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shakespeare - Page 3

  • Théorie du complot

    "Hamlet" ou la théorie du complot : en cette matière subtile, Shakespeare est encore précurseur.

    Pourquoi la science des uns est le complot des autres, le Danemark complotant contre Hamlet, et Hamlet complotant contre le Danemark, et encore pourquoi la liberté implique un choix difficile ? Shakespeare nous le dit.

    Un indice, si vous le voulez bien : dans le nouveau testament il est question d'un "complot de pharisiens et de veuves", et dans "Hamlet" il y a bien une veuve, Gertrude, et un pharisien, Polonius.

  • Tragédie

    Tandis que le personnage principal de la tragédie antique est la bêtise, le personnage principal des tragédies de Shakespeare est l'antéchrist, c'est-à-dire une forme renouvelée de la bêtise.

  • Dieu et la Science

    L'effort accompli par Francis Bacon Verulam pour promouvoir et contribuer au progrès de la science est l'oeuvre la plus admirable, impliquant le détachement de soi et faisant croire ainsi à l'éternité (car les hommes dont l'espoir n'est pas égoïste sont très rares).

    A ceux qui sont persuadés que l'éternité n'est l'affaire que de rêveurs ou d'artistes un peu fous, on proposera le contre-exemple de Francis Bacon.

    On voudrait ignorer Francis Bacon en France ; on voudrait surtout ignorer que c'est un savant chrétien. On a inventé pour cela une histoire de la science "laïque", risible sur le plan historique. Cependant il est difficile de censurer complètement Bacon, car sa révolution ou sa restauration scientifique a marqué les esprits. De très nombreux principes énoncés par Bacon comme devant permettre à la science de sortir de l'obscurantisme médiéval sont en effet devenus presque des dogmes aujourd'hui (ce qui ne signifie pas qu'ils soient largement appliqués).

    D'une part on peut qualifier Bacon de "père de la science moderne" ; mais d'autre part c'est impossible, en raison de la foi chrétienne de ce savant (qu'il est difficile de faire passer pour une simple effet de la mode de son temps), mais aussi parce que Bacon a réfuté certaines des grandes lois qui font consensus aujourd'hui en astronomie (B. n'accorde pas aux mathématiques/géométrie algébrique le pouvoir de rendre compte de manière complète des grands mouvements cosmiques.)

    La science de Bacon est aussi "énigmatique" que le théâtre de Shakespeare. Il faut dire que la science joue désormais un rôle social comparable à la théologie autrefois ; peu de monde s'avise aujourd'hui du caractère extra-scientifique des sciences dites "sociales". L'expression en vogue de "science dure", dépourvue de signification, suffit à elle seule à décrire le désordre qui règne dans la méthode scientifique aujourd'hui. Bien des ouvrages scientifiques ont le même aspect de prose impénétrable que les sommes théologiques au moyen-âge.

    Or, de la métamorphose de "l'enjeu religieux" en "enjeu scientifique", bien que ce dernier a parfois des "accents baconiens", Bacon n'est en rien responsable. Promotion de la science, le "Novum Organum" n'est en rien promotion de la technocratie, c'est-à-dire de l'usage religieux de la science par les élites politiques occidentales.

    "Notre première raison d'espérer doit être recherchée en Dieu ; car cette entreprise [de rénovation de la science], par le caractère éminent de bonté qu'elle porte en elle, est manifestement inspirée par Dieu qui est l'auteur du bien et le père des lumières. Dans les opérations divines, les plus petits commencements mènent de façon certaine à leur fin. Et ce qu'on dit des choses spirituelles, que le Royaume de Dieu arrive sans qu'on l'observe [Luc, XVII-20], se produit aussi dans les ouvrages majeurs de la Providence ; tout vient paisiblement, sans bruit ni tumulte, et la chose est accomplie avant que les hommes n'aient pris conscience et remarqué qu'elle était en cours. Et il ne faut pas oublier la prophétie de Daniel, sur les derniers temps du monde : beaucoup voyagerons en tous sens et la science se multipliera (...)"

    "Novum Organum", livre I, aphorisme 93

    La dimension eschatologique, de révélation ultime, de la révolution scientifique voulue par Bacon apparaît dans cet aphorisme ; on peut d'ailleurs penser que le livre de Daniel fournit en partie la clef du "Hamlet" de Shakespeare, pièce que la science universitaire dit "énigmatique".

    Dans "Hamlet", Shakespeare nous montre le sort réservé à un prophète par les autorités d'un pays dont il est en principe le prince - un prince à qui ces autorités auraient dû se soumettre, mais ne l'ont pas fait (Claudius incarne le pouvoir politique, Gertrude l'institution ecclésiastique, Polonius-Copernic le pouvoir scientifique).

    Bien des indices dans le "Novum Organum" laissent penser que Bacon n'était pas dupe de l'usage qui serait fait par les élites savantes de son oeuvre de restauration scientifique. En premier lieu parce que, s'il affirme l'aspiration divine de l'homme à la science, à travers sa condamnation de l'idolâtrie ce savant décrit le penchant contradictoire de l'homme au divertissement et à l'ignorance, sur lequel les pouvoirs publics s'appuient, non seulement suivant l'exemple de la Rome antique, mais bien au-delà de ce régime décadent.

  • Pourquoi Shakespeare

    est apocalyptique ?

    Parce que Shakespeare montre que la doctrine sociale de l'Eglise est, nécessairement, un élitisme. Que sont, au stade de décomposition ultime de la société occidentale, les politiciens qui se réclament de la démocratie-chrétienne, si ce n'est, manifestement, des pitres qui cherchent à dissimuler l'arbitraire sous des tonnes d'arguties ?

    - Thème tiré d'un torchon démocrate-chrétien : comment rendre le capitalisme honnête ? Luther morigénait déjà en vain les commerçants allemands qui spéculaient sur les denrées alimentaires.

    - Dans la même veine : comment sauver la planète en consommant chrétiennement ? Le végétalisme chrétien est en marche.

  • Shakespeare-Bacon

    Les plus intéressantes preuves que William Shakespeare et Francis Bacon Verulam ne font qu'un résident dans l'arrière-plan cosmologique et scientifique de l'oeuvre du célèbre tragédien et du savant admirable.

    La résistance du monde devant le savoir scientifique, son besoin de religion, "d'anthropologie", comme on dit pompeusement aujourd'hui, et non de science, est d'ailleurs l'un des thèmes communs à Shakespeare et Bacon.

