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Lapinos - Page 29

  • Contre H. Arendt

    Hannah Arendt a fait, ainsi que Simone Weil, quelques observations judicieuses à propos des causes de l'oppression moderne, désignées comme le "totalitarisme", et dont la culture de masse prouve aux yeux d'Arendt la persistance au-delà du régime nazi ; d'une certaine manière, le point de vue d'Arendt n'est guère éloigné du point de vue fasciste, critique à l'égard de certains aspects de la culture moderne.

    Judicieuse en particulier la remarque d'Arendt sur la divinisation de la science, au stade totalitaire. L'eugénisme nazi, celui de la Chine communiste, ou encore des laboratoires qui financent les principaux partis politiques démocratiques, sous couvert de "darwinisme social", illustre l'usage de la science par les régimes totalitaires. L'industrie de l'armement n'a pas seulement un rôle politique : elle est le produit de l'effort de "savants". Les philosophes de l'Antiquité étaient capables de concevoir des armes de longue portée ou de destruction massive, mais aucun n'a tenu qu'il y avait là autre chose que de l'ingéniosité. On pourrait dire que l'invention et le génie sont exclus du champ de la science antique, car l'Antiquité juge ces activités entièrement dépourvues d'imagination.

    On a trop souvent en effet affaire aujourd'hui à de faux savants (en général des statisticiens), prônant une "science éthique", or c'est précisément là qu'il y a un phénomène totalitaire nous dit Hannah Arendt. L'histoire de la science, si elle était enseignée avec un peu de sérieux en France, et non par des fonctionnaires partisans, nous renseignerait sur le fait que la "science éthique" est rattachable au principe de la "philosophie naturelle", bien plus religieux que scientifique.

    Cela signifie que la science qui est enseignée comme telle par les régimes totalitaires n'est pas une science fondamentale : le rapport qu'elle entretient avec l'objet de la science, c'est-à-dire l'univers au sens le plus large, est un rapport religieux et non scientifique.

    Il est très décevant de ne pas lire dans Hannah Arendt cette remarque complémentaire, d'une science moderne abaissée au niveau où l'art doit opérer, et d'un art moderne élevé au rang où la science devrait opérer "en toute indépendance".

    Il est trop facile de pointer du doigt en direction de l'Eglise catholique, effectivement impliquée dans cet étrange enlisement de la conscience humaine, tout en s'abstenant d'observer que l'université laïque en activité, perpétue ce mouvement "baroque", pour prendre l'adjectif qui désigne l'insanité catholique romaine à son apogée. Je reprends d'autant plus volontiers cette expression de Nietzsche qu'il l'a empruntée à un savant chrétien : la culture moderne, justifiée par l'université moderne, a pour but de maintenir l'homme dans un "labyrinthe" d'erreurs.

    Mon explication quant à l'erreur d'appréciation commise par H. Arendt est que cette essayiste est allemande, par conséquent entraînée à sous-estimer le rôle joué par l'université dans le cautionnement de l'oppression. En effet les Allemands ne peuvent pas s'empêcher de se prosterner devant l'Université, contrairement aux Français ou aux Anglais, plus pragmatiques et peu portés à prendre les "sciences humaines" pour des sciences véritables, en quoi ils ne se trompent pas puisque les "sciences humaines" prolongent le discours religieux.

    Je cite H. Arendt ("La crise de la culture") : "La conquête de l'espace par l'homme a-t-elle augmenté ou diminué sa dimension ?" La question soulevée s'adresse au profane et non au savant : elle est inspirée par l'intérêt que l'humaniste porte à l'homme, bien distinct de celui porté par le physicien à la réalité du monde physique. Comprendre la réalité physique semble exiger non seulement le renoncement à une vision du monde anthropocentrique ou géocentrique, mais aussi une élimination radicale de tous éléments et principes anthropomorphes en provenance du monde donné aux cinq sens de l'homme ou des catégories inhérentes à son esprit. La question tient pour établi que l'homme est l'être le plus élevé que nous sachions - postulat hérité des Romains dont l'humanitas était à ce point étrangère à la disposition d'esprit des Grecs que ceux-ci n'avaient pas même de mot pour l'exprimer. Si le mot humanitas est absent de la langue et de la pensée grecques, c'est parce que les Grecs, à la différence des Romains, ne pensèrent jamais que l'homme fût l'être le plus élevé qui soit. Aristote appelle cette croyance atopos, absurde. (...)"

    J'ai recopié en bleu quelques lignes dont le sens est peu sûr. En effet, la "conquête de l'espace" est un slogan aussi bien irrecevable du point de vue de l'humanisme que du point de vue de la science physique.

    Bizarrement, H. Arendt assimile ensuite l'anthropocentrisme au géocentrisme. La méthode scientifique, qui n'a rien de "nouveau" ou de moderne, est la plus dissuasive de l'anthropocentrisme, c'est-à-dire de transposer sur l'objet de l'étude scientifique des caractéristiques humaines, ainsi qu'un mauvais peintre transférera sur la toile, agissant au hasard, ses émotions, plaçant ainsi son art, tant par le but que par le moyen, à un niveau inférieur au niveau où se situe la production artisanale.

    Or le géocentrisme est fondé, comme la rotondité de la terre, sur l'observation du mouvement du soleil, c'est-à-dire sur la vision, donc le sens par lequel l'homme est le moins abusé.

    La récusation du géocentrisme, quant à elle, repose sur le point de vue théorique de l'observateur, sans lequel le modèle démonstratif que la terre tourne ne serait pas possible. Certain savant l'a admis récemment : l'héliocentrisme est avant tout une méthode de calcul astronomique. En quoi le calcul serait moins anthropocentrique que l'usage de la vue ? La meilleure preuve de l'erreur qui consiste à assimiler l'anthropocentrisme au géocentrisme se trouve dans Aristote, que H. Arendt cite un peu plus loin, puisque celui-ci combat l'anthropocentrisme au profit de l'ontologie, en même temps qu'il apporte sa caution au géocentrisme. De même on peut dire l'art "conceptuel", aussi intelligent soit-il, un art plus anthropocentrique que l'art antique. La poésie d'Homère, par exemple, est beaucoup moins anthropocentrique que l'art de Marcel Duchamp, aussi ironique soit ce joueur d'échecs quant à la possibilité d'un art démocratique.

    "Hamlet" fait date dans le combat contre le totalitarisme ou la direction prise par l'Occident, résumé dans le "Danemark", direction qui est celle d'un sens giratoire maquillé en "sens de l'histoire". En effet le propos de la pièce de F. Bacon, alias Shakespeare, est de pointer Copernic, alias Polonius, au contraire d'Hannah Arendt, comme une menace pour la science - menace représentée par l'anthropocentrisme, effectivement à l'origine d'une philosophie naturelle qui ne dit pas son nom, dont l'abstraction dissimule l'artifice.

    L'hostilité de F. Nietzsche à la culture moderne, persuadé lui-même qu'elle repose sur le néant, a pu lui faire croire que Shakespeare était "athée" ou païen comme lui. Le plus probable est que Shakespeare a décelé dans la science scolastique catholique, dont Copernic, Rhéticus, tout comme Galilée ultérieurement sont les représentants, un complot chrétien contre l'esprit de Dieu (symbolisé par le spectre, père de H.). Il faut d'ailleurs un esprit libre de tout perspectivisme anthropologique, à un point que Nietzsche n'atteint pas, pour comprendre que le théâtre de Shakespeare est d'ordre mythologique, et qu'il échappe aux règles du drame bourgeois.

