Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

baudelaire - Page 2

  • Pour un art communiste

    Après le voyage au bout de la nuit romantique, ce qu'un communiste appelle de ses voeux, c'est une aube de l'imagination, dans un silence à peine troublé par quelques chants vivants, une nouvelle ère industrieuse aimable.

    "Les beaux jours de l'art grec et l'âge d'or du moyen âge avancé sont révolus. Les conditions générales du temps présent ne sont guère favorables à l'art. L'artiste lui-même n'est pas seulement dérouté et contaminé par les réflexions qu'il entend formuler de plus en plus hautement autour de lui, par les opinions et jugements courants sur l'art, mais toute notre culture spirituelle est telle qu'il lui est impossible, même par un effort de volonté et de décision, de s'abstraire du monde qui s'agite autour de lui et des conditions où il se trouve engagé, à moins de refaire son éducation et de se retirer de ce monde dans une solitude où il puisse retrouver son paradis perdu."

    G.W.F. Hegel (Leçons d'esthétique de la peinture).

    Toute l'ambiguité de Hegel est là. Prophète inquiet de l'anarchie, des vagues desseins, de ce plagiat d'idées qui sert de toile de fond à l'art contemporain et à ses petits acteurs sans foi ni loi, annonciateur aussi de l'iconoclasme cinématographique, dantesque machine à broyer les imaginations et les consciences, Hegel dans le même temps se laisse emporter par la nouvelle vague romantique, il se laisse submerger par l'ésotérisme et l'immonde mysticisme laïc. Hegel et Hitler contre la décadence qu'ils véhiculent eux-mêmes. Baudelaire et Céline ne sont pas loin, avec leur goût immodéré pour Rembrandt.

    Nitche, Kierkegaard, Heidegger, tous des enfants tarés de Hegel ! L'aliéné, le pasteur et le fonctionnaire coupeur de cheveux en quatre. Seul Marx, véritable roc de science, a résisté à la superstition.

    Qu'est-ce que la pensée post-moderne si ce n'est une façon de se faire valoir en pillant Hegel ou Marx ? Les petits esthéticiens actuels cachent mal leur misère intellectuelle derrière des saillies empruntées de préférence à Hegel, Baudelaire, voire aux jongleries de Diderot.

    Après Ingres, quelle tristesse de voir un sombre crétin tel que Frédéric Mitterrand occuper la Villa Médicis. Au chevet de l'art, alors que sa place est au milieu des vieilles rombières capitalistes ou laïques, au Festival de Cannes ou dans je ne sais quel autre cloaque bourgeois.

  • Vers l'Ouest rien de nouveau

    Contre-lettre encyclique dédiée à Claire F., moraliste, et Myriam T., dissidente catholique.

    J’achève tout juste la lecture de la lettre encyclique de Benoît XVI sur l’Espérance (Spe salvi) que j’ai jugé bon de croiser avec une lecture du Port-Royal de Sainte-Beuve. Où le fameux critique entreprend une analyse, sinon exhaustive du moins sagace, du jansénisme, de ses préliminaires jusqu’à ses chutes.

    Sauf à faire preuve d’un négationnisme imbécile, on est forcé d’admettre l’influence du christianisme sur les différents courants de la pensée moderne occidentale. Même Marx, réputé athée, cite souvent le Nouveau et l’Ancien Testament ; quant aux théoriciens de l’athéisme : Diderot, Nitche, Feuerbach ou Sartre, d’une manière ou d’une autre, tous, même si Feuerbach est de loin le plus logique, empruntent le cheminement de la pensée chrétienne avant de s’en écarter.
    Le jansénisme lui-même a eu de l’influence sur le christianisme. Port-Royal pouvait, me disais-je, procurer du recul.

    *

    Mais étant donné les obstacles aujourd’hui au dialogue et à la critique historique et théologique, l’esprit partisan qui règne partout, le petit préambule suivant s’impose :

    Certains théologiens ont critiqué récemment le principe de l’érection d’un pape au rang de saint, quels que soient ses mérites avérés, afin de ne pas provoquer une confusion entre le spirituel et le temporel.
    Il y a la même ambiguïté dans le fait pour un pape de publier des écrits théologiques sous son nom, y compris (surtout ?) des ouvrages de vulgarisation.
    Rome conserve le dépôt de la Foi sur lequel l’Eglise est solidement bâtie jusqu’à la fin des temps. Lorsque le pape s’exprime à titre personnel sur des questions théologiques, on risque de le prendre pour infaillible, de le transformer automatiquement en Père de l’Eglise.
    Aussi certains fidèles ou clercs idôlatrent-ils presque le pape ; la moindre de ses allocutions devient parole d’Evangile, l’esprit critique tourne à l'apologie.
    D’autres fidèles en revanche, sous prétexte que tel ou tel pape tient des propos hérétiques, s'en vont fonder leur propre église orthodoxe.
    La coutume multiséculaire du dialogue au sein de l’Eglise, gouvernée par la certitude que “la Vérité rend libre”, semble éteinte… au moment même où l’œcuménisme, le dialogue avec les autres religions chrétiennes est à la mode !?

    *

    Voilà, toutes ces précautions prises, je ne peux m’empêcher de penser qu’on vit une époque, si ce n’est désespérante, du moins foncièrement oiseuse.
    Mais Joseph Ratzinger, en tant que théologien, invite lui-même à la critique.
    Cela posé, autant le dire franchement, dès les premiers paragraphes mon espoir de voir le pape forger des critères nouveaux pour une nouvelle croisade a été encore déçu. Comment ne pas distinguer dans Spe salvi les accents d’une réforme janséniste ?
    D’où Sainte-Beuve. Celui-ci se place assez bizarrement, sans doute pour des raisons de convenance personnelle, du côté des jansénistes, tout en gardant l’œil clair et la mesure.
    À propos du jansénisme, Sainte-Beuve recommande de ne pas y voir une doctrine parfaitement cohérente, mais plutôt quelques leitmotivs. Idem pour saint Augustin, le docteur préféré de Jansénius, lu et relu dix fois, qui inspire le plan janséniste.
    Le plus simple selon Sainte-Beuve est de voir le jansénisme “grosso modo” comme une tentative de réforme sur les mêmes bases que la réforme de Calvin, hors la rupture avec Rome. L’enquête de Sainte-Beuve porte donc seulement sur le plan spirituel et non historique.

    *

    Quels sont les principaux leitmotivs jansénistes repris dans l’encyclique de Benoît XVI ?

    1- La morale, notamment sexuelle, est un leitmotiv de Saint-Cyran et Jansénius comme de Calvin. Jansénius approuve le synode calviniste de Dortrecht (1678) et sa condamnation du pélagianisme. Pélage, contrairement à saint Augustin et à Calvin, ne place pas le péché originel au centre de la religion chrétienne, il ne fait pas de la purge le principe de la vie chrétienne.
    De manière caractéristique, Jansénius considère que le péché vient de la concupiscence, de la “libido”, qu’il trie en trois variétés (dont la “libido” du savoir).
    À plusieurs reprises, si la traduction française est exacte, Benoît XVI évoque la "saleté" et le besoin de purification, proches de l’idée d’hygiène morale très présente chez Calvin, de l’ascétisme puritain des jansénistes. Il consacre même un paragraphe au purgatoire et au “feu purificateur”, ce qu’une encyclique sur l’Espérance n’impliquait pas forcément.
    Le pape affirme d’ailleurs son Espérance dans la justice divine avant tout (n°44-47).