    "Les couards meurent plusieurs fois avant de mourir." W. Shakespeare

    "Les hommes ont leur temps, et meurent plusieurs fois dans le désir de choses qui vient principalement du coeur." F. Bacon

    "La vie n'est rien qu'une ombre mouvante." W. Shakespeare

    "Permettez-moi de vivre pour vous servir, bien que la vie ne soit rien que l'ombre de la mort aux yeux de votre serviteur le plus dévoué, majesté." F. Bacon

    "Ô, Ciel ! la bête qui voudrait discourir de la raison ne vivrait pas longtemps." W. Shakespeare

    "Le véritable courage n'est pas donné à l'homme par nature, mais il doit croître à l'écart du discours de la raison." F. Bacon

    "Infirme de but (infirm of purpose), donnez-moi des dagues." W. Shakespeare

    "...voyant qu'ils étaient infirmes de but, etc." F. Bacon

    ["l'infirmité de but" est très exactement ce qui résume le vice de la science dite "moderne", en quoi on peut dire qu'elle tourne en rond depuis le moyen-âge, empilant des couches de spéculations les unes par dessus les autres. Quand un essayiste croit voir dans les spéculations débiles d'un moine du moyen-âge sur la pluralité des mondes une intuition géniale de la science moderne, il ne fait en réalité que s'esbaudir devant deux miroirs qui se renvoient une même image. On peut en mathématiques comme en droit tout démontrer et tout justifier, et même affirmer que le rien est quelque chose. Il y a dans le domaine de la science moderne, dite fondamentale, des tas de thèses qui resteront à jamais, à l'instar de la démocratie, lettres mortes.]

  • Tolstoï contre Shakespeare

    Bien plus que le marxisme, l'idéologie de Tolstoï coïncide avec la politique du régime soviétique. Ce dernier fut contraint à ses débuts de composer avec les masses paysannes et de leur accorder le partage des terres auquel la monarchie orthodoxe tsariste s'opposait. Lénine a eu l'intelligence ou la ruse de ne pas se mettre à dos la paysannerie, contrairement au nouveau pouvoir républicain en France, issu de la crise du régime monarchique de Louis XVI qui renonça à amadouer les paysans et préféra les affronter.

    Tolstoï rêvait d'une réforme agraire, préalable à une révolution sociale. Beaucoup d'idées socialistes progressistes sont nées dans la cervelle d'aristocrates chrétiens. Tocqueville est presque le seul moraliste français à avoir foi dans l'idéal démocratique égalitaire. On peut penser que de tels idéaux résultent de l'accord impossible entre les valeurs aristocratiques et le christianisme. De cette impossibilité résulte un moyen terme idéologique désastreux, dans la mesure où le socialisme constitue le coeur de l'idéologie totalitaire, liée à une traduction antichrétienne du message évangélique.

    Marx, quant à lui, est assez éloigné de croire que l'amélioration de la société puisse être une source de progrès véritable, voire un but de progrès. Sans doute est-il beaucoup trop juif ou chrétien pour le croire, car pour un juif ou un chrétien le progrès est du domaine de la métaphysique, à l'exclusion du domaine social entièrement charnel. Le discours de la "doctrine sociale chrétienne" est le vecteur de l'antichristianisme, que ce soit dans la version de Tolstoï, des pontifes romains modernes, ou dans la version laïcisée de Lénine. La version de Lénine est une fornication moins grande, car Lénine cherche moins à faire passer le progrès social pour une valeur chrétienne. Il n'en reste pas moins que la doctrine des soviets est tributaire de cette contrefaçon du christianisme que constituent les différentes doctrines sociales chrétiennes, tentatives dirigées contre l'esprit de dieu d'accorder l'amour de dieu avec la nécessité et les besoins humains.

    Comment appliquer les paraboles de Jésus-Christ sur le plan social ? Il ne faut pas chercher à le faire puisque le Christ n'a pas permis à ses apôtres de le faire sous peine de damnation. Il y a certainement une part de fornication dans la détermination de Judas Iscariote, c'est-à-dire de refus d'accepter la radicalité antisociale du message évangélique.

    Shakespeare, loin de témoigner de sa foi dans le progrès social comme Tolstoï, illustre non pas "le choc des cultures", expression presque entièrement dépourvue de sens puisque le sentiment identitaire implique une détermination guerrière (comme il est pacifique, le chrétien se purifie de tout sentiment identitaire), mais le heurt entre la détermination culturelle et le christianisme.

    Shakespeare a conscience que le christianisme fait table rase de toute forme de culture, autrement dit qu'il signe l'arrêt de mort de l'art. La littérature d'Homère illustrait déjà un tel phénomène, puisque Achille symbolise la culture, et Ulysse le progrès de la conscience humaine contre la culture. Ulysse est aussi individualiste qu'Achille est prisonnier de considérations sociales. Ce qui diffère chez Shakespeare, et ce pourquoi Tolstoï trouve qu'il manque de simplicité par rapport à Homère, c'est l'illustration que l'affrontement a lieu dans les temps modernes entre le christianisme et une culture qui se réclame du christianisme, directement ou indirectement, de sorte que la plupart des hommes ne mesurent pas l'enjeu de leur existence. Autrement dit l'apparente complexité de Shakespeare ne tient pas à Shakespeare lui-même, mais à une réalité sociale plus complexe et des ténèbres plus noires que celles de l'Antiquité.

  • Is Shakespeare Dead ?

    ...est le titre de la petite thèse humoristique baconienne de Mark Twain.

    L'hostilité des Anglais à la remise en cause de la biographie officielle de Shakespeare, aussi creuse soit-elle, ainsi que l'Américain Twain s'amuse à le souligner, s'explique aisément. Les Britanniques ont intégré au folklore national le moins patriotique et le moins nationaliste de tous leurs littérateurs.

    Qui plus est, le choc entre Shakespeare et la culture anglaise est frontal, quasiment aussi violent que le choc entre le Christ et la culture juive. Par conséquent, l'obscurité et l'énigme dans laquelle est largement plongée l'oeuvre de Shakespeare sert probablement la légende nationale anglaise.

    L'hostilité de l'université française à cette remise en cause est plus surprenante. On peut penser que la rivalité de la France et de l'Angleterre aurait pu inciter les Français à piétiner la légende dorée anglaise. Il n'en a rien été. Il faut dire que les élites intellectuelles françaises ont longtemps été fascinées par l'Angleterre, reconnaissant dans ses institutions politiques un modèle, précisément là où Shakespeare dénonce un vice, mettant un terme définitif à l'illusion du progrès social véhiculée par le clergé chrétien. Autrement dit, les universités occidentales sont largement occupées depuis le moyen âge à faire la démonstration de la supériorité de la civilisation occidentale (c'est là leur véritable but, non pas la science), tandis que Shakespeare illustre au contraire la nature particulière de la barbarie occidentale, qui tient à la conjonction de deux élans radicalement opposés - d'une part le "droit naturel" païen, d'autre part l'amour chrétien, parfaitement incompatible avec le premier. Pour le dire de façon plus imagée, le Christ fait le chemin inverse du chemin parcouru par Adam, et de même la voie du salut choisie par les fidèles qui composent l'Eglise est à l'opposé du pacte passé par Eve avec Satan. Ce que les élites intellectuelles occidentales s'efforcent de dissimuler, à savoir la nullité de la civilisation occidentale, Shakespeare ne le dérobe pas à la vue de ses lecteurs ; c'est le sens symbolique de la tenture derrière laquelle Polonius est dissimulé, et que Hamlet transperce d'un coup d'épée. La pointe de la science contre le filet de la rhétorique.