    La distinction faite par Hannah Arendt entre les Romains et les Grecs s'avère utile. En effet la science moderne dérive bien plutôt de la culture romaine, décadente sur le plan scientifique - hypermorale, pourrait-on dire, et qui tient absurdement l'homme pour un être supérieur, ce que l'on ne peut absolument pas déduire du judaïsme ou du christianisme. Cette idée de l'homme comme un être supérieur, par exemple, semble un préjugé nécessaire à la science évolutionniste. La remarque semble évidente que la science évolutionniste ne compte pratiquement d'avocats qu'au sein de la communauté des savants technocrates, et quelques écologistes en sus qui n'ont jamais mis les pieds dans la nature ; chaque variété de régime totalitaire a inventé une application morale, dérivée du darwinisme.

     

  • Grandeur et décadence

    Les Etats-Unis vous dégoûtent de la civilisation comme le grand âge dégoûte un homme de vivre. Naître aux Etats-Unis est comme naître de parents trop vieux.

    Et je ne parle pas seulement pour moi, du désintérêt définitif que le spectacle de cette nation en train de sombrer dans la bêtise sentimentale m'a inoculé pour les questions politiques et sociales - je parle aussi du dégoût que les Etats-Unis ont inspiré aux philosophes les plus indépendants issus de cette nation, car si le culte du veau d'or est significatif de l'idée de civilisation, la spéculation financière désorganise entièrement ce type de culte en le privatisant. Une religion dont la signification triviale n'est plus occulte perd sa fonction d'agrégation.

    Les Etats-Unis sont surtout condamnables en tant qu'ils font office d'élément de preuve ou de modèle à la plupart des mensonges modernes.

    Si Nitche a autant de considération pour l'art et la civilisation, c'est dans la proportion de son état de faiblesse physique. De fait, la pratique de l'art peut faire office de bouée de sauvetage pour un jeune Américain, tombé par hasard dans le merdier du cinéma, cet art parfaitement identifiable aux méthodes de Goebbels, et qui trahi la nature bourgeoise du régime nazi.

    On peut voir en Nitche le philosophe du désengagement, capable de discerner que "l'art engagé" ne fait que renouveler la propagande catholique pour le compte de la bourgeoisie. Cependant la vie et la jouissance demeurent des perspectives relativement modernes et limitées. L'Antiquité avait conçu que la philosophie doit se tenir à l'écart des questions existentielles, déterminées par le problème de la vie et de la mort, faute de quoi elle se ferme les portes de la science.

    L'existentialisme est donc un antihumanisme, et cela plus encore dans sa version communiste, sartrienne ou moderne, entièrement narcissique, que dans la version réactionnaire de Nitche. L'existentialisme est un antihumanisme, parce qu'il met la science au service de l'Etat, renversant ainsi la tentative de penseurs chrétiens occidentaux pour rétablir la science contre le monopole du clergé et de la science scolastique. 

  • Dialogue avec l'Antéchrist

    Je donne ici un extrait de mon étude en cours dédiée à l'Antéchrist de F. Nitche, extrait tiré du chapitre sur la philosophie naturelle de cet antichrist, qu'il résumait dans la formule de "l'éternel retour".

    "(...) La physique de Nietzsche et moins proche d’Aristote qu'elle n'est d'Héraclite (VIe siècle avant J.-C.), promoteur du feu comme « élément primordial ». Cette philosophie naturelle évoque le mythe de Prométhée, offrant vie à l’homme, sa créature, sous la forme du feu. La cohérence satanique de la doctrine de Nietzsche se trouve renforcée par ce rapprochement. En effet le mythe de Prométhée est, avec la Genèse attribuée à Moïse, l’une des plus anciennes explications de Satan et de son rapport avec les lois de la physique, dont volonté et vertu humaines découlent.

    Le feu, énergie d’origine solaire, dont nul ne peut se passer pour vivre, illustre parfaitement le thème de l’éternel retour puisque la nature est ainsi résumée à une source d’énergie intarissable, faisant et défaisant l’homme, qui ne peut faire mieux que trouver le meilleur moyen de jouir de la vie, c’est-à-dire l’art le plus propice à ce dessein, par-delà bien et mal.

    Matérialiste, la doctrine de Nietzsche se rapproche bien de la science physique grecque (présocratique) qui refuse en général de concevoir le cosmos comme étant, conformément à l’homme, le résultat d’un processus créatif. Cependant « l’élément feu » est celui qui symbolise le plus le processus de création.

    Aristote pour fonder sa métaphysique par-delà les différentes philosophies naturelles de son temps, ne manque pas de critiquer Héraclite en avançant l’absurdité d’une préséance de l’élément feu sur les autres éléments naturels, quand l’observation scientifique conduit au constat de la coexistence des éléments. La critique d’Aristote signifie que toute philosophie naturelle, qu’elle soit matérialiste ou idéale, trouve son unité dans l’homme, qui est dépourvu de cette qualité propre à l’univers ou au cosmos.

     

    A y regarder de plus près, la philosophie naturelle de Nietzsche est aussi peu représentative de l’antiquité grecque que la philosophie d’Héraclite fut. Cet aspect primordial du feu, et donc du soleil, incite à relier plutôt la doctrine de l’éternel retour à la culture de l’Egypte antique. Il est plutôt étonnant que Nietzsche n’ait pas lui-même invoqué cette culture, parfaitement antagoniste du judaïsme honni."

  • Fin de l'histoire

    Ce que l'on désigne habituellement sous le terme un peu emphatique de "post-modernité", qui évoque la théorie des suites (n+1), peut se comprendre entièrement à travers le concept de "fin de l'histoire". Auparavant le sens de l'histoire "faisait débat", pourrait-on dire, puisque Nitche, Hegel et Marx ont des conceptions distinctes de l'histoire.

    Et la France, n'a-t-elle pas part au débat qui agite la pensée allemande ? Elle n'y a pas part sous la forme scolastique, assez peu conforme à l'esprit français. Cependant on peut dire qu'il y a derrière la Comédie humaine de Balzac une forme de conception de l'histoire, avec laquelle K. Marx dit éprouver une certaine affinité. Ni l'un ni l'autre n'ont une confiance très grande dans la justice des hommes.

    D'une manière générale, les Français ont tendance à penser comme Nietzsche que le "sens de l'histoire" est un pur fantasme. Les Français ne diront pas comme Nietzsche "un pur fantasme chrétien", car la mentalité française négationniste (du sens de l'histoire) est due à l'influence de l'Eglise catholique. Martin Luther a justement accusé l'Eglise romaine, sous couvert de la "tradition", de faire prévaloir les questions sociales sur les questions spirituelles. Il n'a pas remarqué au point où Shakespeare l'indique, combien cette préoccupation sociale a pour effet d'occulter la dimension prophétique du christianisme.

    L'histoire, Nitche souhaite donc y mettre un terme, ou plus exactement la question du sens de l'histoire, puisqu'il n'y a là selon lui que pure spéculation chrétienne et fantasmes de prophètes juifs et chrétiens mal inspirés. Seule la morale, fondée dans la nature, a une véritable signification du point de vue de ce philosophe allemand. Sa doctrine a le mérite de souligner l'antagonisme du raisonnement moral et de la logique historique.