    2- En outre Benoît XVI se réclame à moitié de deux théologiens mineurs, Horckheimer et Adorno (n°42). Je ne cache pas qu’avant d’être choqué par l’esprit général de cette encyclique, j’ai été surpris par de telles références dont on peut se demander ce qu’elles viennent faire au milieu de “pointures” telles que saint Augustin, saint Paul, voire Francis Bacon, Luther, Marx ou Kant, auxquelles Benoît XVI fait aussi appel…
    Proches du judaïsme, Adorno et Horckheimer sont en effet attachés à l’interdiction vétéro-testamentaire (sic) de façonner des images de Dieu. L’iconoclasme de Calvin, qui a entraîné la destruction de nombreux retables, est encore plus fameux.
    Bien sûr Benoît XVI assigne des limites à la doctrine iconoclastes et à l’influence du judaïsme sur le christianisme ; mais comment pourrait-il en être autrement ? Calvin lui-même n’est pas un pur iconoclaste et ses zélateurs ont largement débordé le cadre souhaité par leur chef.

    (Il faut à à cet endroit signaler une réalité qui distingue l’Eglise catholique d'aujourd’hui de celle d'hier : elle a presque cessé de produire de grandes images religieuses. Dès le XIXe siècle, ce mouvement était amorcé puisque les meilleurs peintres, Delacroix, Ingres, nonobstant les commandes d’art sacré qu’ils honorèrent, se tenaient eux-mêmes hors de l’Eglise et se voulaient plutôt “libre-penseurs”. Sur ce point l’Eglise aujourd’hui n’est donc pas différente du monde extérieur.)

    3- La doctrine "iconoclaste" permet de faire la transition avec un troisième aspect, le plus important, auquel Benoît XVI accorde beaucoup de place, c’est la négation du progrès et de la science. Encore un leitmotiv janséniste, illustré par le scepticisme assez hautain de Pascal, notamment. « Les inventions des hommes vont en avançant de siècle en siècle : la bonté et la malice du monde en général reste la même. » ; le point de vue de Benoît XVI sur la marche du monde (n°24,25) est ici assez bien condensé par Pascal.
    (Baudelaire est beaucoup moins sceptique qui dit, lui : « Il n’y a de progrès que moral. »)

    Comme il règne à propos des notions de science et de progrès la plus totale confusion désormais, à la suite des saucissonnages de Kant notamment, précisons un peu ; le pape lui-même donne des détails sur sa façon de voir les choses. La science à laquelle il dénie tout pouvoir relativement à l’Espérance, c’est celle de Francis Bacon et de Karl Marx, nommément visés, la Renaissance et le communisme.
    De fait le classicisme de Bacon et celui de Marx sont très proches et Benoît XVI n’a pas tort de les rapprocher. Les humanistes de la Renaissance tendent, comme Marx, vers le réalisme et l’objectivité ; et l’image, la métaphore, est au centre de leur méthode dite “phénoménologique”. Pour Marx comme pour les humanistes de la Renaissance, la politique et l’art sont indissociablement liés, comme deux montants d’une même échelle qui mène à la Vérité pour Marx, à Dieu pour Bacon ou Léonard. Marx hérite cette conception de Hegel, lui-même héritier d’Aristote.
    Cette négation des effets de la science dite “humaniste” entraîne Benoît XVI à assimiler presque complètement l’Espérance à la Foi. Dans une encyclique sur l’Espérance, la Providence et l’Esprit-Saint ne sont pas directement évoqués !

    4- Un éclair de Sainte-Beuve, c’est de comprendre que le jansénisme, pas plus que le calvinisme, ne postule l'idée de prédestination, mais que celle-ci se déduit des idées jansénistes.
    L’hypothèse de la "grâce" découle du puritanisme, de l’iconoclasme, de la négation du progrès. Sorti du contexte politique et artistique, l'homme est réduit à son comportement moral ; dans ce schéma la grâce, don gratuit de Dieu, s’impose. Et comme la grâce est manifestement le don le moins bien partagé du monde, l’idée de la prédestination de tel ou tel parachève le raisonnement.
    Autrement dit : le jansénisme est le rapport que l’homme entretient avec sa propre “essence”. La grâce est ce qui le relie à Dieu, faute de quoi il étouffe.

    L’exemple de l’esclave soudanaise cité par Benoît XVI en exergue de son encyclique est typique. Opprimée par ses propriétaires successifs, Joséphine Bakhita est sauvée par une conversion quasi-miraculeuse en Italie. La politique n’a pas de place dans ce genre de récit où Dieu s’entremet directement : “Deus ex machina” (n°3,4).

    *

    Sainte-Beuve n’a pas tort d’insister sur le manque de cohérence du jansénisme. Car comment concilier la prédestination, la “plus-value” (sic) des grâces, avec le prosélytisme fanatique de saint Paul ?
    En effet, si les jansénistes élèvent saint Augustin au rang de l’apôtre Paul, ils n’évacuent quand même pas saint Paul complètement de leur doctrine.
    Les jansénistes réussissent le tour de force de ne citer que les versets “existentialistes” de saint Paul, ce qui étant donné son caractère de militant n’est pas facile. Comme quoi les Jésuites n’ont pas l’apanage de la langue de bois.
    Benoît XVI cite notamment Ep. 2, 12, où saint Paul parle de l’“homme intérieur”, en liant cette expression de l’apôtre Paul à l’exercice spirituel et à la grâce. En l’occurrence l’homme intérieur dont parle saint Paul dans sa lettre aux Ephésiens est l’homme fortifié par la révélation et confirmé par l’Esprit saint. La force de l’homme dont parle saint Paul lui vient de l’extérieur et non d’exercices spirituels ou de l’ascèse.

    *

    Il convient enfin d’élever le débat au-dessus d’une simple querelle entre le point de vue janséniste et le point de vue classique, d’en rechercher la logique supérieure.

    La permanence même de la dialectique, “scientifiques” d’un côté, “sceptiques” de l’autre, consacre à mon sens la rationalité de Hegel.
    Apparemment l’encyclique du pape a été plutôt bien reçue dans l’ensemble par le clergé occidental et par ses ouailles (sauf peut-être à Rome même).
    Rien de plus logique de la part du mouvement charismatique, inspiré ouvertement par la réforme protestante, et nostalgique lui aussi de l’Eglise primitive.
    Les milieux traditionnalistes, proches de feu Mgr Lefebvre, à qui le pape a fait quelques concessions liturgiques récemment sont, eux, plutôt des nostalgiques du Moyen-âge et de saint Thomas d’Aquin ; le décalage vers l’antiquité romaine ne les bouscule pas beaucoup.

    Plus largement, la philosophie “existentialiste” occupe le terrain en Occident où chacun peut, à la carte, choisir comme son parfum d'existentialisme ; certains clercs n’hésitent plus à se réclamer de la morale de Nitche (!) ou de celle de Heidegger (!!) ; c’est à la fois parfaitement incongru et parfaitement logique.
    Ici c’est Aristote, Machiavel ou Joseph de Maistre qui fournissent l’explication. Lorsqu’on refuse de s’élever au niveau de la politique, on tombe au niveau de la morale, où Benoît XVI se situe, sa conception de la grâce ayant en outre une connotation “capitalistique” (n°35).
    Mais la morale sans la politique n’a pas de sens.
    La morale janséniste de Benoît XVI, sa théologie, n’est pas libre. Elle est presque entièrement dictée par le contexte politique qui enferme toutes les religions, en dehors de la religion de l’homme pour l’homme, dans le cadre exigü de la sphère morale, pour mieux les étouffer.
    Les Etats-Unis incarnent bien cette théocratie d’un genre nouveau où l’homme place sa foi dans la solvabilité de son prochain beaucoup plus que dans sa sainteté.

