- De F. Nitche à M. Onfray :
L'emprise des élites intellectuelles staliniennes (Aragon, Sartre, Althusser, etc.) sur la culture française, depuis la fin de la guerre jusqu'à la chute du mur de Berlin, fut telle qu'elle entraîna la mise entre parenthèses de la philosophie ultra-conservatrice de Nitche. D'abord parce que Nitche réduit l'idéal moderne à un slogan religieux judéo-chrétien ; ensuite parce que la référence des intellectuels fachistes ou monarchistes à Nitche avant la guerre en faisait un philosophe diabolique au regard de la doctrine stalinienne populiste.
- Précisons que la force et la durée de cette emprise, de nature cléricale, s'explique par le relais de l'Education nationale, véritable armée militante, modelant les consciences depuis le plus jeune âge, sans aucune autre légitimité pour ce faire que le droit qu'elle s'efforce de dénier à l'ancien régime de droit catholique.
- Précisons en outre que cette longue période de censure de l'intelligentsia se double d'un accroissement des profits engrangés par une économie française de plus en plus capitalistique, au cours des "trente glorieuses". Le totalitarisme stalinien et le capitalisme convergent en effet sur le point de l'ultra-nationalisme (ultra-nationalisme européen/empire soviétique) et le point des méthodes dirigistes et centralisées.
- Précisons encore, ce n'est pas anecdotique, que l'influence de Karl Marx et du marxisme a cessé de se faire sentir en France au cours de la même période ; c'est un marxisme statufié, et donc débile, qui a été institué à la place du marxisme par le parti communiste français. Au point que des journalistes "gauchistes" incompétents peuvent suggérer aujourd'hui dans la presse des solutions économiques dirigistes inspirées de Marx, disent-ils, quand bien même celui-ci dévalue le point de vue de la science économique au profit de la science historique, et définit en outre l'appareil d'Etat comme une privation de liberté de nature religieuse. Pas plus qu'il n'était envisageable de faire valoir le point de vue marxiste à l'école de guerre, il ne l'était au sein de l'Education nationale. L'intelligentsia n'a jamais craint de se compromettre avec les régimes les plus brutaux, pas plus hier qu'aujourd'hui - en revanche elle s'est toujours arrangée pour faire passer à la trappe ce qui la prive de raison d'être.
L'intelligentsia française 1950-1990 est donc parvenue à écarter deux penseurs majeurs du XIXe siècle, Nitche et Marx, bien que très différents, au profit de sa propre production d'ouvrages dogmatiques ou psycho-sociologiques serviles. On pourrait ajouter, si elle n'était pas en France une pensée résiduelle ou secondaire, l'abaissement de la pensée chrétienne au niveau de la démocratie-chrétienne. Rares sont en effet les Français à s'intéresser ou à défendre la philosophie casuistique de l'école de Francfort, tartinée par Benoît XVI dans ses dernières encycliques, tant celle-ci est intraduisible en français. Ahuri, ce prélat romain l'était au point de proposer des conférences au gratin de l'oligarchie française, sans paraître se douter qu'un tel comportement a le don de justifier l'antéchrist - ahuri ou cynique au point de se moquer des martyrs qui ont eu à subir les foudres du césarisme.
- L'antichristianisme nitchéen de Michel Onfray s'insère dans un contexte de dissolution du monopole stalinien. Il lui permet de ressortir Nitche des tiroirs, toutefois à condition d'en donner une version présentable. Un peu comme Marine Le Pen doit abjurer les calembours provocateurs de son père, la dernière version du satanisme à la sauce Onfray s'efforce de respecter les dernières prescriptions de la moraline en vigueur que sont le philosémitisme, le féminisme, la souveraineté populaire, la démocratie, l'écologisme... bref toutes les prétendues "valeurs éthiques modernes" dont Nitche s'efforce de démontrer la dangereuse inconsistance.
Outre la malversation scientifique d'un procédé qui consiste à "gauchiser" le moins gauchisable des philosophes, on ne peut s'empêcher de remarquer que l'antichristianisme de M. Onfray se situe à peu près au niveau de la doctrine sociale satanique d'un curé de campagne catholique, ou de celle d'un prêtre-ouvrier. Nitche demeure le pape de l'antichristianisme, et sa philosophie a au moins le mérite d'éclairer ses lecteurs sur le caractère ultra-conservateur de l'antichristianisme, tout comme le faste artistique des papes de la Renaissance avait le mérite d'indiquer l'antichristianisme à l'oeuvre au sein de l'Eglise romaine.