    Plutôt qu'à une finalité, la démonstration de Hegel mène à une aporie ou une sorte d'impasse. L'histoire devait mener à un progrès dont nous sommes les contemporains. L'avènement de l'idée ou du concept en art est ainsi un raffinement spirituel ultime. Nul ne conçoit de progrès au-delà. La philosophie post-moderne ressemble à un codicille au bas du testament laissé par Hegel, sa grande théorie du progrès et de l'avancement de la civilisation conçue par Hegel. Cela laisse le champ libre aux concepteurs de nouveaux gadgets afin de nous prouver que le progrès, nous baignons désormais dedans. De cette façon, on comprend que Hegel ne "nourrisse plus beaucoup le débat" sur le sens de l'histoire. On est désormais moderne, point final.

    Quant à Marx, sa théorie du progrès achoppe beaucoup trop sur le problème de l'Etat moderne, dans lequel elle ne voit nullement le résultat d'un progrès démocratique, pour que les fonctionnaires du sens de l'histoire et de la modernité ne disqualifient pas sa critique.

     

  • Preuve de dieu

    Le suicide prouve dieu. Encore une fois j'aime beaucoup cette preuve, qui me paraît particulièrement adaptée à notre temps de confusion entre science et enquêtes policières. L'idée moderne de la civilisation est en effet une idée de la civilisation qui se situe au niveau de la police, très proche de l'idée d'une théologie qui consisterait à prouver l'existence de dieu, c'est-à-dire d'une théologie sans métaphysique. Le calcul humain transpire en effet à grosses gouttes dans le problème de la preuve de dieu.

    Le suicide prouve que la volonté de l'homme est plus indécise que celle de toutes les autres espèces ; s'il semble régner dans les groupes de singes une forme de "suspens", une indécision propice aux sentiments et aux loisirs, c'est très probablement en raison d'une forme de fascination pour lui-même, qui fut baptisée "existentialisme" par la philosophie bourgeoise, que l'homme pense cela. En réalité, si le singe est plus philosophe et moins aristocratique que le lion, il n'en a pas moins un instinct de survie qui résume la plupart de ses actions.

    Au passage le suicide prouve aussi que la théorie transformiste est fausse. Elle l'est du point de vue de l'individu qui a tendance à lever la tête vers les étoiles et se trouver bien ignorant des choses essentielles. On voit que la société moderne a perdu le sens de l'individualisme, qu'elle confond avec le relativisme. L'évolutionnisme n'a pas engendré par hasard dans différentes cultures totalitaires différentes formules de "darwinisme social".

    Le suicide prouve dieu, mais les chrétiens savent que cette preuve est parfaitement inutile, et c'est pour cette raison qu'il vaut mieux s'en débarrasser en une courte phrase. On voit que Jésus-Christ n'use pas de théorèmes, mais de paraboles. Les théorèmes sont des lois sataniques, et le monde moderne serait moins complexe si les hommes de loi rendaient un hommage moins officieux à Satan.

    Nietzsche ou Hitler brillent par leur franchise, mais ils ne comprennent pas bien la stratégie de la terre brûlée mise en oeuvre par leur maître, c'est-à-dire le sens officiel, moderne, de l'histoire. Cette stratégie de la terre brûlée, c'est-à-dire le suicide de la civilisation, prouve d'ailleurs encore dieu (inutilement). Nietzsche a d'ailleurs partiellement compris la signification sous-jacente de cette incroyable baudruche à quoi s'apparente la rhétorique moderne, et que la culture moderne est une "culture de la preuve de dieu".

  • Exit la démocratie

    "Le Peuple est un monstre qui dévore tous ses bienfaiteurs et ses libérateurs. Il n'y a pas, comme nous l'avions cru, de peuple révolutionnaire ; il n'y a qu'une élite d'hommes qui ont cru pouvoir, en passionnant le peuple, faire passer leurs idées de bien public en application. (...) Tout prouve bien que, désormais, prendre le peuple pour arbitre de son propre salut, c'est faire métier tout à la fois de dupe et de charlatan." P.-J. Proudhon (1851)

    Cette amère réflexion de Proudhon indique le retard du XIXe siècle en matière de pensée politique, puisque la philosophie antique situait déjà la politique au niveau insurmontable de l'animalité. Proudhon réagit à l'élection au suffrage universel de la baderne Napoléon III, faux chrétien et authentique bourgeois. Proudhon vient de comprendre la ruse de la bourgeoisie qui consiste à manier le peuple, après force flatteries, comme une arme de destruction massive.

    A vrai dire c'est un drôle d'anarchiste que Proudhon, car il faut pour croire dans la démocratie et la révolution bien plus de superstition que pour se prosterner devant Apollon ou la lune.

    Le peuple n'est jamais responsable, ni même coupable ; en l'occurrence le seul fautif, c'est Proudhon, victime de sa propre crédulité et non du peuple. Quand le peuple juif condamne Jésus-Christ à mort par un vote à main levée, c'est encore du fait de la manipulation de ses prêtres. Le peuple n'aime pas le cinéma ou le football : il est contraint à ce lavage de cerveau. Le peuple n'est responsable que parce la bourgeoisie l'a déclaré responsable afin d'échapper à sa propre responsabilité. Plus un régime politique, un système juridique est abstrait, plus les coulisses du pouvoir sont profondes afin de dissimuler les ficelles par lesquelles tient ce pouvoir.

    Aucun homme d'élite véritable n'accusera le peuple, car ce serait comme pour un cavalier d'accuser son cheval. La fausse connivence avec le peuple trahit forcément le bourgeois.

     

  • Dans la Matrice

    Tel ou tel tyran moderne (Napoléon), ou encore quelque éminence grise, ont pu faire en aparté la remarque du dommage causé par l'athéisme en matière d'ordre public, autrement dit du bénéfice de l'idolâtrie afin d'intimer le respect des institutions et leurs principaux actionnaires aux masses populaires.

    La Révolution française et la mise à mal d'un culte providentiel renforçant l'autorité de l'Etat peut ainsi apparaître, du point de vue élitiste, comme un coup porté à l'ordre pyramidal. Toute l'astuce de la bourgeoisie en matière culturelle a consisté à ériger une morale de l'homme équivalente de l'idôlatrie précédente, ou encore un existentialisme moderne, dans le prolongement du providentialisme de l'ancien régime. On voit d'ailleurs que la définition de l'homme devant laquelle le citoyen moderne doit s'incliner, non seulement est proche du robot (corvéable à merci), mais que cette définition incombe aux scribes et aux hommes d'élites. La démocratie est une prescription élitiste. Oedipe n'est plus seulement tyran, il a gravi un échelon supplémentaire pour se hisser à la hauteur du sphinx.

  • Science et christianisme

    Si la philosophie de Thomas d'Aquin est aujourd'hui caduque, et la formule de l'Eglise catholique romaine qui consiste à honorer ce philosophe chrétien-platonicien vide de sens, la raison en est que l'Eglise romaine a perdu à peu près tout crédit scientifique au fil des siècles ; on est plus habitué aujourd'hui à entendre le clergé se prononcer sur les questions sexuelles les plus triviales, de "bonnes femmes", que sur les questions de science. Parfois le clergé catholique romain se plaint de l'obsession des médias pour des matières aussi peu spirituelles, mais à vrai dire l'Eglise romaine est une institution féminisée à l'extrême où l'on se passionne vraiment pour les problèmes de moeurs et les questions juridiques.

    Or l'effort de Thomas d'Aquin porte justement surtout sur les moyens d'accorder la vérité chrétienne à la vérité scientifique "commune", accord à vrai dire impossible en ce qui concerne Platon, qui n'est pas un véritable savant, mais qu'il faut regarder plutôt comme un prêtre païen.