    Au lieu de justifier la nécessité de briser le cercle où la religion dynamique de l’Occident, où le progrès et l’espérance ont été enfermés, comme à force de bêtise, Benoît XVI justifie au contraire de ne pas briser ce cercle !
    Au n°42 de sa lettre, le pape écrit : « L’athéisme des XIXe siècle et XXe siècles est, selon ses racines et sa finalité, un moralisme (…) »
    C’est ce genre d’idéalisme qui me paraît le plus hérétique, le plus nuisible. L’athéisme, en tant que religion, on ne peut nier que l’athéisme soit une forme de religion païenne, implique une morale. Mais selon ses racines l’athéisme est une anthropologie… chrétienne. C’est-à-dire une théologie !
    Chesterton est beaucoup plus près du diagnostic juste que Benoît XVI. Et c’est hélas la théologie de Benoît XVI qui est un moralisme selon ses racines et sa finalité, non pas l’athéisme !

    Si le paganisme, au-dessus duquel la raison grecque s’élève en tentant de délimiter l’espace et le temps, si le paganisme antique est un panthéisme, où la Nature a force divine, les penseurs néopaïens, Nitche ou Heidegger, en décrétant la fin de l’histoire et du progrès, ont créé un paganisme nouveau où l’Homme a force divine, une fiction totale (la Nature des païens, elle, est bien réelle), hors du temps et de l’espace, niés absurdement par des sophistes aveugles et sourds : un “gogothéisme”.
    On ne peut que se désoler de voir Benoît XVI flirter avec ce genre de philosophies qui déshonorent la pensée occidentale et justifient d’une certaine façon le mépris des musulmans et des orthodoxes pour les démocrates-chrétiens, désormais prosternés devant leurs gadgets.

    Renoncer à la Renaissance catholique en échange d’une sorte de nostalgie de l’Eglise primitive incarnée par saint Augustin paraît peu propre à tirer l’Eglise de l’état semi-comateux dans laquelle elle se trouve.
    Dans la droite ligne de théologiens français qui, de Baudelaire à Claudel en passant par Bloy et Péguy, ont fustigé le byzantinisme allemand, je définis Benoît XVI ainsi : “Un cardinal qui indique l’Orient.”

  • L'Antisémitisme est un humanisme

    Sous ce titre provocateur, Les Temps modernes a commenté récemment ce mot fameux de Bernanos : « Hitler a déshonoré l’antisémitisme ».
    L’article en lui-même n’a aucun intérêt ; il s’agit de faire dire à Bernanos exactement le contraire de ce qu’il a voulu dire, de le changer en pur lèche-cul philosémite en déployant des trésors de sophisme, un minimum de bonne foi suffit pour le comprendre.

    La revue de Claude Lanzmann mérite le détour. En effet, des religions nouvelles, il s’en crée et il en meurt chaque jour aux Etats-Unis aussi spontanément que des PME-PMI en France. La “laïcité positive”, comme disent les crétins, les barbarins, consiste en fait à ravaler la religion au rang d’une petite entreprise de franc-maçonnerie ou de services payants à la personne.
    Mais la revue de Claude Lanzmann prétend carrément fonder, elle, une nouvelle religion… universelle : c’est ça qui est plus inhabituel. Il faut remonter à la révolution française de 1789, ou celle de 1848, pour trouver une tentative semblable en France - à la révolution de 1917 en Russie pour ce qui concerne le continent européen.
    La base de la religion de la Choa est une sorte d'amalgame de la religion juive, chrétienne et laïque, proprement rocambolesque, que nul juif, nul catholique, nul laïc qui se respecte ne peut gober évidemment, un galimatia stupéfiant. Seule l’anarchie intellectuelle qui règne peut expliquer un tel cabotinage. Même l’absurdité a sa logique, comme l’ont bien décrit Allais et Jarry.

    *

    La récupération de Bernanos n’est pas un cas isolé. Il y a un an environ, la revue Commentaire cette fois, revue démocrate-chrétienne libérale, faisait de même avec Paul Claudel, transformé lui aussi en pur philosémite, sur la base de quelques lettres adressées par le diplomate Claudel à des amis juifs. Avec ses amis peu philosémites, Claudel savait se montrer tout aussi conciliant en privé. Il n'en demeure pas moins un auteur "angulaire", sur lequel la nostalgie païenne de Maurras, ou la désespérance de Pascal, se brisent.
    Aussi le cas de Léon Bloy, le plus intéressant en l’occurrence, car s’il est un écrivain catholique "antisémite", c’est bien Bloy, qui dans un ouvrage à part (Le Salut par les Juifs) a opposé de façon radicale l’antisémitisme chrétien, “médiéval”, politique, celui de Balzac, de Shakespeare, à l’antisémitisme bourgeois, libéral, de Drumont. Pour Bloy l’antisémitisme est bien comme un humanisme, même si Bloy refuse, tout comme L.-F. Céline plus tard, d’être marqué au fer rouge du sceau de l’antisémitisme. Bloy comme Céline sont parfaitement conscient de l'aptitude de la bourgeoisie à retourner la situation ; c'est ce que les bourgeois ont fait en échangeant le racisme du libertaire Drumont pour l'antiracisme des libéraux BHL ou Finkielkraut. La misère morale qui règne dans les zones peuplées d'immigrés, la politique du ghetto aux Etats-Unis, illustrent bien l'hypocrisie du régime bourgeois, qui accuse Hitler pour mieux se dédouaner de ses crimes actuels.
    Un petit sorbonnard étique, Georges Steiner, dont la notoriété ne dépasse pas le cercle restreint des auditeurs de “France-Culture”, insomniaques théseux, a tenté de transformer les imprécations de Bloy en une sorte de potage sans sel. En vain ; il n’a pas convaincu au-delà du cercle restreint des auditeurs de “France-Culture”, public composé essentiellement de demoiselles de compagnie kierkegaardiennes ou jansénistes, public qui ne réclame rien d'autre à vrai dire qu’on le berce près du mur pour l'endormir.
    Jusqu’au Figaro littéraire, qui s’emploie à désamorcer Bloy lui aussi, sous couvert de l’honorer (signé Sébastien Lapaque), alors que le Figaro représente exactement le genre de littérature bourgeoise que Bloy honnissait, ses plumitifs mercenaires avec. Nul doute que la devise voltairienne de l’espion Beaumarchais au fronton du Figaro, “Sans la liberté de blâmer il n’est pas d’éloge flatteur”, eût inspiré à Bloy des insultes choisies et des désirs de horions contre de ce torchon d’agioteurs égalitaristes.