    Petite parenthèse pour expliquer pourquoi certains satanistes, à commencer par F. Nietzsche, mais aussi S. Freud, ont pu être fascinés par Shakespeare. Ce dernier met à mal la figure du diable, telle qu'elle fut peinte par la théologie catholique au moyen âge, et qui en réalité n'est pas chrétienne mais platonicienne, et il restaure l'authentique conception juive et chrétienne de Satan, comme le dieu de la vertu, c'est-à-dire à la fois le plus intransigeant et le plus prodigue des dieux. D'une certaine manière, on entend beaucoup moins parler du diable dans les pièces de Shakespeare que dans les fables du moyen âge. Horatio ne veut pas suivre son ami Hamlet qui va à la rencontre du spectre, craignant le diable. Naïf Horatio, qui ignore que le diable demeure en chacun de nous. Cependant il n'y a aucune pièce de Shakespeare qui ne nous montre l'action de l'antéchrist dans l'histoire, en cela beaucoup plus proche des explications de l'apôtre Paul que des sommes théologiques médiévales.

    Autrement dit Shakespeare ne donne pas une explication psychologique du diable, puisqu'il montre que c'est au contraire Satan qui gouverne la psyché, la volonté inflexible du tyran comme le petit miroir fragile d'Ophélie. En cela Shakespeare est beaucoup plus proche des explications fournies sur Satan par son porte-parole Nietzsche, concevant à juste titre et suivant une formule qu'aucun juif ou chrétien ne peut sérieusement lui contester, l'art comme un mode d'expression satanique. Mais Shakespeare est très loin d'exalter ainsi que Nietzsche la vertu comme la seule et unique force ayant un ascendant sur l'homme. Shakespeare brosse le portrait d'un homme traversé en même temps par le besoin impérieux du bonheur et par la capacité contradictoire de sacrifier cet état de satisfaction médiocre à quelque chose de plus grand, et non seulement une illusion comme le pense Nietzsche, peignant un tableau de l'antiquité destiné à conforter sa démonstration d'un âge d'or antique, prométhéen, relevant exclusivement du droit naturel et du nombre d'or 666.

    L'anthropologie de Nietzsche ne l'accule pas à une philosophie naturelle aussi bancale que le darwinisme, qui a la particularité d'être la "science humaine" la moins apte à rendre compte rationnellement de la condition humaine. Contrairement à la doctrine de Nietzsche, le darwinisme contribue à la justification de l'esclavagisme moderne, en particulier à l'idée que "le travail rend libre". Mais l'anthropologie de Nietzsche accule son auteur à une thèse historique on ne peut plus fragile, consistant à décrire les deux millénaires (de décadence) écoulés comme la conséquence des fantasmes répandus par les prophètes juifs et chrétiens parmi les peuples.

    Quant à Bacon, il formule, lui, une version plus laïque de l'influence de Satan sur le monde et de l'activité de l'antéchrist, celle de l'ignorance apparemment invincible de l'homme, son emprisonnement dans les limites de l'art, et l'impossibilité de sortir du labyrinthe des déterminations complexes où il se trouve perdu à la naissance. Plus les siècles passent, plus la possibilité d'une vérité semble s'éloigner. Plus l'homme feint de s'agiter au service de la science, comédie jouée en permanence par ce grand cocu qu'est l'homme moderne, plus l'homme semble s'enliser dans le marécage de l'ignorance.

    Cette description est proche de la "bipolarité" de l'homme soulignée par Shakespeare, comme étant soumis à deux forces opposées, et qui explique par exemple comment il peut être à la fois l'animal le plus faible de toute la création, le moins bien naturellement pourvu, tout en étant capable de dominer toutes les espèces concurrentes (parler de l'intelligence de l'homme pour justifier une telle position, c'est renoncer à expliquer cette contradiction). Or cette contradiction essentielle est sans doute la meilleure explication qui soit de l'incapacité des sociétés humaines à effectuer un quelconque progrès scientifique, et même social, puisque la quête du bonheur où se situe environ aujourd'hui l'idéal politique, est la caractéristique des civilisations sous-évoluées, tandis que l'on peut dire au contraire que les plus hautes civilisations, ayant atteint un niveau de bonheur ou d'équilibre suffisant, passent plus de temps à jouir qu'à courir après le bonheur. Le bonheur n'existe dans les temps totalitaires où nous sommes, annoncés par Shakespeare, que comme une vitrine ou une cinématographie, un slogan dont les élites politiques ne peuvent se départir sous peine que leur légitimité à diriger les peuples s'en trouve réduite à peau de chagrin. Que l'on prive les gouvernements occidentaux des paradis artificiels qui permettent de maintenir une bonne partie des peuples dans un état de léthargie, et le risque de révolution s'en trouvera augmenté, c'est-à-dire de dépit d'une politique si orgueilleuse qu'elle ne se connaît pas elle-même.

    Néanmoins Shakespeare montre qu'on exercera en vain sa vengeance sur Claudius, Gertrude et leurs serviteurs. C'est bien assez de déjouer leurs ruses ; et c'est perte de temps que de désirer des potentats honnêtes - la vie est trop courte pour poursuivre ce genre d'illusion, au détriment de la vérité et de l'amour. Un peuple sage, plein de sang-froid, mettrait un terme définitif à la nécessité de la politique et de l'ordre social, exactement comme l'égalité entre les hommes et les femmes mettrait un terme à la sexualité, c'est-à-dire que la volonté de démocratie véritable, comme celle d'égalité entre les hommes, ne trouvent pas de consistance en dehors de mensonges religieux.

  • De Shakespeare à Sollers

    Dans un article récent, P. Sollers décerne aimablement à Shakespeare le titre de "plus grand tragédien de l'Occident", avant de se pencher sur la personnalité énigmatique de l'auteur, que très peu d'éléments factuels permettent d'identifier, ainsi que le souligne Mark Twain dans une petite pièce comique.

    L'abondance à peine croyable des sources de Shakespeare, tant historiques que littéraires, mythologiques, bibliques, chrétiennes, juridiques, astronomiques, folkloriques, géographiques, etc., qui procurent à l'oeuvre du tragédien anglais son exceptionnelle densité, suffisent à forger la conviction du journaliste américain qu'un jeune acteur de province, aussi doué soit-il, ne peut en être l'auteur.

    L'opinion de P. Sollers est tout ce qu'il y a de plus banal ; on sait que les plus grands noms de la littérature occidentale ont tenté de se hisser au niveau de Shakespeare, Voltaire ou Hugo pour ne citer qu'eux. Pour se limiter au périmètre de la France, Molière et Balzac en sont sans doute les plus proches. Molière en raison du caractère antisocial de son propos, le plus dissuasif d'espérer quelque chose de la société en termes de vérité. Balzac parce qu'il appartient au genre mal nommé du "fantastique chrétien", mal nommé puisque c'est l'utopie politique qui est, du point de vue réaliste de Balzac, le rêve ou le néant vers lequel se précipitent les sociétés, et la nouvelle fiction susurrée à l'oreille des peuples par la bourgeoisie en guise de religion. Elle consiste simplement à conférer à l'au-delà une fonction politique qu'il n'avait pas, ou qui était plus restreinte dans l'antiquité. La démocratie est une sorte de paradis ouvert à tous. Shakespeare, Molière et Balzac ont en commun d'être des négateurs de "l'au-delà", dont ils illustrent la dimension psychologique triviale. Aucune société ne peut se passer de l'exaltation mystique de la chair, suivant la tournure d'esprit qualifiée dans le judaïsme et le christianisme de "fornication" (cf. Swedenborg, où Balzac a trouvé une partie de son inspiration), pas même les sociétés bourgeoises puritaines, qui l'exaltent bien plus encore, exactement comme le masochisme est une quête de plaisir plus mystique que la recherche d'une satisfaction ordinaire.