    Un autre exemple illustre à quel point Thomas d'Aquin est caduc : la théorie de l'évolution ; de très nombreux catholiques romains s'en font aujourd'hui les avocats, certains même comme s'il s'agissait d'un article de foi, par crainte de ne pas être à la mode, handicap fort gênant du point de vue de la propagande. Or il est fort peu probable, compte tenu de sa formation intellectuelle aristotélo-platonicienne, que Thomas d'Aquin eût cautionné l'hypothèse du transformisme. La science naturelle païenne est en effet incompatible avec la thèse du transformisme, qui sent l'anthropologie moderne à plein nez. Les savants païens sont très loin de croire les singes capables d'apprendre la lecture ou l'écriture, voire la présentation d'un JT, contrairement aux savants modernes. Ce sont d'ailleurs généralement les mêmes catholiques romains qui ont foi dans le darwinisme ET la démocratie, pure superstition juridique.

    Thomas d'Aquin est caduc au sens où je viens de l'indiquer que la communauté scientifique catholique est dissoute depuis longtemps et l'Eglise romaine soumise aux diktats technocratiques désormais. En un sens moins visible, il n'est pas complètement "out", car les clercs du moyen-âge sont tout de même à l'origine de cette grande broderie qu'est l'anthropologie moderne, continuée par d'autres philosophes après eux jusqu'à aujourd'hui, plus ou moins déistes ou athées - anthropologues d'abord. Contrairement à l'affirmation gratuite du pape-philosophe Ratzinger, issu de l'école des crétins philosophes de Francfort, le christianisme ne peut fonder un discours anthropologique, puisque l'amour vient exclusivement de dieu et que la chair, elle, est faible. "Pas de salut chrétien par les oeuvres", dit en outre Paul de Tarse, ce qui exclut la philosophie naturelle. Cette prétendue "anthropologie chrétienne" n'est en réalité qu'un résidu de la philosophie païenne de Platon.

     

     

     

  • Culturisme

    Il faudra plusieurs vies à un homme pour acquérir une culture approfondie, tant la culture, reflétant l'homme dans l'espace et dans le temps, est diverse et variée ; tandis que quelques années peuvent suffire à faire un homme de science, car la science ne réside pas dans l'homme.

  • Stratégie de Nietzsche

    A chaque antichrist sa stratégie propre, épousant les contours de sa volonté. D'une certaine façon, on peut dire que chaque homme ou chaque femme est tributaire de Satan en termes de volonté. Ainsi le moraliste Léopardi peut justement dire que le suicide, quand il n'est pas le résultat d'un épuisement physique, mais une volonté intentionnelle d'échapper au monde, "prouve dieu". On peut à cet égard dire la volonté chrétienne "désordonnée" - non pas qu'elle soit plus faible, à l'instar de celle des drogués ou des personnes excessivement dévotes et qu'un certain nombre de rituels aident à mieux endurer les vicissitudes de l'existence, mais parce que la volonté chrétienne n'a pas un but physique ou naturel.

    On peut dire que la stratégie de Nietzsche le dépasse, dans la mesure où elle s'articule avec la stratégie antichrétienne moderne, en particulier celle de la moraline judéo-chrétienne que Nietzsche perçoit comme une morale hypocrite antagoniste de la sienne. Nietzsche fait penser à ces officiers supérieurs qui, une fois la guerre terminée, que celle-ci ait été remportée ou perdue, s'aperçoivent qu'ils l'ont menée pour le compte exclusif de politiciens rusés de l'espèce qu'ils exècrent le plus.

    Nietzsche contribue à la ruse qui consiste pour les tenants de la morale judéo-chrétienne, dont l'organisation politique prouve aux fidèles témoins de la parole divine l'imposture, à se faire passer pour les défenseurs des faibles et des opprimés. Dans sa démonstration que la morale judéo-chrétienne est une morale par les faibles et pour les faibles, Nietzsche se contredit d'ailleurs, puisque il accuse à la fois la religion chrétienne d'être une religion amorale et anarchiste, ce que l'on peut effectivement déduire des paraboles du Christ Jésus, ET d'être la cause d'une éthique décadente, ce qui est impossible si le christianisme est amoral. Sous sa forme la plus banale, cette contre-vérité historique revient à faire passer la démocratie pour le voeu du peuple, alors qu'elle répond surtout aux besoins des élites bourgeoises occidentales. Au lieu de mener à la revanche de la culture de vie aristocratique païenne sur la culture bourgeoise moderne, la doctrine de Nietzsche contribue à renforcer cette culture moderne, notamment du fait qu'elle repose largement sur des moyens de sidération des masses, où la morale judéo-chrétienne et ses avatars jouent un rôle important.

    De surcroît Nietzsche contribue à faire passer la religion chrétienne pour ce qu'elle n'est pas, à savoir une morale puritaine, une culture purement rhétorique. D'une manière significative, la dernière encyclique pontificale ("Lumen fidei") prend appui sur Nietzsche afin de réitérer le mensonge catholique romain qui consiste à faire passer l'anthropologie chrétienne pour une métaphysique véritable, alors que l'anthropologie chrétienne est la rhétorique qui a conduit le monde moderne laïc au divorce d'avec la métaphysique chrétienne véritable.

     

  • Chrétiens d'Irak ?

    Les journalistes et les médias désignent pas "chrétiens d'Irak" une minorité que la reconquête par des troupes se réclamant de l'islam de terres naguère envahies par une coalition d'armées occidentales conduit à assimiler à des traîtres "en cheville avec l'Occident".

    Les médias veulent sans doute faire passer là une querelle territoriale et stratégique pour autre chose que ce qu'elle est : une sorte de guerre de religion. Cela se fait au mépris de ceux qui, par-delà le motif culturel trivial, aiment vraiment dieu, et en l'occurrence un dieu chrétien qui proscrit l'usage des armes et menace d'une mort définitive ceux qui en font usage. Le christianisme est pris en otage par les médias, qui ignorent le sens de l'adjectif "chrétien", mais s'en servent pour caractériser des situations de guerre.

    Ce mensonge est bien sûr encouragé par certaines autorités religieuses officielles, et ce au moins depuis les croisades, habile transformation du martyr chrétien en assassin chrétien, bien plus rentable.

    Le détournement de l'esprit chrétien et de la parole divine au profit d'intérêts politiques, dont il n'est pas difficile en ce qui concerne l'Occident de voir qu'ils sont crapuleux (crapuleuses les interventions militaires occidentales "au nom de la paix"), constitue un acte de fornication, c'est-à-dire le plus grave péché contre l'esprit de Dieu.

    Le christianisme ne peut être assimilé à la culture occidentale, et celui qui dit le contraire n'est qu'un menteur. 

  • Déphilosopher

    Lors de deux conversations successives avec deux catholiques romains, il m'est arrivé de les entendre exprimer leur mépris de la philosophie, assimilée par le second à la pure casuistique. Ce mépris n'a rien de catholique, bien entendu, mais relève bien plutôt de l'esprit français.

    En effet le catholicisme romain est une religion de philosophes, plus qu'aucune autre. On le discerne facilement, puisque même les papes, désormais, se piquent de philosophie et se sentent dans l'obligation de rédiger de loin en loin une encyclique afin d'affirmer leur compétence dans ce domaine. Le culte de la personnalité aidant, ces ouvrages de pure rhétorique confèrent à leurs auteurs une aura spéciale auprès des jeunes filles et des séminaristes.