    *

    Les cas de Baudelaire et de Balzac sont réglés depuis longtemps ; ça fait belle lurette que l’Education nationale s’est fait un devoir civique de les pasteuriser, transformant Baudelaire en petit poète en prose, et Balzac en précurseur des séries télévisées américaines.
    Tout se passe comme si Claudel, Bernanos et Bloy représentaient les dernières aspérités du catholicisme, que les démocrates-chrétiens se portent volontaires pour raboter, histoire de donner des gages supplémentaires de soumission. Déjà du temps de Bloy...
    « Etrange société chrétienne qui (…) aux expulsions variées dont la gratifient les gouvernements modernes, répond par l’ablation immédiate de tout ce qui peut rester en elle de généreux et d’intellectuel.* »
    Même si ce genre de procédé est le fait de censeurs véreux, il y a quelque chose de rassurant là-dedans. On pourrait s’attendre logiquement à ce que le Figaro ou Les Temps modernes ignorent complètement Bloy ou Bernanos vu que c’est un mode de censure beaucoup plus efficace.
    De l’hypocrisie ou de la bêtise, il semble que chez le bourgeois ce soit cette dernière qui, à la fin, l’emporte. De son embonpoint et le la couche d'ignorance épaisse qui recouvre chacune de ses sentences, il déduit son invincibilité et se voit encore peiner à jouir ainsi sur le dos des pauvres pendant mille ans, au bas mot, Hitler n'était qu'un petit joueur.
    « Il se peut que le Dieu terrible, Vomisseur des Tièdes, accomplisse un jour le miracle de donner quelques sapidité morale à cet écœurant troupeau qui fait penser, analogiquement, à l’effroyable mélange symbolique d’acidité et d’amertume que le génie tourmenteur des Juifs le força de boire dans son agonie.
    Mais il faudra, je le crains, d’étranges flambées et l’assaisonnement de pas mal de sang pour rendre digérables, un jour, ces rebutants chrétiens de boucherie.* »


    (*Léon Bloy, Le Christ au dépotoir, 1885)

  • Dieu mais pas Maistre

    Plutôt que de qualifier Baudelaire de poète "romantique", il paraît plus juste vu que cet épithète est un vaste fourre-tout, de qualifier Baudelaire de poète "renaissant". C'est pour ça qu'il est moderne et réactionnaire à la fois. C'est aussi pour ça qu'il est puissant, car la force d'un art, ou d'une science, se mesure au nombre de ses rejetons, et Dieu sait que Baudelaire n'a pas manqué de suiveurs de génie.

    Baudelaire, même s'il a pu commettre certaines erreurs d'appréciation, et son engouement pour C. Guys est sans doute exagéré, est un naturaliste éclairé, c'est-à-dire qu'il laisse dans l'art place, non seulement à la nature, mais aussi à Dieu et à l'homme. Les artistes renaissants comme Baudelaire font un travail de REcréation, c'est ce qui leur donne cette profondeur. L'idée, qu'on prend en pleine figure chez Picasso, ou la nature en pleine pomme chez Cézanne ou un peintre impressionniste, se combinent subtilement pour vous envahir par les cinq sens, sans oublier le sixième, dans l'art renaissant, caricaturé par les critiques dits "modernes", pour qui Baudelaire a des mots durs, qui prennent la Renaissance pour une époque de géomètres-experts puritains, de savants froids.

    L'idée de romantisme indique plutôt une idée de nostalgie, à la limite du pastiche, et donc de décadence. Le vrai poète romantique, pour moi, c'est Proust, petit-bourgeois incapable de comprendre, contrairement à Baudelaire, la modernité de Sainte-Beuve, mais cependant auteur de quelques pages émouvantes où sa détresse est palpable, l'effort de se rattacher à de petites choses concrètes mais tellement friables, un album de photos.

    *

    Je suis quand même obligé d'avouer que lorsque Baudelaire explique que Maistre lui a "appris à raisonner", je suis étonné. Bloy reconnaît d'ailleurs la même filiation avec Maistre, bien que Bloy prétende ne rien entendre à l'art de Baudelaire.

    Je vois mieux le rapport entre Maistre et Maurras. Car le parti-pris, le systématisme, chez Maistre, on le retrouve presque à chaque page. Comme lorsque Maistre déclare que les femmes ont autant de dispositions que les hommes pour l'exercice du pouvoir politique ; jusque-là, rien à dire, l'histoire du Moyen-âge où les femmes ont eu le pouvoir plus souvent qu'aujourd'hui permet en effet d'observer qu'elles se comportent à peu près comme des hommes politiques. Mais lorsque Maistre avance que les femmes ont même plus de dispositions que les hommes pour l'exercice du pouvoir, on ne peut s'empêcher de trouver ses raisons infondées et qu'il pousse le bouchon un peu loin.

    Baudelaire, parfois idéologue - qui ne l'est jamais ? -, a cependant une vision beaucoup plus concrète des choses que son cher Maistre. Ce qu'il a peut-être appris de Maistre, c'est à ne pas se soucier de l'opinion commune sur les choses, ce qui est peut-être une définition de l'esprit aristocratique. On voit bien d'ailleurs que plus le temps passe, plus l'opinion publique dans tous les domaines semble dictée par des imbéciles dangereux et qu'il est urgent de s'en écarter.

  • Confluent

    Baudelaire et Marx ont en commun la détestation de la classe bourgeoise. Pour des raisons convergentes. La pensée réactionnaire française et le marxisme sont deux fleuves faits pour se rencontrer. L’idéologie communiste a contribué à l’occulter pendant longtemps. L’idéologie démocratique a pris le relais, avec pour slogan : « Marx et les réactionnaires sont dépassés, ils sentent le moisi. »
    C’est tout juste si les démocrates savent lire et ils prétendent pouvoir séparer le bon grain de l’ivraie ?

    Comment un marxiste peut-il regarder l’art contemporain capitaliste de Pinault et Arnault autrement qu’avec mépris, autrement que comme le produit d’une politique, d’une civilisation décadente, autrement que comme Delacroix, Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, Bloy, Villiers-de-l’Isle-Adam l’ont deviné ?
    Les artistes contemporains ne cessent de clamer leur liberté, leur créativité. Il suffit de creuser un peu pour voir qu’on a affaire à des marionnettes. Le plus académique des peintres du XIXe, Delaroche, tant vanté par Hugo, avait les mains moins liées que n’importe lequel des petits faiseurs d’art de maintenant.
    Le marxisme, en une phrase, c’est cet enfant dans le conte d’Andersen : « Mais le roi est… nu ! ».

    *

    Le peintre est l’adversaire du philosophe. Ce n’est sûrement pas un hasard si Drieu, qui désirait être peintre, a pu sentir aussi bien la convergence entre le marxisme et catholicisme. À rapprocher aussi, cette phrase de Péguy à propos de Kant, dont les libéraux empruntent tous plus ou moins les sophismes déconcertants, et qui, avec Nitche, est le philosophe le plus éloigné de Marx : « Kant a les mains pures mais il n’a pas de mains. »
    Réunissez un peintre et un philosophe, que celui-ci soit kantien, existentialiste, maurrassien, libéral, sadien, etc., ces deux ennemis finiront par en venir aux mains. J’ai toujours ressenti pour ma part que les philosophes représentent un danger public. Cela ne tiendrait qu’à moi, je donnerais l’ordre d’enfermer tous les philosophes, à commencer par BHL, Luc Ferry, Finkielkraut, dans de solides monastères, avec interdiction formelle de publier quoi que ce soit. L’autoflagellation les ramènerait peut-être à la réalité, et les travaux des champs.
    On pourrait envisager à la rigueur de délivrer des “laissez-passer” aux moralistes, mais à condition de les faire surveiller, car un moraliste peut à tout moment basculer dans la folie philosophique. La sagesse de Montaigne éveille en moi un sentiment de malaise. Comme si cette littérature n’était qu’un garde-fou.
    Les moines ne sont-ils pas de doux dingues assez sages pour comprendre qu’ils n’ont rien à faire au dehors, que l’enfermement les préserve et NOUS préserve ?