    Shakespeare a aussi des adversaires, voire des ennemis, et leur propos est parfois plus éclairant sur Shakespeare que celui d'admirateurs aveugles. C'est sans doute pour le parti de la "franc-maçonnerie chrétienne", expression qui permet de désigner le large usage du christianisme en Occident, à des fins élitistes et politiques, que Shakespeare est le plus dérangeant, car il n'a de cesse de peindre les hommes d'Eglise au service des princes et monarques chrétiens comme des suppôts de Satan, ou des imbéciles "arroseurs arrosés", s'agissant de théoriciens plus idéalistes (Th. More). Et cette peinture saisissante s'accompagne d'une dénonciation drastique de la culture médiévale, qui procède de l'amalgame entre le paganisme (néo-platonisme) et le christianisme. Autant dire que Shakespeare ouvre une voie d'eau dans la théorie de la nef occidentale battant pavillon chrétien - une voie d'eau qui n'est pas tant faite pour détruire le navire que pour permettre aux voyageurs de s'en échapper.

    La piste du génie de Shakespeare, suivie par Sollers pour tenter de retrouver l'auteur, comme on résout une devinette, n'est pas la bonne. En effet, Shakespeare n'a rien d'un génie. C'est le moins original des auteurs. Le génie ne sait pas ce qu'il fait, parfois il n'a même pas la maîtrise de ses actes ; tout au plus, quand il a survécu à son génie, le génie en comprend-il a posteriori la portée. Les génies, les grands, demeurent incompris des foules qui les admirent, les croyant forts, alors qu'ils savent, eux, au contraire, qu'ils sont plus petits que l'art qu'ils ont pratiqué. Les grands génies ne peuvent que s'incliner devant la nature, dont ils sont les porte-voix. En matière d'histoire, le génie n'est d'aucune utilité. Rechercher la signification des événements du passé ne permet pas de guérir l'homme des passions qui l'ont conduit à commettre des erreurs, et qui, les siècles passant, le conduisent à répéter les mêmes erreurs en pire, suivant le principe qui veut que, quand on n'avance pas, on recule. Avec le temps, synonyme de perspective, l'erreur humaine ne fait que s'aggraver, et la culture refléter de plus en plus le prisme humain. L'histoire ne se conçoit que comme prophétie, et Shakespeare est un prophète pour les temps reculés où nous sommes.

     

     

  • Apophtegmes

    "Bion l’Athéiste examinait dans un Temple de Neptune quelques portraits de marins rescapés d’un naufrage, grâce à des prières adressées à Dieu. Comme on lui demandait à ce propos si cela ne lui suffisait pas pour admettre l’existence des puissances célestes ?

    - Certes, répondit-il, si l’on pouvait me montrer de même les portraits de ceux qui, en dépit de toutes leurs prières, n’ont pas échappé à la mort."

    Francis Bacon Verulam montre ici subrepticement que les pratiques chrétiennes communes ne diffèrent pas des pratiques, rituels et prières païens. D'autre part que cette religion superficielle renforce l'athéisme, qui n'a pas de mal à ridiculiser ces pratiques. Ailleurs Bacon ajoute : '"un peu de philosophie rend athée, mais qu'une sagesse plus profonde en dissuade".

    Cette méthode qui consiste à pointer la superstition dans certains cultes païens, tout en laissant voir leur coïncidence avec les pratiques modernes religieuses encouragées par le clergé catholique, est celle de Shakespeare dans de nombreuses pièces, en particulier celles qui puisent leur sujet dans l'Antiquité. Dans "Troïlus et Cressida", en montrant la trivialité des mobiles dissimulés derrière l'argument de l'amour courtois, du patriotisme, de l'honneur et du courage militaire, Shakespeare critique d'abord le néo-paganisme chrétien, qui constitue le fondement indécrottable de la culture occidentale, du moyen-âge jusqu'à aujourd'hui, et sans doute la fin des temps.

    Dans le monde moderne, les chrétiens fidèles se situent hors de la matrice, et donc de l'Eglise à prétention universelle soutenue par un complot de veuves et de pharisiens "judéo-chrétiens". Il est exigé que nous imitions aussi le Christ dans sa prudence vis-à-vis des impostures et trahisons du christianisme, qui n'épargnèrent pas les proches apôtres avant qu'ils ne reçoivent l'appui de l'Esprit.

     

    "Un jour que Bias [de Priène] faisait voile, une grande tempête survint pendant laquelle les marins, qui étaient des hommes fort dissolus, se mirent à invoquer leurs dieux. S’en étant aperçu, Bias leur dit : - Taisez-vous, marauds, et faites en sorte qu’ils ne sachent pas que vous êtes ici, de peur que nous périssions !"

    F. Bacon

  • Satan dans l'Eglise

    "Ne voyons pas le diable partout !", dixit un curé catholique romain à des enfants qui l'interrogent sur le sujet du diable, qui fascine à juste titre les enfants.

    Le catholicisme romain est la religion (ou pour être plus précis le culte, puisque le Messie a interdit aux juifs de faire des commandements un objet ou un motif de culte), qui mène à la confusion de Dieu et de Satan.

    Impossible de savoir à quelle divinité les cathédrales gothiques rendent hommage. Difficile à première vue de dire si Dante répand le culte du christ Jésus ou bien celui d'Apollon.

    On prête à tort à la réforme de Luther d'inaugurer une version plus moderne du christianisme. La "modernité" prend en réalité sa source dans le moyen-âge et l'Eglise romaine. D'autre part la critique du catholicisme romain par Luther est beaucoup moins radicale que celle contenue dans la mythologie renversante de Shakespeare. Celui-ci fait table rase de la doctrine sociale médiévale dans lequel le message divin avait été noyé, de sorte que l'ivraie de la doctrine sociale ne puisse jamais repousser.

    On objectera que le diable est omniprésent dans la culture médiévale catholique. En réalité il ne s'agit que d'une figure inventée par l'Eglise catholique, dépourvue de fondement scripturaire. De même l'enfer, chez les "illuminati" Dante ou Galilée, n'a rien de juif ou de chrétien.

    Le diable, dans l'Eglise catholique, est dépourvu de la dimension historique qu'il a chez Paul de Tarse ou Shakespeare. Ce dernier indique un monarque catholique, contredisant au nom du bien la défense faite par le Messie de fonder son royaume sur la terre.

  • Du Totalitarisme

    Hannah Arendt a tenté dans divers essais d'élucider le phénomène du totalitarisme, c'est-à-dire de la tyrannie moderne, qui au contraire de l'ancienne sait se faire aimer.