    Il serait plus dans le tempérament des catholiques français d'avoir un pape-artiste, ne cédant qu'un minimum aux obligations de la rhétorique, comme Picasso par exemple. Au lieu d'encycliques philosophiques, ce pape-artiste publierait dans les journaux de beaux dessins de colombes ou des portraits expressifs de Jésus-Christ.

    On constate en effet que les deux penseurs du XIXe, Marx et Nietzsche, qui se sont fait un devoir de faire la guerre à la philosophie, le premier comme à une menace contre la science, le second comme à un discours éthique et politique irrationnel, accusent l'Eglise et ses clercs d'être à l'origine de cette inflation de spéculations philosophiques. Marx parle des sommes théologiques médiévales qui n'imposent pas tant le respect par leur contenu que par leur volume. Nietzsche et Marx sont tous deux persuadés de la supériorité de la philosophie antique sur la philosophie moderne, en particulier hégélienne. Nietzsche se vante d'être le premier à avoir caractérisé la philosophie de Platon comme une philosophie décadente, mais Marx fait la même observation, ainsi qu'au sujet d'Epicure et de sa morale, de sorte que la culture romaine ou latine est entièrement décadente aux yeux de Marx.

    Il n'y a pas de philosophe parmi les apôtres, sauf peut-être Judas Iscariote ?

     

  • Du Progrès

    L'homme de progrès détestera les musées, qui indiquent la difficulté de l'homme à franchir le cap de la culture ou de l'imitation de la nature pour son profit. Tout au plus les musées nous renseignent sur l'évolution de l'art et du goût au cours des derniers siècles, puisque l'intérêt pour l'homme s'est peu à peu substitué à l'intérêt pour la nature.

    L'homme moderne, en revanche, ne peut pas se passer des musées ; il n'existe que par eux. Qu'est-ce que Picasso serait sans les musées ? Sans doute son oeil avisé lui permet de faire le tri entre les bonnes imitations et les mauvaises, ce que le grand public ne sait pas faire ; ça fait de lui une sorte de prêtre, d'"officiant d'art". Michel-Ange fait preuve d'une capacité d'abstraction supérieure, car elle est moins rhétorique. Quoi qu'il en soit, Picasso est plus moderne et plus dépendant des musées.

    L'homme de progrès diverge donc nettement de l'homme moderne. Les efforts pour faire passer la modernité pour un progrès sont accomplis afin de dissimuler que les sociétés modernes sont indifférentes au progrès. Il est fort possible de bâtir une société sous le signe et le symbole de dieu, en réalité indifférente à dieu. Les sociétés sont comme les femmes qui, en général, se soucient d'abord d'elles-mêmes. De même on peut concevoir une société sous le signe de la science, dont la science soit le but affirmé, mais qui en réalité se complaise plutôt dans la culture.

  • Satan et la démocratie

    La première chose à dire, c'est que le royalisme est sans doute la façon la plus stupide de s'opposer à la démocratie, c'est-à-dire en vantant les mérites du droit de l'Ancien régime comparés à ceux du nouveau, car ils sont essentiellement identiques. La bourgeoisie, en transférant au peuple la souveraineté pour mieux échapper à sa responsabilité politique n'a fait que perfectionner une tactique mise en place sous l'Ancien régime.

    En effet, la monarchie la plus totalitaire, disons celle qui correspond en France au règne de Louis XIV, est en marche vers la démocratie. Il est plus logique pour un démocrate d'admirer Louis XIV que pour un aristocrate ou quelqu'un qui se voudrait, à l'instar de Nitche, le parangon d'une telle culture aristocratique. Le Grand Siècle de Louis XIV constitue un bond en avant vers la culture bourgeoise.

    On ne peut pas opposer simplement l'objet de culte nouveau - l'Etat - à l'ancienne divinité surplombant la monarchie ; on ne le peut pas dans la mesure où l'ancienne divinité, déjà, était "providentielle", et opposable au peuple par les élites, comme l'Etat l'est aujourd'hui.

    Dans la période récente des cinquante dernières années, l'idéologie démocratique s'est d'ailleurs imposée en France à travers l'idéologie communiste ou stalinienne et selon des méthodes qui n'ont rien à envier à l'endoctrinement contre lequel la philosophie des Lumières s'insurgea.

    Le "monothéisme", sans doute la manière la plus bourgeoise et impropre de parler de dieu, a bien plus de rapport avec le culte de l'Etat moderne centralisé qu'avec une quelconque théologie.

    - Dans quelle mesure la culture bourgeoise, à quoi on peu assimiler le catéchisme démocratique, est-elle satanique du point de vue chrétien ? Elle n'est certes pas purement satanique comme l'est la culture aristocratique selon la démonstration de Nietzsche, c'est-à-dire ordonnée selon un principe naturel de conservation de la culture. Mais elle l'est dans la mesure où le mirage démocratique est un produit de substitution à l'histoire. Sous couvert d'aller dans le sens de l'histoire, la culture démocratique y met un terme, et les élites bourgeoises promettent au peuple, captif de la condition humaine, ce qu'il n'aura jamais : la libération. C'est une théorie du salut chrétien qui se dissimule derrière la démocratie, exactement comme la monarchie chrétienne est une théorie du royaume de dieu sur la terre.

  • Le Capital

    Un ecclésiastique écrivait il y a quelques lustres dans un magazine destiné à promouvoir les intérêts du capitalisme à la française ("Le Figaro") : "Le capital, c'est la vie !". Sans doute une manière de remarquer qu'on ne peut pas plus s'opposer au capitalisme qu'il n'est possible de s'opposer à la vie ou à la guerre. "Le capital, c'est la mort !" résume a contrario l'analyse économique de Marx, que l'on présente à tort comme un théoricien de la réforme économique, alors qu'il n'est qu'un clinicien, dont le diagnostic est que le capitalisme est, si ce n'est exsangue, du moins une économie au stade de la décomposition. La concentration excessive du capital entre les mains de quelques-uns n'est pas, par exemple, au yeux de Marx, un signe de bonne santé économique. Son pronostic des crises se fonde sur l'excessive concentration du capital et la difficulté de le répartir de façon économiquement efficace. Bien sûr l'idée de "justice économique" n'est pas dans Marx, faute de quoi celui-ci ne serait qu'un imbécile.

    A la limite Marx pourrait passer pour un économiste libéral, si ce n'est qu'il souligne le rôle actif de l'Etat dans la constitution de monopoles bancaires et industriels, tandis que le stratagème de la plupart des économistes libéraux consiste à accuser l'Etat des dérèglements du capitalisme. Or l'extrême concentration des pouvoirs de l'Etat soviétique a largement contribué à entraîner la Russie au rang des nations capitalistes les plus développées ; or l'économie chinoise, dirigée d'une main de fer par une junte militaire, est une économie capitaliste ordinaire, à ce détail près qu'elle a connu un développement accéléré.

    Une économie en bonne santé ne produit pas le maximum de "richesses" pour une population maximum, mais il produit les richesses nécessaires pour un nombre de personnes limité. L'excès de richesse constitue un problème économique, de même que l'excès de poids constitue un problème de santé. L'objectif de croissance économique est donc une aberration économique, en même temps que la croissance est la seule possibilité pour l'Etat et les institutions étatiques de se maintenir en place et se faire respecter.

