La mystification scientifique est de toutes les époques. Ne pas la soupçonner dans le temps où nous sommes est faire preuve d'une grande arrogance, ou bien d'une grande faiblesse, celle-là même que l'arrogance dissimule, comme on voit tel chef d'Etat à la voix de fausset s'entraîner à parler caverneux.
Une certitude scientifique: la science moderne est entièrement coupée de l'humaniste occidental, dans la mesure où celui-ci n'accorde aux applications pratiques de la science qu'une faible signification scientifique.
Le propos de l'humanisme est de souligner qu'il n'y a pas de science sans métaphysique ou conscience. La culture technologique moderne ne dérive pas de l'humanisme, mais de la science la plus cléricale du XVIIe siècle, contrairement aux dires des médiocres manuels scolaires républicains, à peu près au niveau de la légende dorée des saints catholiques romains en ce qui concerne les figures emblématiques du XVIIe siècle, où, nous disent ensemble tous les propagandistes de la foi moderniste, le monde est passé des ténèbres à la lumière.
Il faut bien relier cette question avec celle de Dieu. Suivant la déploration de Nitche : "Dieu est mort.", bien mal traduite par les disciples aussi disparates que loufoques de cet antiprophète, puisqu'elle exprime le regret que le dieu des élites soit mort, c'est-à-dire que le monde moderne l'ait tué, faisant perdre ainsi aux élites le suprême moyen de légitimation. Napoléon exprime le regret similaire de ne pouvoir persuader le peuple qu'il descend de Vénus comme César, et non d'une bonne femme corse, nonobstant la dévotion oedipienne de tout tyran pour sa mère.
En effet le prolongement de dieu, son nouveau nom, c'est la science technologique. L'homme bionique n'est pas un futurisme, c'est l'effet du conditionnement technologique passé ou présent sur l'homme moderne. Bien des produits de la technologie moderne ne visent pas un rôle de satisfaction des besoins vitaux primaires, mais vous attachent, à supposer que vous en soyez l'esclave, en tant que porteurs d'espoir, ainsi que le vase de Pandore, symbole de toutes les productions humaines débiles ou insignifiantes. L'espoir, que d'autres païens nomment encore "culture de vie", est l'effet thérapeutique principal du discours religieux. Si Satan a lieu de se réjouir d'être ainsi transposé dans des gadgets technologiques, j'incline à penser comme Nitche que ce n'est pas le cas, mais ce n'est pas la question ici.
J'ai trouvé ça dans une gazette, la "Quinzaine littéraire" (n°1076), à propos d'un récent bouquin intitulé "Le Chat de Schrödinger", par Philippe Forest.
"Ce scientifique autrichien [Schrödinger] a mis au point un exemple pour tenter d'exprimer ses réserves vis-à-vis de la physique quantique (qui s'intéresse aux particules et à l'infiniment petit]. Il envisage une expérience où un chat enfermé dans une boîte serait mis à mort par un procédé radio-actif produisant la désintégration d'un atome, si bien que, selon la physique quantique, pendant quelques instants l'atome doit être considéré en même temps comme étant et n'étant pas désintégré, et l'animal comme à la fois mort et vivant. Les conditions de réalisation d'une telle expérience sont si délicates que c'est surtout une expérience de pensée.
Pour S., il ne fait aucun doute qu'un chat ne peut pas être en même temps mort et vivant. Cela signifie que le calcul probabiliste sur les particules, s'il a bien une vertu prédictive, n'infirme pas toute conception raisonnable d'une réalité à l'intérieur de laquelle aucune chose ne peut être à la fois elle-même et son contraire."
Et le plumitif de la "Quinzaine" d'ajouter : "Sans remettre en cause la validité et le sérieux des recherches scientifiques, Philippe Forest constate que la pensée humaine, dans tous les domaines, fabrique de petites fictions pour mieux tenter d'approcher ou d'expliciter le réel."