    Shakespeare a fait mieux et plus tôt que tous les analystes ou adversaires du totalitarisme, puisqu'il a conçu une mythologie propice à faire tomber les écailles des yeux de celui ou celle qui le veut. Notamment Shakespeare montre comment une idée falsifiée de l'amour est au coeur de la tyrannie totalitaire.

    Il y a à boire et à manger dans l'analyse d'Hannah Arendt. Shakespeare, lui, est on ne peut plus synthétique. Il faut dire que, pour un chrétien, la capacité de synthèse est surhumaine, c'est-à-dire qu'elle prend sa source dans le divin, exactement comme la loi naturelle émane du point de vue païen de Satan. L'anthropocentrisme débordant de la culture moderne nihiliste n'est donc ni satanique, ni chrétien. Le caractère indéfinissable du totalitarisme est précisément ce qui le rend insaisissable, tandis qu'il est beaucoup plus facile d'appréhender la tyrannie classique oedipienne, comme Moïse fit il y a plusieurs millénaires, identifiant à jamais celle-ci avec l'Egypte des pharaons.

    Dans le passage ci-dessous, Hannah Arendt soulève le problème de l'histoire, du christianisme et de la civilisation moderne, d'une façon plutôt utile puisqu'elle décèle à peu près la ruse qui consiste pour l'Occident à prétendre incarner une sorte d'avant-garde historique. Cette ruse est une invention de l'Eglise romaine et des papes, reprise ensuite par des institutions laïques, qui tout en s'étant séparées de l'Eglise, ont prolongé la méthode et la ruse de leur matrice. Ainsi les "valeurs républicaines" revendiquées aujourd'hui par certains moralistes doivent beaucoup plus à l'Eglise romaine qu'elles ne doivent aux théoriciens et politiciens antiques.

    "A cause de cette insistance moderne sur le temps et la succession temporelle, on a souvent soutenu que l'origine de notre conscience historique réside dans la tradition judéo-chrétienne [concept frauduleux en soi], avec son concept de temps rectiligne et son idée d'une divine providence [l'idée de "temps rectiligne" n'a aucun fondement chrétien, et la "divine providence" coïncide avec la "monarchie chrétienne de droit divin"] donnant à la totalité du temps historique de l'homme l'unité d'un plan de salut - idée qui contraste en effet aussi bien avec l'insistance de l'antiquité classique sur les événements et faits singuliers qu'avec les spéculations de l'antiquité tardive sur un temps cyclique [c'est l'idée de temps rectiligne qui est excessivement spéculative et fonctionnelle, comparée à celle de temps cyclique]. On a cité beaucoup de preuves à l'appui de la thèse selon laquelle la conscience historique moderne a une origine religieuse chrétienne et est née de la sécularisation de catégories originellement théologiques. Seule notre tradition, religieuse, dit-on, connaît un commencement et, dans la version chrétienne, une fin du monde : si la vie humaine sur la terre suit un plan divin de salut [une telle description, anthropocentrique et contredisant la Genèse, n'est pas authentiquement chrétienne - autrement dit, la vie humaine n'est pas plus sacrée du point de vue chrétien que du point de vue païen antique - elle l'est moins], alors son seul déroulement doit receler une signification indépendante de tous les événements singuliers et les transcendant tous. Par conséquent on en conclut qu'un "tracé bien défini de l'histoire du monde" n'est pas apparu avant le christianisme, et que la première philosophie de l'histoire est présentée dans le "De Civitate Dei" de saint Augustin. Et il est vrai que chez Augustin nous trouvons l'idée que l'histoire elle-même, c'est-à-dire ce qui a un sens et est intelligible, peut être séparée des événements historiques singuliers rapportés dans la narration chronologique. Il affirme explicitement que "bien que les institutions passées des hommes soient rapportées dans le récit historique, l'histoire elle-même n'a pas à être comptée parmi les institutions humaines." [le problème du totalitarisme réside très largement dans le fait qu'il est impossible d'accorder le plan politique à l'exigence historique du salut autrement que sous la forme de l'illusionnisme, dont la philosophie de Hegel est emblématique et le concept de temps historique rectiligne]. 

    Cette similitude entre le concept chrétien et le concept moderne de l'histoire est cependant trompeuse. Elle repose sur une comparaison avec les spéculations de l'antiquité tardive sur l'histoire cyclique, et néglige les concepts d'histoire classiques de la Grèce et de Rome. La comparaison est encouragée par le fait qu'Augustin lui-même, lorsqu'il réfutait les spéculations païennes sur le temps, avait essentiellement en vue les théories cycliques de sa propre ère, qu'aucun chrétien en effet ne pouvait accepter à cause du caractère absolument unique de la vie et de la mort du Christ sur terre : "Une fois Christ est mort pour nos péchés ; et renaissant d'entre les morts il ne meurt plus." Ce que les interprètes modernes sont enclins à oublier est que saint Augustin a proclamé ce caractère unique d'un événement, qui sonne si familier à nos oreilles, pour cet événement seulement [on devine combien cet "oubli" est propice aux élites et aux mouvements politiques et culturels qui s'avancent derrière la bannière chrétienne] - l'événement suprême de l'histoire humaine, où l'éternité, pour ainsi dire, fait irruption dans le cours de la mortalité terrestre ; il n'a jamais prophétisé ce caractère unique, comme nous le faisons, pour des événements séculiers ordinaires. Le simple fait que le problème de l'histoire n'a fait apparition dans la pensée chrétienne qu'avec saint Augustin devrait nous faire douter de son origine chrétienne, et cela d'autant plus qu'il est apparu, selon les termes mêmes de la philosophie et de la théologie d'Augustin, du fait d'un accident.(...) [contrairement à la théologie démocrate-chrétienne des papes modernes, la "Cité de Dieu" d'Augustin fait référence pour étayer la notion d'histoire chrétienne à l'eschatologie évangélique. Augustin n'est ni premier ni principal dans l'explication de la conscience chrétienne, mais il est vrai que la scolastique médiévale constitue un recul par rapport à Augustin.]."

    H. Arendt (In : "La Crise de la culture") 

  • Dans la Matrice

    Tout le monde connaît cette façon moderne de classer les études scolaires en "études scientifiques" d'une part et "études littéraires" d'autre part. Eh bien cette distinction est strictement moderne, c'est-à-dire qu'elle n'a aucun sens, ni scientifique, ni littéraire, ni même historique. Ce clivage traduit seulement un préjugé moderne. La réforme des études scolaires et universitaires n'aura jamais lieu, car elle requiert la reconnaissance préalable de la fonction religieuse remplie par le système scolaire et universitaire moderne, et que cette fonction dépasse largement le but scientifique officiel.

    L'assimilation de la technique à la science est d'abord le fait de l'université et des universitaires. La technocratie ne peut pas se remettre en cause elle-même. Les ouvrages de Hannah Arendt sont sans doute significatifs du maximum d'esprit critique dont un représentant de la technocratie peut faire preuve. George Orwell dépasse ce niveau maximum en une phrase, lorsqu'il indique que les intellectuels sont les personnes qui ont le plus de goût pour le totalitarisme. De fait, le cinéma, qui est l'art le plus totalitaire, est entièrement justifié comme un art selon un raisonnement intellectuel. La dimension rhétorique du totalitarisme convient aussi parfaitement aux intellectuels et explique que nombre de poètes modernes se soient compromis avec les pires régimes. 