    *

    Ce n’est pas un hasard non plus si, en Allemagne, les artisans ont constitué le premier auditoire attentif de Marx.
    Evidemment un artiste “conceptuel”, par rapport à un artisan chargé de son matériel, de ses outils, a toutes les apparences de la légèreté et de la liberté. Les pets au vent aussi sont libres.

  • Romantisme et romantisme

    J’avais promis à ma lectrice d’hier une ou deux pistes de réflexion, idées de lecture…
    Le discours que l’Église tient aux jeunes couples est teinté de romantisme, un romantisme qu’il est intéressant, je trouve, de confronter à celui de Baudelaire.
    Comme tu sais, M., Baudelaire est le fils d’un prêtre défroqué en raison de circonstances politiques ; il ne s’est jamais marié lui-même et s'amouracha d’une putain. Sa mère s’est remariée après le décès de son paternel avec un officier supérieur - il a de ce fait une idée du fonctionnement du "mariage bourgeois".
    Son point de vue est particulier, mais il n’est ni truqué ni superficiel. Autant dire qu’entre l’amour selon Baudelaire et l’amour selon une journaliste de “Madame Figaro” ou de “Elle”, par exemple, il y a comme un gouffre, un gouffre de spiritualité.
    (D’ailleurs le vigoureux militant catholique Louis Veuillot ne s’y trompa pas : comme il avait reconnu la spiritualité profonde de Baudelaire, il ne manqua pas de se rendre à ses obsèques, au grand dam des amis “ésotériques” du poète incompris, et, sans doute, de quelques catholiques bourgeois déjà soucieux, à l’époque, de lécher le fondement du Capital.)

    Un regard différent sur l’amour :
    - « L’amour, c’est le goût de la prostitution. Il n’est même pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené à la prostitution. » (Bruckner et Finkielkraut n’ont rien inventé, ils ont tout pillé, taillé Baudelaire à leurs mesures de bourgeois socialistes fadasses.)
    (…)
    - Anecdote du chasseur, relative à la liaison intime de la férocité et de l’amour.
    (…)
    - « Je crois que j’ai déjà écrit dans mes notes que l’amour ressemblait fort à une torture ou à une opération chirurgicale. Mais cette idée peut-être développée de la manière la plus amère. Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, l’un des deux sera toujours plus calme ou moins possédé que l’autre. Celui-là, ou celle-là, c’est l’opérateur, ou le bourreau ; l’autre, c’est le sujet, la victime.
    Entendez-vous ces soupirs, préludes d’une tragédie de déshonneur, ces gémissements, ces cris, ces râles ? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésistiblement extorqués ? Et que trouvez-vous de pire dans la question appliquée par de soigneux tortionnaires ? Ces yeux de somnanbule révulsés, ces membres dont les muscles jaillissent et se roidissent comme sous l’action d’une pile galvanique, l’ivresse, le délire, l’opium, dans leurs plus furieux résultats, ne vous en donneront certes pas d’aussi affreux, d’aussi curieux exemples. Et le visage humain, qu’Ovide croyait façonné pour refléter les astres, le voilà qui ne parle plus qu’une expression de férocité folle, ou qui se détend dans une espèce de mort.
    Car, certes, je croirais faire un sacrilège en appliquant le mot : extase à cette sorte de décomposition.
    - Épouvantable jeu où il faut que l’un des joueurs perde le gouvernement de soi-même !
    Une fois il fut demandé devant moi en quoi consistait le plus grand plaisir de l’amour. Quelqu’un répondit naturellement : à recevoir, et l’autre : à se donner. - Celui-ci dit : plaisir d’orgueil ! - et celui-là : volupté d’humilité ! Tous ces orduriers parlaient comme l’Imitation de Jésus-Christ. - Enfin il se trouva un impudent utopiste qui affirma que le plus grand plaisir de l’amour était de former des citoyens pour la patrie.

    Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. - Et l’homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté. »

    ("Fusées")

    Décidément, Baudelaire est un antidote aux discours démocratiques.

  • Question sans réponse

    Pourquoi Sartre a-t-il tenté de régler son compte à Baudelaire ? Par pure méchanceté, comme le collégien qui, mû par l’instinct, tente de mutiler une statue en lui jetant une pierre à la figure ? Ou est-ce à cause de cette sentence de B., qui concerne Simone de Beauvoir : « Une petite sotte et une petite salope ; la plus grande imbécillité unie à la plus grande dépravation. Il y a dans la jeune fille toute l’abjection du voyou et du collégien. » ("Fusées")

  • Explication de texte

    Toujours à propos de Baudelaire, voici un exemple, tiré de Patrick Besson, de la façon dont certains auteurs contemporains lui font dire n'importe quoi. « Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire. » (dans "Fusées") : de cette tirade de Baudelaire, Patrick Besson déduit que le bon goût est "bourgeois". Il a dû lire Baudelaire par-dessus la jambe d'une petite pintade.
    (C’est souvent comme ça avec les Serbes, j'ai l'impression ; au début on les trouve amusants, mais au bout d'un moment ils finissent par vous agacer ; ils n'ont pas le sens du paradoxe comme les Français, mais l'esprit de contradiction.)

    Le contresens ou l'anachronisme est parfait : en effet l'idée que le bon goût est l'apanage des bourgeois est une idée on ne peut plus à la mode aujourd'hui… dans la bourgeoisie ; alors que Baudelaire dénonce justement le conformisme bourgeois et loue l'indépendance d'esprit aristocratique.

    Le plus dur, et ça l'histoire contemporaine nous le montre bien, c'est de distinguer le bon goût du mauvais goût, le diamant du strass, un amateur d'art de Bernard Arnault. Et ça Baudelaire savait le faire. Était-il plus bourgeois que Patrick Besson pour autant ? Rien n'est moins sûr.

  • Baudelaire ne ment pas

    La lettre de Baudelaire à sa mère, où il dit qu’il aimerait posséder une photographie d’elle, est grossièrement interprétée comme une contradiction par rapport au discours rageur de Baudelaire contre la photographie.
    De la même façon avec Ingres et Delacroix, la propagande a essayé d’adoucir leurs propos résolument hostiles aux premiers “artistes photographes”, arguant par exemple que ces deux peintres s’étaient eux-mêmes servis de photos.
    En ce qui concerne les anathèmes de Barbey d’Aurevilly, c’est plus simple, on en a fait un auteur entièrement aristocratique et ringard dans son ensemble. C’est tout juste si le cinéma ne lui a pas “rendu service” en l’adaptant.

    C’est après la confusion des genres que Baudelaire en a, cette confusion des genres que, il le voit bien, la démocratie favorise.
    Il n’a rien contre l’usage documentaire de la photographie, il faut être un idéologue borné comme Finkielkraut pour penser que la technique est mauvaise en elle-même. Baudelaire est un moraliste.
    Après, au plan documentaire, il faut voir ce qui est le mieux, une photo d’entomologiste ou un croquis d’entomologiste ? Ça se discute. La photo se détériore très vite. Un reportage de guerre illustré par des photos, ou un reportage de guerre illustré par des croquis ? Derrière la photo, il y a l’idée, naïve, que la photo ne ment pas. Il se trouve qu’une des photos de guerre les plus connues, de Robert Capa, d’un partisan communiste espagnol fauché par une balle pendant la guerre civile d’Espagne, est une photo “posée”. La technique photographique n’est pas plus “vraie” en elle-même que la technique graphique, tout dépend de l’honnêteté de celui qui met en œuvre la technique.