Conservateur, Nitche l'est au point de louer les pharisiens pour avoir annihilé la loi de Moïse en se l'appropriant, et il vitupère l'apôtre Paul pour l'avoir au contraire rendue universelle.
- M. Onfray contre Paul de Tarse
Si Michel Onfray jouait franc-jeu, au lieu de remplir le baptistère athée de sa bave de saint curé laïc républicain, il mènerait plutôt ses disciples à des combats plus risqués que ceux qu'il mène contre le vaisseau fantôme catholique romain. Il s'en prendrait à des religions et des cultes dominants en Occident, et non à une culture chrétienne dont Nitche lui-même a cru pouvoir prononcer l'arrêt de mort par usure.
Mais il ne le peut pas, largement parce qu'il est plus "moderne" que nitchéen, c'est-à-dire davantage déterminé par la moraline judéo-chrétienne que par la philosophie ultra-conservatrice de Nitche. L'antéchrist Charles Maurras, ce Nitche français du compromis avec l'Eglise romaine paganisée, ne berne pour ainsi dire que des catholiques qui ne demandent qu'à l'être et n'ont jamais fourré le nez dans les écritures saintes - qui se moquent littéralement du Messie. Mais pour le reste, pour ce qui est du culte païen, Maurras se paie moins la tête de ses clients que M. Onfray avec son "Nitche de gauche", adapté au militantisme efféminé le plus passif.
Pour son attaque de Paul de Tarse (les clercs catholiques romains ont déjà fait les 3/4 du travail de sape), M. Onfray se contente de reprendre l'argumentaire psychologique de Nitche, en y ajoutant une légère touche personnelle. L'argumentaire de Nitche est simple : Paul de Tarse était cinglé et il a tout inventé. Nitche ne va pas jusqu'à nier l'existence de Jésus de Nazareth. Il affirme qu'il était un brave type, un illuminé, un anarchiste en somme que les pouvoirs publics ont bien fait d'exécuter, et que les pharisiens ont bien fait de dénoncer. Paul de Tarse a tout inventé, de la religion qui s'ensuit. La touche personnelle d'Onfray consiste à nier carrément l'existence du Messie, et à en faire une pure fiction. Pour ce qui est de l'approbation de l'arbitraire des pouvoirs publics, M. Onfray ne diffère de son maître-à-penser. Dure est la loi républicaine pour ceux à qui elle ne profite d'abord, mais c'est la loi. M. Onfray fait partie de ces amis du peuple "du côté du manche".
L'histoire de l'Occident et des peuples hyperboréens selon Nitche part donc d'une formidable tromperie. A cette formidable erreur, l'Europe devrait aux papes catholiques romains de la Renaissance d'avoir presque mis un terme en étouffant l'évangile à l'aide de "culture chrétienne", moyen discret de réintroduire les cultes d'Apollon et de Dionysos. Ils y seraient pratiquement parvenus, si le "moine Luther" n'était pas venu tout flanquer en l'air.
Bien sûr l'argument psychologique contre Paul est facilement réversible et peut être opposé à Nitche comme à Michel Onfray, ainsi que cela a déjà été fait. Ce d'autant plus que Nitche a fait l'aveu de sa maladie, et exprimé la fierté de l'avoir surmontée grâce au satanisme, justement assimilé à une doctrine artistique.
Quant à la manière psychologique d'expliquer l'histoire, pratiquement comme un non-sens, on voit qu'elle oblige Nitche à sortir des gonds de l'art où la psychologie joue à plein, qu'il s'agisse de la culture de vie païenne ou de la culture de mort moderne (hégélienne). On voit bien que Nitche s'aventure sur un terrain, celui de l'histoire, où il est mal à l'aise, contrairement à l'art, et qui l'oblige à se contredire : le christianisme est une doctrine à l'usage d'esprits faibles et efféminés, cependant après des millénaires, cette mauvaise herbe continue de pousser entre les dalles de la civilisation.
Pour les chrétiens, et Paul notamment, l'antéchrist joue bien un rôle dans l'histoire, mais il ne coïncide pas exactement avec celui que Nitche s'est attribué. Il est probable que tel sera cheval, ou fou, roi ou reine dans la partie que joue Satan, sans qu'aucun n'ait une vision d'ensemble de sa stratégie, pas même les brahmanes de l'Inde les plus réputés.