    Bien que tardive, la philosophie des Lumières elle-même ne correspond pas à ce clivage. Cela n'a pas de sens de dire les ouvrages de Voltaire plutôt "littéraires" ou plutôt "scientifiques".

    Le rapprochement par Francis Bacon Verulam de la science juridique et de la géométrie algébrique est beaucoup plus perspicace et utile du triple point de vue de l'histoire, de la science et de la politique. Soit dit en passant, il ne peut y avoir d'histoire de la science véritable, domaine où l'université moderne et la technocratie pèchent de la manière la plus flagrante, sans examen approfondi du propos de Francis Bacon. Grâce à Bacon, on sait ainsi que l'astronomie qui repose sur des modèles algébriques est nécessairement une astronomie subjective. L'univers est en proie à des métamorphoses successives à partir de son origine première, nous dit l'université. A moins que ce ne soit l'astronomie moderne qui soit une rhétorique en constante évolution ; non l'objet des études scientifiques, mais l'instrument de prédilection utilisé pour ces études.

    A propos de la pièce "Hamlet", écrite par Bacon et signée "Shakespeare" : les lecteurs les moins observateurs observent son arrière-plan astronomique pour plusieurs raisons. Non seulement Hamlet parle aux étoiles, mais le spectre son père est lui-même une sorte d'ange ou "d'Epiphane", c'est-à-dire une divinité se manifestant aux hommes. C'est un phénomène astral, puisqu'il se confond avec un étoile brillante. En outre le château d'Elseneur (Elsinborg) au Danemark fut la résidence d'un des astronomes les plus célèbres de l'Occident, Tycho Brahé, tenant de la théorie géocentrique, et auteur de calculs de positions d'étoiles non moins précis que ceux de Copernic, promoteur plus ou moins volontaire de la thèse héliocentrique. Polonius est de surcroît le pseudonyme transparent de ce dernier.

    S'il n'est pas le premier à témoigner dans ce sens, nul n'est mieux conscient que Francis Bacon de l'enjeu de la science pour l'homme. En ce sens, Bacon pourrait passer pour moderne, puisque l'antienne du progrès et de la science est une antienne que l'on entend tous les jours ou presque. Mais Bacon n'est pas moderne dans la mesure où sa science offre peu de points de correspondance avec la science actuelle, et peut-être plus encore parce que Bacon indique que l'homme est assez largement réfractaire à la science, et beaucoup plus porté à l'invention technique, domaine où il n'y a pas de progrès véritable. Bacon montre en quelque sorte que l'idée de progrès, si elle n'est pas liée à la métaphysique ou aux choses surnaturelles, n'a aucun sens.

    Bacon est conscient de l'enjeu majeur de la science, et des implications particulières de l'astronomie copernicienne dans le domaine moral ou politique (cf. "Novum Organum"). Il y a tout lieu de croire que Shakespeare exprime à travers "Hamlet" une hostilité radicale à la science copernicienne, et la vision commune du monde et de l'univers qui en découle -ou en découlera, pour être plus exact, car Copernic n'a pas manifesté une grande maîtrise de sa science et son déroulement ultérieur. On peut dire que la science de Copernic est un préalable au développement ultérieur de l'anthropologie, c'est-à-dire d'un courant scientifique qui a tendance à rapporter les différentes sciences à l'homme. Le seul profit qu'il y a à mettre en équation l'univers ou à en proposer des modèles mathématiques est, comme la cartographie de la terre, un profit pour l'homme, qui d'ailleurs de ce fait peut se sentir maître de l'univers et se bercer de cette illusion. On voit bien tout ce qui peut heurter un esprit scientifique dans cette tournure d'esprit moderne. Ce n'est pas parce que la métaphysique n'est pour l'humanité d'aucun profit, que l'on ne peut en déduire aucune loi morale ou politique, que la métaphysique n'est pas scientifique.

    "Hamlet" est donc une sorte de "Da Vinci Code", à ce détail près que le "Da Vinci Code" entretient un certain nombre de légendes qui courent à propos des rapports de l'Eglise catholique romaine et de la science moderne. L'influence de l'Eglise romaine sur la science moderne est, notamment en France, largement sous-évaluée.

    Un universitaire contemporain se demande pourquoi Francis Bacon a tant fait l'éloge de la mythologie et des mythes anciens (en tant que réceptacles durables de la science), mais n'a pas lui-même écrit de fables ou de mythes. On ne peut manquer d'observer que Shakespeare est le seul tragédien de l'ère moderne, et que ses tragédies n'ont pas le caractère "dionysiaque" que Nitche prête abusivement à la tragédie antique. Les tragédies de Shakespeare sont "historiques" - et par conséquent métaphysiques puisque l'histoire n'est pas une science anthropologique mais issues des prophéties juives de l'antiquité.

     

     

  • Contre Chesterton

    On peut considérer le point de vue de G.K. Chesterton comme radicalement opposé à celui de Shakespeare. Ce dernier s'est en effet employé à discréditer, non pas tant l'Eglise catholique romaine que la théorie de l'institution chrétienne en général, prévoyant l'éclatement de l'Eglise romaine en Eglises nationales, affectées de la même tare anthropologique. On comprend grâce à la formidable démonstration de Shakespeare que l'athéisme occidental moderne est le pur produit d'une morale judéo-chrétienne truquée, substituant au christianisme la philosophie de Platon. Des raisons sociales et uniquement des raisons sociales, montre Shakespeare, ont conduit à une traduction sociale du message évangélique.

    - Le constat de la mort de dieu a donc été tiré par Shakespeare bien avant Nitche, puisque pour le tragédien anglais, la culture médiévale est une culture athée, les édifices architecturaux ou littéraires, philosophiques, du moyen-âge, ayant seulement l'apparence chrétienne.

    Autrement dit, entre Dante Alighieri et la thèse de la possibilité d'un Occident chrétien, d'une part, et de l'autre Shakespeare et sa démonstration de l'impossibilité d'une quelconque doctrine sociale chrétienne, c'est-à-dire de l'accomplissement de la Révélation chrétienne dans le temps, il faut choisir - plus exactement, seules les écritures saintes permettent d'aider le fidèle à trancher entre ces deux propositions opposées.

    Converti au catholicisme romain, G.K. Chesterton s'est curieusement fait l'apologiste de l'Eglise romaine. "Curieusement", car défendre le point de vue catholique romain, ces derniers temps, revient pour un architecte à préférer les ruines à l'architecture. La puissance judiciaire de l'Eglise romaine a peu à peu décliné au cours des derniers siècles, et son droit canonique est devenu langue morte. Cela explique largement l'inflation des procédures de canonisation : quand un droit est dépourvu de portée immédiate, il devient virtuel, comparable au "désir d'avenir" stupide des bonnes femmes allemandes. S'agissant de cette puissance législative perdue, on pense aussi à la métaphore de la peau de chagrin.