    Ce qui est paradoxal et amusant en même temps, dans l’exemple de Capa, c’est que c’est justement parce que la photographie n’est pas un art qu’il a été obligé de tricher. La photo est un résultat, on ne peut pas beaucoup agir sur un résultat, on peut juste essayer de l’anticiper, et rajouter quelques effets, mais l’art, ça n’est pas (peu) ça. Capa, donc, voyant qu’il ne parviendrait jamais à photographier un mort sur le vif, que l’instant était quasi insaisissable, a demandé à un soldat de prendre la pose. Pour ma part je crois qu’il y a plus de vérité dans un croquis tiré d’une observation attentive que dans une photographie.

  • Manque de sang-froid

    Pour ne pas ajouter à la servitude du monde contemporain d’autres dépendances, j’ai décidé il y a quelques mois d’arrêter de baiser, de fumer et de boire, pour voir l’effet. Peut-être était-ce après avoir lu une page de Baudelaire ? Je ne sais plus très bien, ça n’a pas été une décision franche, nette et signée, je n’en ai parlé à personne.

    Ça m’a demandé un effort moins grand que je ne pensais. Le contrecoup, c’est que je suis assailli, dès que je ferme l’œil pour prendre un peu de repos par des rêves de bacchanales pas ordinaires - pas exactement le genre boîte de nuit, musique techno et boule à facettes. Mais cela cesse dès que j’ouvre l’œil. Les rêves sont plus vrais que la réalité : c’est dingue, si je pouvais me payer les mêmes grands crus que je bois dans mes rêves, et les mêmes havanes, je crois que je me remettrais à boire et à fumer sur le champ !

    *

    Achtung, je ne me prends pas pour un samouraï pour autant, ni pour le “surhomme” de Nitche, cette tapette dégénérée.
    Je n’aurais sans doute pas pu être moine. Quand je me suis posé la question de choisir ou pas ce métier, j’étais adolescent, je me trouvai dans un monastère assez sévère, justement, chez le portier. La cloche a sonné. Le portier est allé ouvrir. Deux femmes presque entièrement nues sont entrées, vêtues seulement de shorts et de petits soutifs multicolores. Les murs pâles et la fraîcheur du cloître faisaient ressortir leur teint hâlé. La mère et la fille ; elles voulaient voir un moine pour de bon au moins une fois dans leur vie.
    Il y avait bien un écriteau sur le portail exigeant une tenue décente de la part des impétrants, mais ces deux blondes-là ne se jugeaient pas indécentes du tout, elles étaient presque innocentes. Le frère portier a fait preuve d’un sang-froid admirable. Il les a laissées mater un coup gentiment à l’intérieur de l’abbatiale, écouter un peu de grégorien, et puis il les a renvoyées à leur circuit touristique, sans se douter qu’il venait d’anéantir ma vocation religieuse.
    Je sais bien que ce qui me permet de “tenir”, c’est de savoir que je peux recommencer quand je veux. Je ne suis pas encore vraiment épris de ma liberté. Je ne m’attends pas à l’être au bout de quelques mois seulement. L’amour de la liberté est un truc surnaturel.

  • À la baisse

    Je le redis, je tiens Michel Houellebecq, non pas tant pour un grand écrivain que pour un grand acteur, bien supérieur à Michel Serrault, qui en faisait des tonnes, à vous dégoûter du théâtre.
    Un grand acteur “moral”. Car le talent de Houellebecq consiste à faire bien voir, en quelques minutes seulement, par comparaison, en quoi consistent les autres acteurs de la télé, BHL, Sollers, Karl Zéro, etc., ou ceux qui l’ont interviouvé, Laure Adler, Thierry Ardisson* : des seconds rôles minables. On pourrait dire aussi des figurants, des “utilités” ; à quoi servent-ils ? Mais, pardi, à combler le silence qu’il y aurait à la télé s’ils n’étaient pas là pour boucher les blancs ; comme la cassette (ou le dévédé) qui transforme votre poste en aquarium, en clapier ou en boule à facettes.

    *

    En revanche, plus je lis Baudelaire et moins je vois le rapport qu’il peut y avoir entre Baudelaire et Houellebecq, bien que celui-ci se dise ému par la poésie de Baudelaire. Je me pose la question : Houellebecq a-t-il vraiment lu Baudelaire ?
    À moins de le lire comme une parodie, ce qu’il n’est pas, le discours existentialiste de Houellebecq, fait d’un mélange de supersitions évolutionnistes, de dégoût de l’Histoire, de repli sur soi, est assez éloigné de Baudelaire. Jusqu’à la misogynie de Houellebecq qui me paraît étrangère à celle de Baudelaire, très réfléchie. Toutes les niaiseries qu’on peut lire dans Biba ou entendre dans la bouche des prêtres conciliaires qui préparent les fiancés au mariage, toutes les niaiseries sur la “communication dans le couple”, Baudelaire les anéantit en quelques sentences cinglantes.
    Schopenhauer et ses caniches, oui, je les retrouve chez Houellebecq, mais Baudelaire, où est-il ?


    *J’ai longtemps fait preuve de faiblesse vis-à-vis d’Ardisson, comme de Beigbeder, en raison de leur cynisme, qui me paraissait moins brutal à tout prendre que la franche épaisseur de Guillaume Durand ou de Finkielkraut, mais depuis que j’ai entendu la productrice d’Ardisson à la radio, Catherine Barma, toute en arrogance, en sottise et en cupidité, j’ai dû revoir mon jugement à la baisse sur Ardisson.

  • Baudelaire contre Harry Potter

    Les gothiques sont sympathiques ! Je ne devrais pas dire ça, vu que mon échantillon n’est pas très représentatif, et puis que, ces derniers temps, les gothiques ont foutu le feu à deux ou trois chapelles en Bretagne et les ont réduites en cendres… Mais n’empêche, je les trouve sympas, surtout les gonzesses, elles n’attachent pas comme les autres bobos un prix excessif à leur petite vertu, elles ne font pas tout un fromage de leur indépendance, elles ne prétendent pas avoir des idées, elles ne font pas de plans. Normal, puisqu’elles sont “antisociales”.
    En principe, je ne suis pas anarchiste, mais dans ces circonstances, l’oppression que fait subir la société capitaliste bobo à tout ceux qui ont un minimum le sens de la liberté, je me sens un peu “gothique” moi aussi. À condition qu’on ne me demande pas d’écouter de la musique de “gothiques”.

    *

    Dans cette histoire des chapelles bretonnes, la société se place du point du vue du patrimoine et crie au scandale. Les incendiaires adorateurs de Satan, aussi minables soient-ils, se placent sans doute à un point de vue sprirituel supérieur.

    Ah oui, ce qu’on peut regretter chez les gothiques, c’est qu’ils se contentent d’un Baudelaire “officiel”, d’un Baudelaire de programme du baccalauréat.