    Marx souligne aussi utilement la part du rêve dans une économie en voie de décomposition. Le "désir d'avenir" capitaliste est en réalité un rêve masochiste, propre à mobiliser un Japonais ou un Américain, car l'avenir n'a rien de désirable - il n'est pas plus désirable que la mort. Il n'y a rien d'étonnant à ce que le capitalisme engendre une culture nécrophile, ainsi qu'on peut l'observer aux Etats-Unis, à travers notamment la consommation de produits stupéfiants. Les hommes se mettent à rêver, dès lors qu'ils sont vieux et perdent possession de leurs moyens.

    Ceux qui cherchent un antidote chez Marx, une formule du rajeunissement de l'économie seront déçus ; la principale force de la critique marxiste est de montrer que le sens de l'histoire hégélien ou moderne est un sens négatif et non positif, ainsi que le prétendent les tenants de la culture moderne totalitaire. D'ailleurs la vie n'est pas tout pour Marx : l'amour, la science, n'entrent pas dans le domaine culturel (rien de plus bête que la "culture scientifique", c'est-à-dire le vernis scientifique, ou que la "culture de l'amour", c'est-à-dire le sentimentalisme à l'aide duquel les publicitaires attrapent leurs clients comme on attrape des mouches avec de l'eau sucrée).

    Marx est plutôt de la lignée des penseurs humanistes comme Shakespeare qui pensent contre la culture ou en dépit d'elle. La seule façon d'être libre, c'est d'échapper à la culture.

     

  • Humain, trop humain

    Il NE FAUT PAS que l'espoir en l'homme soit déçu, sans quoi l'économie s'effondrerait, à l'échelle mondiale. D'où la nécessité de renouveler les doctrines sociales mystiques à mesure que ces mirages se dissipent.

    Les doctrines sociales chrétiennes sont les plus mystiques - le mariage chrétien, par exemple, est beaucoup plus mystique que le mariage païen. Il est vrai que les sociétés modernes se laissent guider par des rêveries en apparence chrétiennes. Sous le rêve communiste, on retrouve la même détermination en grattant un peu.

    On ne peut contredire Nietzsche sur le point que la société moderne vise un but "trop humain" (l'avenir), et que c'est ce qui la rend aussi absurde, la culture ayant de ce fait perdu son ancrage dans la nature. La culture moderne oppose à la nature, afin de s'en libérer, la pure rhétorique du "projet humain", dont la concurrence économique trahit la trivialité.

    En réalité, les évangiles et le salut chrétien ne font miroiter aucune perspective d'ordre anthropologique afin de s'émanciper de la nature, et tout ce qui relève de la "culture judéo-chrétienne" est mystification - la mystification dans le cadre de laquelle l'Antéchrist s'épanouit.

     

  • Désespoir

    C'est sans doute la forme la plus outrée du désespoir que celle qui consiste pour A. Gide à prononcer que "tout a été déjà dit depuis longtemps sur tout, mais la surdité de l'homme oblige à se répéter indéfiniment" (je cite de mémoire). Sous ce regard, l'art moderne ne peut plus paraître ce qu'il s'efforce de paraître : nouveau ou avant-gardiste ; à cet égard il n'est pas difficile de repérer dans l'art d'avant-garde le recyclage habile de formes anciennes.

    Paradoxalement les hommes désespérés ne sont pas plus malheureux que les hommes ou les femmes remplis d'espoir. Ils se tuent plus volontiers ou plus facilement, ce qui leur évite un certain nombre de souffrances supplémentaires. On pourra les dire lâches, mais cela revient à confondre courage et masochisme, c'est-à-dire une forme de courage strictement militaire ou féminin ; on peut noter en effet chez les femmes une sorte d'acharnement à vivre, comme ça, le plus souvent sans motif valable, parfois même sans jouissance.

    Triste cas d'un vieillard "vu à la TV", un acteur français en fin de vie, répétant avec plus d'amertume que de philosophie : "On est seul, on est toujours seul, bien qu'on pense parfois être plusieurs."  triste, parce que le vieillard en cause a, semble-t-il, passé une bonne partie de sa vie à s'efforcer de contredire cette vérité que la société ne rapproche que des besoins.

    Autre cas, celui du jeune garçon ployant sous le fardeau de l'espoir que ses parents ont placé en lui. J'admire Ferdinand Céline d'avoir flanqué sur le bas-côté tout ce bric-à-brac de foutu espoir, le calcul de son paternel ; ça n'a pas dû être facile. Pour moi j'ai toujours pensé que si ma mère m'avait encouragé à partir à la guerre (c'est à la mode de se mettre dans la peau d'un poilu en ce moment), suivant le réflexe qu'ont les mères d'offrir en sacrifice leur progéniture naturelle à la société qui le demande, la première chose que j'aurais faite à mon retour, c'est de flanquer le feu à sa bicoque.

    Je voulais dire que le christianisme libère de l'espoir, tout autant que le satanisme, si ce n'est plus.

     

  • Victimisation

    La "victimisation" est un terme à la mode ; il est utilisé par certains intellectuels de droite pour fustiger une attitude qui consisterait pour certains Français à s'auto-flageller excessivement et se reprocher des crimes que la France n'a pas tant commis que ça.

    Ces intellectuels sont parfois un peu gênés dans leur raisonnement du fait que la "communauté juive" et l'Etat d'Israël ont une grande part de responsabilité dans la rhétorique de la "victimisation", et qu'il n'est pas bon pour un intellectuel de paraître excessivement antisémite.

    On pourrait citer la gent féminine également, dont les titres de presse représentatifs répètent que les femmes sont largement victimes des hommes ou de lois machistes, comme leurs salaires le prouvent ; bref, il n'y a pas que les Algériens qui reprochent à la France d'avoir tué 200.000 Algériens rien que pour pouvoir continuer d'exploiter les richesses pétrolières et gazières de leur pays - la victimisation est un phénomène répandu. Je n'irai pas jusqu'à mentionner les "victimes de la mode", bien que leur cause ne soit peut-être pas si éloignée.

    Mais laissons-là ces intellectuels engagés, que leur peu d'indépendance incite à regarder plutôt comme des factotums. Il faut dire que la bassesse du XXe siècle en termes d'idée ou de pensée, tient à l'engagement de la plupart des penseurs de ce siècle au service d'organisations plus ou moins criminelles.

    La "victimisation" évoque directement la "moraline culpabilisante" fustigée par Nietzsche ; il commet à son sujet une erreur d'appréciation que l'on répète aujourd'hui, d'une manière plus flagrante. Cette morale excessivement culpabilisante ne prend pas sa source selon Nietzsche dans tel ou tel événement historique, fait colonial, organisation esclavagiste bourgeoise ou massacre particulièrement odieux, mais dans la religion judéo-chrétienne, dont la victimisation ne serait en somme qu'un substitut "laïc". De fait on peut constater que ce phénomène se greffe à peu près sur n'importe quel fait historique, qu'il soit réel ou pas, exagéré ou non. Si ce que dit Nietzsche est vrai, sachant le rapport de la morale et de l'art, il entre dans l'activité de l'artiste moderne une part de "victimisation", c'est-à-dire d'auto-immolation ; l'énigme de l'hostie renferme dans ce cas l'énigme de l'art moderne, ou ce qui apparaît souvent comme tel au peuple. Ce n'est pas par hasard que Nietzsche maudit l'art moderne "au nom de Satan".

    Sur le lien essentiel qui unit l'anthropologie moderne et la morale chrétienne, Nietzsche ne se trompe pas. J'ai l'habitude de le dire autrement : Sartre n'est qu'un évêque et inquisiteur catholique romain travesti en penseur laïc, afin de donner le change aux prolétaires et leur faire croire qu'ils ne se sacrifient pas pour le compte principal de la bourgeoisie.