    Chesterton a d'ailleurs la réputation d'être paradoxal, ce qui n'est pas bon signe quand on est chrétien ; on peut dire en effet la logique chrétienne dressée contre le paradoxe social. Qui aime la société ne peut en effet aimer la vérité, dans la mesure où celle-ci est le principal dissolvant de la société. L'athée, produit d'une société totalitaire judéo-chrétienne, afin de n'être pas démasqué par une invocation directe du mensonge, se retranchera derrière l'apologie d'une vérité paradoxale. Aucune culture n'est sans doute plus paradoxale que la culture anglaise, et dominante en vertu de ce paradoxe. Quelle nation sait mieux jouer de la tradition et de la modernité en même temps ? Chesterton est donc le pur produit de la culture anglaise - exactement le contraire de Shakespeare, donc, qui défie l'Angleterre comme Hamlet défie le Danemark.

    "Faire partie de l'Eglise romaine est encore le meilleur moyen de ne pas faire partie de son temps." énonce Chesterton, ce qui est une affirmation plus contraire à la vérité historique que la thèse de Nitche. L'Eglise romaine a au contraire inventé le truc de la modernité qui consiste à vouloir être de son temps. Les tenants de la modernité sont des catholiques romains qui s'ignorent, et leur conscience est entièrement prisonnière d'une manière de penser médiévale. C'est une erreur d'attribuer au seul protestantisme l'impulsion moderne, comme si le protestantisme était opposé au catholicisme. La meilleure preuve en est que les derniers pontifes romains (K. Wojtyla, J. Ratzinger) ont rallié des positions institutionnelles et philosophiques protestantes sans coup férir (démocratie, laïcité), bien mieux adaptées à l'état du droit moderne. Aussi inexacte et approximative l'idée que le protestantisme est un terrain plus favorable au capitalisme.

    La remarque de Chersterton ne vaut partiellement que pour l'Eglise romaine actuelle, qui semble une nef coulée dans sa rade, ou que l'on peut comparer encore à une femme stérile.

     

  • Machiavel

    Le machiavélisme du régime démocratique consiste à faire croire qu'il n'est pas machiavélique.

    Derrière chaque démocrate-chrétien, il n'y a pas beaucoup à creuser pour découvrir un culte rendu au Prince de ce monde ; il n'y a pas à creuser beaucoup plus loin que pour déceler la même détermination dans le "Grand Siècle", et c'est d'ailleurs pourquoi Molière n'a pas pris une ride.

    Molière partage avec Shakespeare cette particularité chrétienne : on ne peut ni les prendre pour des auteurs conservateurs, ni pour des auteurs "progressistes" ; cette particularité fait qu'ils échappent au "cahier des charges" de l'art. Ils ne sont pas des artistes selon les seules définitions, anthropologiques, qui existent de l'art.

    La difficulté que rencontre la scolastique moderne avec Shakespeare tient largement à ce qu'elle est incapable de le situer dans une époque ou dans un mouvement - moi-même je ne qualifie Shakespeare de "renaissant" que pour souligner que l'étiquette "baroque" ou "pré-romantique" est celle qui lui va le moins. L'artifice moderne est baroque. La modernité n'est qu'un stuc, et Shakespeare est un entrepreneur de démolition. Ce sont les mêmes universitaires qui qualifient Shakespeare de "baroque" qui disent la plupart de ses pièces "énigmatiques", sans doute pour signifier que l'étiquette baroque s'accorde avec l'indéfinissable. Si vous lisez Shakespeare correctement, et non avec une oreille de musicien, vous comprendrez que l'accusation lancée par Shakespeare à l'université et aux universitaires de l'Occident d'être les instruments afin d'étouffer l'Esprit, cette accusation-là appelait une vengeance de la part des clercs, que l'on pourrait dire "vengeance de Polonius".

    Certains ont pu dire Shakespeare dans la ligne de Machiavel. Bien que Francis Bacon a sans doute lu Machiavel, il est plus juste de dire qu'il en tire parti, car l'on voit bien que le cadet des soucis de Shakespeare est d'aider les princes chrétiens à se maintenir en selle. Shakespeare montre bien plutôt les princes chrétiens victimes d'une culture médiévale truquée, un peu comme des joueurs d'échecs qui n'auraient pas conscience de la signification satanique du jeu d'échecs. Le machiavélisme démocratique consiste d'ailleurs à jouer avec les pions et sacrifier ceux-ci pour protéger les pièces majeures. Que Shakespeare soit anticlérical, à l'instar de Machiavel, ne signifie pas qu'il soit athée. Elle signifie que Shakespeare a conscience de la coïncidence du cléricalisme et du pharisaïsme.

    Le propos de Machiavel, lui, est comme une "patate chaude" dans la culture occidentale, ainsi que la doctrine de Nitche ultérieurement. Machiavel et Nitche ont le don de dévoiler au nom de la raison et pour le compte des élites dirigeantes, démocratiques ou chrétiennes, afin de soigner leur folie, ce que celles-ci doivent garder secret, à savoir que la politique ne sera jamais un jeu de dames, où toutes les pièces ont la même force, mais qu'elle restera toujours un jeu d'échecs, où la transparence n'est pas de mise et les pièces sont inégales. Ce jeu, Shakespeare souligne qu'il n'est qu'un jeu de dupes et l'Occident une tournure catastrophique, non de l'histoire mais de la partie d'échecs. Plus vous prendrez au sérieux la règle du jeu, plus vous serez dupe dit Shakespeare.

     

     

  • Critique littéraire

    Le critique littéraire qui refuse ou s'abstient d'entrer dans le domaine de la science méconnaît la littérature. Il n'est pas un littérateur digne de ce nom ou digne d'intérêt qui fera volontairement de la littérature de genre, s'adressant plutôt aux enfants qu'aux adultes, aux hommes qu'aux femmes, aux esprits qui ont le goût de la science plutôt qu'à ceux qui préfèrent demeurer bêtes, etc.

    La critique littéraire de Sainte-Beuve fait à cet égard effectuer à la critique un net recul. Sainte-Beuve, même s'il ne l'est pas encore assez du point de vue crétin de Proust, mérite le qualificatif de moderne. La psychanalyse accompagne ce recul, en se focalisant sur le style de l'auteur. La tentative d'étude psychanalytique de l'oeuvre de Shakespeare illustre la légèreté de ce type d'étude. Si l'étude psychanalytique permet à Freud de soupçonner que Francis Bacon se cache derrière Shakespeare, en revanche elle ne permet pas d'avancer d'un iota dans la compréhension de l'oeuvre de Shakespeare.

    Ce qui fait la force de l'oeuvre de Shakespeare, c'est qu'on ne trouve pas ou presque la trace de Shakespeare dans l'oeuvre de Shakespeare, conformément à ce que l'on peut attendre d'un artiste chrétien. Sainte-Beuve ou Freud ne peut donc rien nous dire de valable sur Shakespeare. La culture bourgeoise romantique et moderne, comme l'indique déjà effectivement K. Marx, exclut la tragédie (mais nullement l'art dionysiaque, ainsi que le prétend Nitche), c'est-à-dire un art dont Marx indique utilement qu'il est conçu pour lutter contre la bêtise humaine.