    « Pour que la loi du progrès existe, il faut que chacun veuille la créer ; c’est-à-dire que quand tous les individus s’appliqueront à progresser, alors, et seulement alors, l’humanité sera en progrès.
    Cette hypothèse peut servir à expliquer l’identité de deux idées contradictoires, liberté et fatalité. - Non seulement il y aura, dans le cas de progrès, identité entre la liberté et la fatalité, mais cette identité a toujours existé. Cette identité c’est l’histoire, histoire des nations et des individus. » (“Mon cœur mis à nu”)

  • Stratégie artistique*

    L’art contemporain fait constamment référence, de manière appuyée, à des “valeurs sûres” ; il y a ces classiques de la littérature pieusement rangés dans les vitrines du Pompidou, le titre emprunté à Céline par Anselm Kiefer, “Voyage au bout de la nuit” (“Guignol’s band” aurait mieux convenu, mais il ne faut pas surestimer la culture générale des bobos), les pastiches de Michel-Ange par Lapicque, etc.
    Je me demande, est-ce que c’est pour méduser le public, ou bien juste pour avoir la scoumoune que Kiefer fait ça ? Une sorte de gri-gri ? Ou alors c’est une tradition de l’art contemporain, depuis le cours d’art plastique prononcé par môssieur le professeur Picasso sur Vélasquez…

    *

    C’est parce que Baudelaire avait l’amour de la peinture qu’il pouvait se permettre de critiquer, en des termes choisis, le peintre Gérome : « Il est impossible de méconnaître chez M. Gérome de nobles qualités, dont les premières sont la recherche du nouveau et le goût des grands sujet », et, plus loin : « La facture de M. Gérome, il faut bien le dire, n’a jamais été forte ni originale**. »

    L’amour de Baudelaire pour la peinture entraîne une déception lorsqu’il décèle des carences ou des faiblesses chez un peintre. En général, d’ailleurs, Baudelaire s’avoue déçu par la peinture présentée aux Salons ; mais il n’abandonne pas pour autant, il se refuse à désespérer de l’art. Le même état d’esprit le pousse à propulser Delacroix, avec Rembrandt, Rubens, Puget, parmi les phares.

    Le mépris des esthéticiens contemporains pour Gérome, les Catherine Millet, les Jean Clair, les Yves Michaud, pour ne citer que les plus médiatiques porte-parole d’une esthétique à la portée des caniches, ce mépris est tout différent. C’est d’abord du conformisme, une façon de se conformer à ce qu’ils ont cru comprendre du “message” de Baudelaire ; et puis, surtout, c’est une ruse grossière, mais qui fonctionne très bien, pour se faire valoir, eux et tout leur bazar, sur le dos de Gérome. Nains immodestes et insignifiants à qui on confie des responsabilités politiques.

    *En hommage à Fernand Divoire, auteur méconnu, et pour cause.
    **Ceux qui savent lire observeront que c’est sa “facture”, autrement dit son savoir-faire, que Baudelaire reproche à Gérome, tandis qu'il loue ses innovations.

  • La faute à Baudelaire

    Baudelaire et Gautier sont à la limite de ce qu'un profane peut écrire sur la peinture. Baudelaire en a conscience lorsqu'il écrit que la poésie est sans doute le seul biais pour exprimer quelque chose de juste sur la peinture. Néanmoins Baudelaire trouve sa légitimité dans son amour - sa passion même -, pour cet art, qu'il tient de son père. En quelque sorte il s'exprime toujours par hypothèses et se tient prêt à réviser son jugement sur une production dont il n'a qu'une vision extérieure fragmentaire.

    Baudelaire franchit la limite lorsqu'il opère une discrimination entre les peintres "dessinateurs" et les peintres "coloristes". Je souligne cette phrase typique : « Les grands coloristes dessinent par tempérament, presque à leur insu. (…) Leur méthode est analogue à la nature : ils dessinent parce qu'ils colorent. » C'est très poétique mais ça n'a aucun sens précis.

    La couleur n’est qu’un "effet" en peinture, il n’y a aucun peintre au panthéon des peintres dont l’art n’est pas fondé sur le dessin. En revanche, parmi ces génies, certains maîtrisent plus ou moins bien les effets de couleur, et à juste titre Baudelaire peut-il écrire que les tons de Michel-Ange sont criards ou faux (ce qui pour un sculpteur n'est guère étonnant). Rembrandt préfère jouer sur la lumière qu'il est capable de dessiner sans changer d'outil !

    C'est Rousseau qui a raison, condamnant ainsi par avance un impressionniste oisif et crédule comme Monet à rester dans l'Histoire comme un simple peintre expérimental. Ce qui compte aux yeux de l'Histoire, ce n'est pas d'avoir expérimenté mais d'avoir trouvé, n'en déplaise aux journalistes à la mode.

    Idem pour cette définition du peintre moderne que Baudelaire tente de forger. Il y a de beaux mouvements, mais la statue ne tient pas debout.

    Ici on ne peut pas s'empêcher de remarquer que c'est pour ces deux notions, la distinction entre "coloristes" et "dessinateurs" d'une part, et le "peintre moderne" d'autre part, que Baudelaire est surtout "reconnu" aujourd'hui en tant que critique. On a même quasiment érigé ces deux idées en dogmes, alors que Baudelaire est tout sauf dogmatique.

    Il faut bien comprendre que la production picturale est placée dans une situation d'infériorité par rapport à la production littéraire au sens le plus large et le plus vil, journalisme et philosophie inclus. Les peintres s'expriment essentiellement de manière abstraite. Leur sort est donc en partie entre les mains des littérateurs. Il dépend de leur intelligence et de leur honnêteté. Dans la société capitaliste, où la publicité joue un rôle déterminant, autant dire qu'il ne faut plus compter sur l'intelligence et l'honnêteté qui ont été reléguées dans les bibliothèques ou les musées.

    S'il y a bien quelque chose dont on ne peut faire le grief à Baudelaire c'est de s'être interposé entre le public et l'art pour tenter de sauver celui-ci. Ni d'avoir sonné le tocsin et tiré des fusées éclairantes quand la race maudite des libéraux avec leurs machines-outils ont pris le pouvoir. Il y a cette fameuse trilogie de Baudelaire, le prêtre, le soldat et le poète, en dehors de laquelle il n'y a pas de salut. Ça laisse songeur quand on voit comment les prêtres, les soldats et les poètes sont traités aujourd'hui par les marchands.

  • La théorie de Hockney

    medium_hockney.jpg

    Bien que l'hypothèse de David Hockney soit fausse, il n'est peut-être pas inutile d'en dire deux mots (Autant prévenir de suite le passionné de cinéma ou de poker qu’il risque de trouver cette bafouille consacrée à "Hockney et la peinture occidentale" un tantinet longuette…)

    Pour le béotien, rappelons en quelques mots en quoi consiste la théorie de Hockney, publiée pour la première fois il y a quelques années dans le New-Yorker, un canard qui s’emploie sans beaucoup de succès à essayer d’introduire le snobisme Outre-Atlantique.
    Une observation attentive de la peinture occidentale, dans laquelle Hockney prend la responsabilité d’inclure les mièvreries "branchouilles" d’Andy Warhol, a amené Hockney à la conclusion que les peintres utilisent communément pour peindre, depuis le XVe siècle, un dispositif de chambre claire, fait d’une source lumineuse vive et d’une grosse lentille qui projette l’image du modèle et permet au peintre de la "décalquer" sur sa planche. Il va sans dire que "décalquer" est à mettre entre guillemets, car Hockney n’est pas assez "californien" pour penser que du quattrocento jusqu’à Ingres les peintres se sont montrés assez malhabiles peindre de simples décalcomanies. Plutôt que de décalquer, il s’agit de relever les cotes assez rapidement, à l’envers (l’image est projetée à l’envers, si j’ai bien compris le dispositif).