    Ce que Nietzsche ne dit pas, c'est que la morale chrétienne est le produit de la philosophie médiévale et non directement du christianisme. La morale chrétienne ne se déduit pas des évangiles, qui sont au contraire une illustration de l'amour comme n'étant pas le fruit d'un comportement moral. Nietzsche trahit qu'il n'ignore pas tout à fait la différence entre le message évangélique et la morale chrétienne, dans la mesure où il accuse Platon et Jésus-Christ simultanément d'être des philosophes ou des chefs religieux prônant une éthique décadente, bien qu'il n'y a entre le platonisme et le christianisme aucun rapport d'aucune sorte, mais seulement une volonté bien humaine d'imposer un ordre moral là où il ne devrait pas y en avoir.

    Où l'analyse de Nietzsche faiblit, c'est dans l'attribution aux faibles, aux pauvres et aux ratés de la terre de la moraline autocompatissante ; cette morale chrétienne-platonicienne, embryon de l'anthropologie moderne que Nietzsche juge décadente, est un produit philosophique sophistiqué dont les faibles et les ratés de la terre ne sont pas responsables. Par rapport à la morale contemporaine, on voit bien que la mise en avant de leur statut de victimes n'est pas ou rarement le fait des victimes elles-mêmes, mais celui de personnes morales prétendant oeuvrer pour le bien de ces victimes, dans un cadre moral, voire administratif qui les incite à le faire.

    Là où le bât blesse encore plus, c'est que cette manière d'autodénigrement de l'Occident, propre à l'anthropologie moderne, n'a pas pour conséquence de réduire la domination de l'Occident en termes économiques et militaires sur le reste du monde. Les Occidentaux ont beau culpabiliser, ils n'en ont pas moins des banques et des arsenaux bien garnis. On pourrait faire avec la culture de masse le même rapprochement - bien que la doctrine de Nietzsche soit des plus incitatives à considérer le cinéma comme un art décadent, il n'empêche que la culture de masse occidentale s'impose au reste du monde et balaie peu à peu une culture moins artificielle.

    Ceux qui fustigent la "victimisation", quand ils croient dénoncer une faiblesse, dénoncent en réalité une ruse occidentale, c'est-à-dire une manière de présenter les intentions des politiques occidentales en général comme louables aux yeux de l'opinion. De même la culture de masse s'est imposée comme un moyen de gouvernement des masses par une élite, qui s'efforce de faire croire que cette culture vient d'en-bas, ou qu'elle est spécialement prisée dans les milieux populaires.

    Le christianisme ne s'est pas imposé comme le prétend Nietzsche en raison de sa propriété à conforter les faibles que leur faiblesse n'en est pas une. Le clergé chrétien et la morale chrétienne se sont imposés en tant qu'intermédiaires privilégiés entre les élites exerçant le pouvoir et les franges de la population qui subissent ce pouvoir. Une différence radicale avec la vertu et la religion païennes, et difficile à dissimuler, c'est l'égalité de tous devant dieu, quelle que soit sa condition. Traduite en termes d'éthique ou de morale, cette notion d'égalité rend impossible l'édification d'un ordre moral.

     

  • Choc des Cultures

    Comme je le disais récemment à un militant et parvins sans trop de peine à le convaincre, rien n'est plus stupide que d'opposer à la guerre la culture. C'est aussi stupide que d'opposer le sexe à la guerre. Sans incitation au sacrifice militaire, il n'y a pas de culture, et c'est la raison pour laquelle il n'y a pas de culture chrétienne possible - tout simplement.

    Ne perdons pas de vue, et c'est particulièrement valable dans les temps modernes, que si les actes de guerre sont accomplis par des loups, ils sont commandités par des renards "cultivés".

    Un militant anarchiste pacifiste dont le nom m'échappe, proposa de ne pas opposer de résistance aux troupes allemandes. Son argument : la supériorité de la culture française sur la culture allemande, celle-là devant s'imposer sur celle-ci. En somme ce militant anarchiste pariait ironiquement que les Allemands deviendraient français rapidement. On peut trouver l'argument bancal, voire grotesque, mais les prétextes invoqués pour déclarer la guerre à l'Allemagne, destinés à masquer sa nécessité en termes économique, le sont tout autant.

    En réalité, c'est exactement l'inverse qui s'est produit - les troupes allemandes ont été défaites, mais la culture allemande a envahi la France. Le triomphe de l'économie coïncide avec celui de l'Allemagne, et c'est bien sûr une régression dans la mesure où cette économie n'en est pas une.

  • Art et Vérité

    Ou bien on place l'Art au-dessus de la vérité, comme fait Nietzsche, ou bien on place la Vérité au-dessus de l'art comme font les juifs et les chrétiens, ce qui est la raison de l'interdit juif ou chrétien de l'art.

    L'interdit de l'art n'est pas pour des raisons morales - la loi juive n'est pas une loi éthique, et ne peut fonder à cet égard aucun "état de droit", mais au contraire l'interdit de l'art s'explique par le caractère essentiellement moral de l'art, de sorte que l'on peut dire qu'un artiste accompli est un homme ou une femme de grande vertu, possédant une force de caractère exceptionnelle - un "surhomme" selon le terme employé par l'apôtre de Zarathoustra. On pourrait dire que le judaïsme authentique des prophètes introduit dans l'humanité l'aspiration à une science supérieure à l'art, c'est-à-dire à la philosophie du nombre 666, qui est un "nombre d'homme", c'est-à-dire une "philosophie naturelle" selon le terme des hommes de loi.

    En parcourant les évangiles, on s'apercevra que le Christ Jésus reproche aux pharisiens, non pas de se comporter de manière immorale, mais d'occulter le sens spirituel de la loi juive, d'ordre surnaturel et non éthique. Quelle est la raison des prescriptions morales inventées par Moïse selon le Christ Jésus ? Non pas la loi elle-même, mais la nécessité pour Moïse de s'adapter à l'imbécillité du peuple élu.

    Selon l'accusation de Nietzsche, le Christ Jésus tient des propos parfaitement immoraux, dans la mesure où il est impossible de déduire des évangiles la moindre règle de vie heureuse. De fait l'amour chrétien implique une telle transgression de l'ordre social qu'il implique la considération par les chrétiens de la société ou du monde comme l'équivalent de l'enfer ou du néant, contrairement aux religions païennes à visée éthique dans lesquelles l'enfer est une notion plus abstraite, "post-mortem", ou pour parler le langage moderne, un "espace-temps". Si la démocratie est une notion religieuse, humainement impossible, c'est en raison de la probabilité de son avènement dans un lieu idéal et dans un temps idéal ; elle répond aux mêmes besoins qui furent comblés par le désir d'échapper à l'enfer au moyen-âge.

    Cette peinture de la société comme l'enfer par Jérôme Bosch, ou bien encore la représentation par le graveur A. Dürer des instruments de l'art disposés aux pieds de Lucifer, ou bien encore le théâtre de Shakespeare, ne doivent donc pas être pris comme des oeuvres d'art au sens où l'entend Nietzsche, c'est-à-dire d'une philosophie naturelle authentique, source de vertu. L'apparence de l'art ou du théâtre n'est de la part de Shakespeare qu'une façon de porter un masque, mais le but de Shakespeare n'est pas vertueux, il vise la révélation de la vérité. Shakespeare n'est ni antique au sens où Nietzsche s'efforce de l'être, ni "moderne" dans la mesure où il bat en brèche les fétiches et la rhétorique moderne.

