Passons en revue quelques "théories du surhomme" pour sonder les mentalités contemporaines autrement que par la sociologie. Cette dernière a tendance, comme la psychanalyse, à réduire l'être humain à la libido.
La persistance de la figure du surhomme à travers le culte de la personnalité, dans les sociétés dites "démocratiques", suffit à remettre en question la nature de cette démocratie ; elle n'a sans doute rien à voir avec la philosophie des Lumières. On imagine mal Jean-Jacques Rousseau s'incliner devant tel dieu du stade, tel chanteur populaire, tel acteur de cinéma, ni même tel guide du peuple élu au suffrage universel. Selon Emmanuel Kant, la citoyenneté véritable est une sorte d'âge adulte des peuples, de dépassement de l'idolâtrie puérile, par conséquent.
Les Etats-Unis ont engendré plusieurs surhommes démocratiques à l'échelle mondiale ou presque au cours du XXe siècle. Le culte de J.F. Kennedy est le signe de l'émergence d'une culture démocratique infantile dans une nation réceptive à la philosophie des Lumières, d'autant plus que le président Kennedy, arrêté dans son élan, n'a pratiquement aucun bilan politique. Arrêtons-nous sur Donald Trump et Barack Obama, car ils incarnent les deux grands types alternatifs de surhommes : D. Trump est le surhomme révolutionnaire volontariste, tandis que Barack Obama était le surhomme d'Etat pacificateur, garant de l'unité nationale.
Le culte de la personnalité, c'est-à-dire l'idolâtrie dans le domaine politique, pose sans doute un problème de conscience plus grand à la frange religieuse de l'électorat de D. Trump, la plus "rousseauiste". Quoi qu'il en soit, le surhomme démagogique est tributaire de la foule. Son aura vient d'elle, et l'éducation du peuple aurait pour effet de la dissiper. De même les dieux du stade appartiennent aux foules qui les idolâtrent.
Disons pourquoi et comment le culte de la personnalité cohabite avec l'égalitarisme, aussi étrange que cela puisse paraître. Concrètement, l'égalitarisme est la possibilité théorique pour n'importe qui, quelle que soit son origine ethnique ou son sexe, de devenir président des Etats-Unis. On est loin du souhait de la philosophie des Lumières de réduire l'écart entre les conditions sociales, exagéré par le dispositif aristocratique archaïque. Selon Rousseau, l'égalitarisme est absurde.
Le culte de la personnalité est suffisamment large pour que l'on puisse parler de dispositif religieux. Il s'étend par exemple aux personnalités scientifiques : sur 100 admirateurs inconditionnels d'A. Einstein, combien sauraient dire pourquoi, exactement, ils admirent ce mathématicien suisse ?
On peut aussi dépeindre Jésus-Christ comme un surhomme métaphysique. De quoi est-il capable, à quoi l'être humain ordinaire ne parvient pas ou rarement ? Jésus-Christ est capable d'Amour.
La culture latine, dans laquelle Jésus-Christ ouvre une brèche qui deviendra vite un trou béant est une culture physique. Ponce Pilate et son service d'ordre ne craignent pas Jésus car ils le prennent pour fou. F. Nietzsche (dans son "Antéchrist") s'est contenté de restaurer la culture latine dans ses droits. Pour Nietzsche, la métaphysique est assimilable au néant, et donc Jésus à un prêcheur nihiliste que les Romains et les Juifs ont bien fait d'éliminer. Pour les chrétiens, au contraire, l'être humain est capable d'accomplir des actes gratuits. Nietzsche était conscient qu'il y a dans le Progrès un aspect métaphysique.
Le surhomme nietzschéen est le poète. Picasso est sans doute le meilleur exemple que l'on peut citer de surhomme nietzschéen tardif, car ce peintre a réussi à maintenir haut l'étendard de la poésie dans une époque qui se prosterne devant le "process technique" ou la performance et ignore la poésie. Le surhomme nietzschéen n'a pas le vent en poupe. Picasso est menacé par l'artéfact.
Shakespeare a produit une satire du surhomme nietzschéen. Il en montre dans "Les Deux Nobles Cousins" le talon d'Achille, si on peut dire. Ces deux nobles cousins cultivent la vertu autant qu'on peut le faire, et même un peu plus ; l'amitié qui les lie s'explique par leur commune dévotion à la force. Mais la jalousie va briser l'amitié des deux nobles cousins qui ignorent l'Amour.
Homère a poussé loin la théorie du surhomme dans ses chants, en opposant deux sortes de surhommes bien différents, Achille et Ulysse. Il n'est pas bien difficile de deviner lequel Homère exalte. Et on aurait bien tort de prendre, suivant le penchant moderne, Ulysse pour "l'homme qui se laisse aller au gré des flots". Baudelaire n'a pas pris la mer souvent pour ignorer qu'elle est comme l'enfer sur terre.