On peut constater ici jusqu'où va le scepticisme du savant moderne, puisqu'il doute qu'un chat puisse être mort et vivant en même temps. Il néglige l'hypothèse du fantôme ou de la réincarnation, que la physique quantique entraîne plus audacieusement à concevoir. Et si nous allions tous au paradis, comme les particules élémentaires ?
Plus sérieusement, je relève quelques points : l'expression "expérience de pensée" est à la fois judicieuse et nous ramène ne même temps à la métempsycose. Bon nombre d'expériences scientifiques modernes peuvent être qualifiées "d'expériences de pensée", et non seulement le fait d'agiter vivement des particules pour chercher le boson de machin-bidule-truc-chouette aux frais du contribuable. Un cas typique : l'attraction de Newton. Les moyens n'existant pas de sonder le coeur de la terre au-delà de son épiderme pour en extraire la matière attractive, Newton doit bien en passer largement par une "expérience de pensée". Ajoutons que bien des hypothèses religieuses relèvent de ce qu'on peut appeler "l'expérience de pensée". Si la science moderne, qui se veut "expérimentale" d'abord et surtout, est fondée principalement sur des expériences qui sont des démonstrations déductives, alors cette science est religieuse. L'idée de "vertu prédictive" vient renforcer cette présomption, car ce qui est prédictif sans être historique, ou annoncer comme Cassandre une mort certaine, c'est l'espoir infini, qui a lui aussi une signification religieuse.
L'expérimentation de certains savants, matérialistes notamment, est conçue à l'inverse de ce type "d'expérience de pensée". Il s'agit de ne pas examiner la matière sous l'angle exclusif de son potentiel physique, afin de ne pas s'empêcher de répondre à la question du début de la matière et de sa disparition éventuelle autrement que par un théorie impossible à vérifier expérimentalement. L'expérience de pensée n'infirme pas la métaphysique, c'est-à-dire l'idée que tout n'est pas exploitable et soumis à l'exploitation en raison du potentiel, par l'expérience ; elle l'exclut théoriquement. C'est-à-dire qu'un telle méthode revient à placer la culture au même niveau que la nature physique, puis progressivement au-dessus de la nature elle-même, pour atteindre le paradoxe que Schrödinger soupçonne d'être entièrement casuistique.
En ce qui concerne "les petites fictions pour mieux approcher le réel", c'est une lourde erreur de la part d'un critique littéraire de penser ça. Nombre de philosophes, tragédiens, voire romanciers, ont conscience du décalage entre le réel et le langage humain, de la difficulté ou la faiblesse de l'homme à rendre compte de la réalité. Si ce n'était pas le cas, l'humanité n'aurait produit que des ouvrages de pure stylistique, habiles seulement à traduire l'odeur des madeleines ou les sentiments féminins - des ouvrages en principe faits pour échapper à la réalité, comme la tapisserie que Pénélope fait et défait indéfiniment. S'il y a une équivalence possible entre la réalité et la fiction, comme si elles pouvaient coïncider, c'est dans la géométrie qu'on la retrouve. La géométrie égyptienne est une philosophie naturelle raisonnable, de concordance entre les éléments supérieurs et la fiction humaine, relative. Raisonnable, c'est-à-dire écologique, parce qu'il n'est pas très sérieux d'envisager la culture comme étant supérieure à la nature, ou la nature relative à l'homme. Les mathématiques modernes basculent dans cette absurdité, pour des raisons d'efficacité circonstancielles.
Suivant mon propos sur le lien entre la religion et la science, d'une manière ou d'une autre, selon qu'on accorde à la mort des droits comme dans les cultes païens, ou qu'on les lui retire comme dans le christianisme authentique (de saint Paul, par exemple, qui traduit la mort comme la somme des erreurs), on peut prendre la précaution vis-à-vis du sérieux et de la validité de la recherche scientifique moderne, alors même que Schrödinger ouvre une piste vers la critique, comme la peur du blasphème.
Une fois les fétiches modernes démystifiés -et selon moi ce n'est qu'une question de temps-, à quel dieu l'homme moderne pourra-t-il encore s'accrocher ?