importants ; l’idée d’abord que la société s’organise, non pas autour de principes religieux ou juridiques, mais autour du mode de production dominant, qui traduit le rapport de l’homme à la nature. Sans oublier la conjonction, que Marx néglige un peu, entre le pouvoir et ce mode de production, en l’occurrence actuellement entre l’État et le mode de production capitaliste.
« Et Yahweh Dieu le fit sortir du jardin d’Eden, pour qu’il cultivât la terre d’où il avait été pris. Et il chassa l’homme, et il mit à l’orient du jardin d’Eden les Chérubins et la flamme de l’épée tournoyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie. » (Genèse, chap. IV)
Ce passage de la Genèse inaugure la morale de Simone Weil.
Traduction du matérialisme historique de Marx par Simone Weil :
« Tout au cours de l’essor du régime industriel la vie sociale s’est trouvée orientée dans le sens de la construction. L’équipement industriel de la planète était par excellence le terrain sur lequel se livrait la lutte pour le pouvoir. Faire grandir une entreprise plus vite que ses rivales, et cela par ses propres ressources, tel était en général le but de l’activité économique.
(…) Les gouvernements avaient avant tout pour mission de préserver la paix civile et internationale. Les bourgeois avaient le sentiment qu’il en serait définitivement ainsi, pour le plus grand bonheur de l’humanité ; mais il ne pouvait pas en être indéfiniment ainsi. (…) »
Simone Weil parle déjà au passé et au passif. Elle annonce la guerre, LES guerres. Il faut bien voir que pour elle, les bourgeois, dont les journaux et la télévision continuent d’exprimer aujourd’hui quotidiennement les fanfaronnades, ces bourgeois représentent le passé, dès 1934. Jusqu’au dernier moment, même lorsque la révolution, sanglante ou pas, sera imminente, les bourgeois continueront de défendre leurs privilèges, de nous bassiner avec leur existentialisme mièvre, leur démocratie ridicule et cynique, leur modèle américain… (À suivre)
*Simone Weil n'aurait pas rejeté complètement le programme radical de la seconde république fachiste européiste de Mussolini, dont voici un extrait :
a- Élimination des intrigues séculaires britanniques sur notre continent.
b- Abolition du système capitaliste interne et lutte contre les ploutocraties.
c- Valorisation, au bénéfice des peuples européens et autochtones, des ressources naturelles de l'Afrique, dans le respect absolu de ces peuples, spécialement des musulmans qui, comme l'Égypte, sont déjà organisés en nation civile.