    La culture moderne n'est pas compliquée. Il faut comprendre que la complexité est sa vocation, ce qui ne revient pas du tout au même. Tandis que Nietzsche attribue à la complexité de la culture moderne la cause de la débilité du message chrétien, son aspect culturel de rhétorique creuse, qui s'enfle comme la grenouille désireuse d'égaler en taille le boeuf, les chrétiens authentiques, sachant qu'il n'y a pas de culture ou de civilisation chrétienne possible, voient dans le mouvement brownien de la culture moderne une autre cause que l'apôtre Paul décrit dans ses épîtres comme l'activité de plus en plus intense de l'Antéchrist dans le monde. Où l'on peut reconnaître dans Shakespeare un prophète chrétien, c'est qu'il ne donne pas à la tyrannie, comme un béotien pourrait s'attendre, une apparence païenne - il lui donne une apparence chrétienne - conformément aux avertissements évangéliques.

    C'est donc un axe essentiel de la subversion du christianisme que de faire croire à la possibilité d'un art et d'une culture chrétienne. Pendant des siècles, l'Eglise romaine n'a pas cessé d'affirmer ce mélange possible, au point que certains antichrists, dont Nietzsche mais aussi le Français C. Maurras, lui ont rendu hommage, pour la raison qu'ils ont vu dans Rome et ses papes l'instrument le plus efficace de la dissolution du message évangélique dans l'art. C'est si vrai que si l'Italie et la France sont aujourd'hui des pays moins modernes que les autres nations, plus païens et plus sataniques, c'est très largement le fait d'une culture à l'influence de l'Eglise catholique qu'elles le doivent.

    Ce qui m'amène à un point de détail, que certains catholiques romains ont du mal à entendre, précisément parce qu'il s'inscrivent dans la continuité d'une culture et non d'une foi. Ce point de détail est celui de la modernité. Beaucoup de catholiques romains ne comprennent pas en effet la nécessité pour leurs évêques de s'adapter au discours moderne. Sur un plan strictement culturel, ils ont raison, car l'art est essentiellement un principe conservateur, et celui qui le pratique autrement n'est que, plus ou moins consciemment, un pervers masochiste. Mais sur le plan institutionnel, ils ignorent absolument le passé et la fonction politique de l'Eglise catholique en Occident. C'est l'incorporation de la philosophie moderniste dans la doctrine de l'Eglise romaine qui permet à celle-ci de rester "en phase avec le monde". Il n'y a pas d'apologie du catholicisme romain plus mensongère au regard de l'histoire que celle du britannique G.K. Chesterton lorsque celui-ci affirme que l'adhésion à l'Eglise romaine est le meilleur moyen de se tenir à l'écart du monde. L'Eglise romaine est tout au contraire la principale cause d'inflation du discours anthropologique, et même de l'athéisme moderne dans la mesure où on peut traduire cet athéisme comme la foi dans l'accomplissement d'un plan anthropologique irrationnel (tel que la démocratie, par exemple).

    Ce dernier propos peut paraître quelque peu contradictoire avec le précédent, ou j'affirme que les Français et les Italiens sont les plus catholiques et les plus païens en même temps. Il faut comprendre que ces Français et ces Italiens catholiques sont les plus ignorants, et que ce qu'ils ignorent en particulier, c'est que l'Eglise romaine ne fut jamais aussi puissante que lorsqu'elle incarna, non pas le conservatisme mais bel et bien la modernité, c'est-à-dire non pas le progrès mais sa démonstration, son affirmation incessante en quoi consiste essentiellement l'art moderne au point d'étouffer les fonctions primordiales de l'art.

    Je l'ai déjà dit, et je le répète, Bernard-Henry Lévy est le prêcheur catholique romain le plus accompli du moment. Son récent ouvrage "Les Aventures de la liberté" illustre parfaitement l'opération subversive de justification de l'art que le clergé romain dut accomplir, en dépit de la prohibition métaphysique de l'art. Il n'est pas permis aux juifs d'être des artistes - c'est faux dit BHL, on interprète mal cette interdiction, ou elle n'existe pas. Pourtant il y a tout lieu de penser que le mythe de Frankenstein, c'est-à-dire d'une créature qui se retourne contre son démiurge, ainsi que la rhétorique peut se retourner contre le rhéteur et l'étouffer, ce mythe est un écho de la spiritualité juive, étant donné sa coïncidence avec le mythe de la tour de Babel.

    Plus subtilement, BHL évoque la réticence de Platon vis-à-vis de l'art. Il faut préciser que la réticence de Platon n'a rien à voir avec l'interdit chrétien de l'art, mais que Platon juge les ouvrages d'art inférieurs ou impurs comparés à la philosophie plus abstraite. C'est la raison pour laquelle Nietzsche s'en prend à Socrate et Platon, ou encore Euripide, comme à des philosophes et des artistes décadents, méconnaissant la vertu de l'art. Platon a en effet tendance à considérer les oeuvres d'art comme un ingénieur considère les produits de l'ingénierie, c'est-à-dire comme bien inférieurs aux principes de l'ingénierie elle-même. C'est au contraire des bornes qu'il oppose à une abstraction excessive que l'art antique tire sa vertu selon Nietzsche. BHL ne le dit pas, mais l'éthique de Platon permet de décoder l'art moderne. La démonstration du progrès de l'art par Hegel, et de la signification historique de ce progrès, n'est qu'un effort pour rendre compte de l'histoire à partir des spéculations éthiques de Platon. L'art moderne tient pratiquement tout entier dans l'autosuggestion platonicienne que les capacités de conceptualisation de l'être humain en font un être supérieur à la nature elle-même, moins limité qu'elle n'est.

    L'art et l'éthique modernes ne sont donc pas animés par une morale chrétienne sous-jacente, comme le prétendent Nietzsche et Hegel, mais par une philosophie platonicienne-chrétienne inepte. L'effet de la philosophie de Platon est de postuler un plan métaphysique inconsistant, puisqu'il coïncide le plan humain. Nietzsche a beau jeu, face à Platon, de discerner en lui le premier auteur de science-fiction. Est-il possible de fonder une anthropologie chrétienne à l'aide de Platon ? Seul un philosophe platonicien peut se risquer à cette démonstration, qui renverse l'esprit et la lettre des évangiles, puisqu'elle a pour conséquence de nier que le christianisme ou le judaïsme sont des religions révélées. Le néo-platonisme chrétien confine également au grotesque dans la comparaison entre Socrate et Jésus. Le procès de Jésus est un assassinat dont la raison politique échappe au procureur romain lui-même.

    Mais on comprend bien tout l'intérêt de la philosophie de Platon, en quoi elle permet d'élaborer la formule d'une culture subversive, en prenant ses distances avec un art trop évidemment satanique et qui serait un véritable trait d'union entre l'homme et la nature ; sur un tel canevas philosophique, la "culture chrétienne" aurait été pratiquement impossible à distinguer d'une culture païenne. Si la culture chrétienne platonicienne n'est pas seulement dénoncée comme une rhétorique arbitraire, du point de vue satanique de Nietzsche, mais qu'elle est aussi subversive du point de vue chrétien, c'est qu'elle a pour conséquence, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, de permettre au clergé de façonner une image de dieu ou un projet divin, qui soit entièrement arbitraire, c'est-à-dire qu'une élite de prêtres ou de philosophes peuvent entièrement modifier à leur gré.