    Pour Hockney, il n’y a guère de doute que cet instrument a introduit le réalisme dans la peinture en Occident dès la fin du XVe siècle !

    Les arguments de Hockney sont assez empiriques, il ne dispose pas de preuves écrites de l'usage de ce dispositif. Bien entendu ce n'est pas ça qui prouve qu’il a tort. En revanche l’argument qu’il avance pour justifier la difficulté de dénicher des preuves écrites est révélateur : selon Hockney, le goût du secret professionnel de ces peintres serait la cause de cette pénurie… Ça me laisse sceptique : les peintres avaient de nombreux apprentis, et si dans une ville comme New York on arrive peut-être à emporter son secret dans la tombe, dans une ville comme Bruges ça devait être beaucoup plus difficile…
    L’autre argument de Hockney justifie à ses yeux que les historiens d’art européens traitent sa théorie par le mépris. Pour ces historiens, suppute-t-il, la chambre claire dévaluerait le génie des peintres européens.
    Faux. Ma théorie à moi est symétrique : c’est parce que le talent, le savoir-faire de ces peintres bouleverse tellement Hockney, il lui paraît si invraisemblable, qu’il a inventé cette théorie qui l'aide à accepter la modestie de son talent par rapport à celui de ces surdoués qui le dominent de la tête et des épaules, malgré la sincérité peu commune de Hockney.
    En outre, la représentation du peintre comme un type génial et fulgurant est une idée moderne, une idée "de cinéaste", et Hockney est sûrement plus pénétré de cette fausse idée que n’importe quel historien d’art européen. Il convient en effet de distinguer les historiens d’art des guignols comme Catherine Millet, Jean Clair-l’Obscur, Marc Jimenez, Yves Michaud, etc., qui font la pluie et le beau temps auprès du public bobo, dans les médias et les administrations françaises.
    L’historien sait parfaitement que derrière chaque surdoué du pinceau il y a un travailleur acharné. Il n'y a pas de miracle. Il y a un monde entre l'artiste expérimental et le peintre expérimenté.

    Indéniablement les questions d'optique passionnent les peintres. Cette fascination a fini par se transformer en répulsion, d'ailleurs, lorsque la photographie a commencé de détruire la peinture pan par pan. Le tort d'Hockney est d’isoler une technique précise parmi beaucoup d’autres qui ont modifié au cours des siècles la manière des peintres de synthétiser ce qu’il est convenu d’appeler "la nature" de façon plus ou moins décisive - l'invention de la peinture à l'huile est décisive - et pas irréversible.
    Nul n’est mieux placé qu’un peintre pour savoir que la "ressemblance", par exemple, est bien plus à sa portée qu’à la portée d'une machinerie quelconque. Un portrait par Hockney, avec tous ses défauts, est mille fois supérieur à une reproduction d’un visage suivant le procédé photographique.

    L’intérêt de la théorie de Hockney, c’est qu'elle est une reconquête de la peinture par un peintre. C'est marre des tartines de Gombrich pour expliquer la permanence rétinienne ou ce genre de phénomène qu'un peintre éprouve directement et que le spectateur ne gagne pas beaucoup à se voir expliqué. Si le point de vue subjectif et suggestif de Baudelaire sur la peinture a de la valeur, c'est en proportion de l'amour que Baudelaire porte à cet art, pratiqué par son paternel qui l'a initié.

    On ne peut qu’encourager Hockney à continuer à se pencher sur l’art occidental et ses secrets de fabrication. Bien que cette démarche d’apprentissage soit pénible, vu l'âge de Hockney et sa cote astronomique en dollars, elle est la seule voie qui ne soit pas une impasse.

  • Tirer le portrait

    medium_burke.gif

    D'avoir pu admirer en passant deux ou trois portraits magistraux du Titien et de Vélasquez dans le nouveau temple japonais de la Joconde, à une heure silencieuse, m'a fait changer d'avis. Tant pis pour Clarisse Strozzi, j'ai choisi plutôt le Grand Palais et les "portraits XVIIIe et XIXe". Une expo plus didactique, limite intello, mais les bobos devant les Titien au Luxembourg… leurs réflexions étranges et cocasses m'auraient déconcentré et auraient gâché ma joie à coup sûr – des perles pour les cochons du Marais ou de Saint-Germain-des-Près.

    Comme on sait, la fin du XVIIIe est une période de grand chambardement, la période où l'art aristocratique jette encore quelques flammes : David, Ingres, Géricault, et puis la nuit.

    « En vérité, écrit Gautier en 1837, il faut une grande puissance d'idéalisation pour parvenir à faire quelque chose de beau et de poétique au milieu de toute cette laideur et de toute cette pauvreté de forme où nous sommes arrivés. » Il en a de bonnes, Gautier ! C'est à pleurer… Nous autres, citoyens de la Ve, on tire la langue jusque par terre de soif, on a pas Delacroix, pas même Daumier, Guys ou Decamps, Chenavard, rien, on a plus qu'à lécher les murs du Louvre. Un Winterhalter surgirait aujourd'hui, on le prendrait pour un géant ! C'est dire si nous sommes nabots… Baudelaire n'aurait certes plus la candeur d'interpeller le bon sens du bourgeois…

    Dans cet ensemble hétéroclite de figures peintes ou sculptées, on peut faire le tri. On passe du pur-sang au baudet. Girodet peut-il aider le profane à piger pourquoi Goya est grand ? Encore une fois, il est permis d'en douter.
    Il y a d'autres angles de réflexion, les commissaires des musées en fourbissent quelques-uns dans leur gros catalogue. Guilhem Scherf est celui d'entre eux qui galvaude le moins l'intelligence de l'art avec des notices qui ne sacrifient pas à la mode du flou philosophique.

    L'avènement de la bourgeoisie, écrit Scherf, dont je traduis quand même le langage de fonctionnaire un peu guindé, explique cette prolifération de portraits d'inégale qualité. Les bourgeois se prennent pour des maîtres et voudraient tous être aussi immortels que les aristocrates qu'ils ont renversés. La demande augmente, il faut y répondre en proportion, mais cette proportion implique une baisse de la qualité.

    Par leurs idées bizarres aussi, les bourgeois font du tort au portrait. Ils n'hésitent pas à se faire portraiturer en couple, quand ce n'est pas carrément en famille, au milieu du salon ; surtout ils ont du mal à contenir leur sentimentalisme. Beaucoup de ces tableaux peuvent être regardés, au second degré, comme des tableaux comiques, tant certaines poses des nouveaux maîtres sont ridicules. La caque sent toujours le hareng. Est-ce Monsieur Bertin qui est immortel ou bien sa dégaine de patron de presse ?

    On débouche ensuite sur de petites controverses amusantes, qui n'ont pas grand-chose à voir avec la peinture, mais il est difficile d'empêcher les didacticiens de l'art, même les meilleurs, de spéculer. Par exemple : le modèle a-t-il quelque part dans la réussite d'un portrait ? En ce qui me concerne, j'ai l'intime conviction que l'abstraction, ou l'idéalisation si on préfère, a des limites. Une intime conviction fondée sur des évidences.
    Ou encore ce point d'interrogation : la ressemblance avec le modèle est-elle importante ?
    Ce sont des questions qui feraient sourire un peintre s'il n'était agacé de voir qu'elles ont relégué la peinture au second plan. Elle ne fait plus partie de la vie, ce n'est plus qu'une toile de fond.