    D'une certaine manière, Shakespeare a anticipé Freud ou la psychanalyse comme une composante du totalitarisme. Un lecteur intelligent comprendra que Hamlet n'est pas fou, mais qu'il se fait passer pour tel aux yeux du monde. C'est Ophélie qui est véritablement aliénée. Or le point de vue médico-social freudien, lui, se rétracte devant une lecture intelligente pour diagnostiquer la folie de Hamlet ; la culture néo-nazie, elle, organise le procès de Hamlet.

  • Satan et le mal

    La tradition catholique romaine a beaucoup oeuvré afin d'effacer Satan et l'antéchrist, ce qui revient à barrer à l'homme la voie du salut. L'exhortation évangélique est au contraire à déchiffrer le nombre de la bête.

    La fausse doctrine de l'Eglise romaine a oeuvré selon une méthode facile à comprendre, et que d'autres institutions chrétiennes ont imité. Elle y a oeuvré en incorporant les principes sataniques du droit romain, et ce faisant elle a joué le rôle de matrice des nations européennes.

    Un fidèle catholique n'accorde à aucun système légal, à aucune philosophie naturelle le caractère universel, que ce système fonde un régime monarchique de droit divin, recopié sur le culte égyptien satanique, ou qu'il fonde un régime démocratique bourgeois.

    Chacun sait dès le plus jeune âge, presque instinctivement, ce qu'il est naturellement bon ou mal de faire. Or Satan n'est pas "le dieu du mal", mais le dieu de la connaissance du bien et du mal. Satan est donc, du point de vue chrétien, un dieu vertueux et non un dieu mauvais.

    La coexistence de valeurs juridiques et de l'esprit évangélique au sein de la culture catholique romaine a bouleversé les valeurs juridiques et les mathématiques rationnelles d'une part, tout en portant atteinte à l'esprit chrétien d'autre part.

    G.K. Chesterton, moraliste anglais converti au catholicisme romain a eu ce mot : "Le monde moderne est plein d'anciennes vertus chrétiennes devenues folles." C'est inexact : il n'est nulle part écrit que dieu récompense la vertu, mais l'amour. Shakespeare, bien mieux que G.K. Chesterton, élucide le phénomène de l'invention de la "vertu chrétienne" par les élites catholiques pour leur propre profit. Derrière toute doctrine sociale chrétienne se cache un élitisme ; et derrière la doctrine sociale démocrate-chrétienne se cache l'élitisme le plus sournois de tous les temps.

    A l'heure du jugement dernier, qui a lieu ici et maintenant, le catholique romain peut toujours se justifier en disant qu'il n'est pas raisonnable de la part du Messie de n'avoir pas prévu des règles pour ordonner la vie de ses disciples. Mais se justifier n'est pas aimer.

    La connaissance du bien et du mal est presque instinctive. Savoir distinguer Dieu de Satan, au contraire ne se peut sans l'aide de l'Esprit.

  • Exit la modernité

    Plus on est intransigeant avec soi-même, plus on l'est avec autrui et ce que certains vieillards cuits par les années font passer pour de la tolérance apparaît comme le mépris d'autrui.

    Cette intransigeance, qui contredit l'éthique de l'homme moderne, est l'expression de l'amour de soi. ll peut se traduire comme le refus de vivre pour vivre, le refus de la vie comme un but en soi.

    Ainsi Karl Marx voit-il dans l'épicurisme, et Nitche dans le bouddhisme, des religions décadentes, parce qu'elles incitent l'homme à la tolérance vis-à-vis de lui-même. Marx traduit la quête ou le calcul du bonheur (philosophie nécessairement inégalitaire), comme un désintérêt pour le progrès, c'est-à-dire une aspiration spécifiquement humaine, qu'aucune théorie biologique n'explique. Il n'y a que dans l'esprit d'un technocrate, c'est-à-dire d'un sous-homme acceptant d'être réduit à sa fonction, que bonheur et progrès sont deux notions exactement concordantes. Le progrès est réduit au mouvement, c'est-à-dire au sens mécanique du terme.

    L'anthropologie est le mot sophistiqué pour vanter sournoisement la renonciation de l'homme moderne au progrès au profit de réconfortantes fictions.

    L'intransigeance vis-à-vis de soi fonde l'individualisme. Socialement, il n'y aucune raison d'aller à l'encontre du mouvement général, fût-ce le plus bestial. Ce qui permet de caractériser le raisonnement moderne comme un raisonnement fonctionnel, fondateur d'une éthique totalitaire relativiste.

    D'une manière apparemment stupéfiante, le suppôt de Satan et le chrétien rejettent ensemble l'éthique moderne. Le suppôt de Satan (Nitche) y discerne un mouvement de décadence, un abrutissement sans précédent ; le chrétien (Shakespeare) y discerne un mouvement de décadence nécessaire, c'est-à-dire inéluctable, préalable de la fin des temps. Selon Nitche la modernité est chrétienne ; selon le chrétien, elle n'en a que l'apparence.

  • Sens de l'histoire chrétien

    Le sens de l'histoire chrétien est une épée de Damoclès suspendue au dessus de la tête des élites occidentales. Manié par Shakespeare, ce rasoir fait plus de dégâts que tous les couperets révolutionnaires du monde. Nul n'a jugé plus sévèrement la monarchie britannique que Shakespeare, puisqu'il l'a jugée absurde.

    Le danger de l'histoire est si grand pour les élites occidentales, dont les institutions sont formulées contre elle, que la principale tâche assignée aux universités occidentales depuis mille ans est d'occulter l'histoire. N'importe quel universitaire occidental peut se reconnaître dans le portrait de Polonius-Copernic planqué derrière une tenture, rangé du côté du pouvoir contre la vérité.

    Loué soit Shakespeare d'avoir su protéger comme Homère la vérité contre les malversations des intellectuels et des philosophes.

     

  • Ulysse contre Achille

    En réponse au commentaire de Fodio ("Les femmes gémissaient ; mais sous prétexte de gémir sur Patrocle, c'était chacune sur son propre malheur". Pour l'aspect misogyne d'Homère. Zeus soutient les Grecs effectivement contre la majorité des autres dieux, il me semble. Pourtant c'est par amour pour Achille ; tu me diras que ce dernier meurt assez pitoyablement, mais comment expliquer cette préférence de Zeus pour Achille ?) :

    Il faut comprendre l'Iliade et l'Odyssée comme un ensemble, un diptyque. La religion d'Ulysse est une alternative à celle d'Achille.

    A cet égard "l'Enéide" de Virgile est une régression. L'Enéide fonde un culte national assez creux, une anthropologie et non une théologie. Cette précision est utile, s'agissant du rapport entre Homère et Shakespeare, dans la mesure où ce dernier fait table rase de la culture latine occidentale, qui repose sur la filiation entre les nations modernes et Troie ou Rome.

    Autrement dit, si Achille est bien le héros de l'Iliade et le chéri de Zeus, c'est Ulysse le héros de Homère et son favori. Achille témoigne d'une religion radicalement différente de celle d'Ulysse. Homère indique que Achille est en proie au déterminisme religieux, son ressort est psychologique, tandis que Ulysse, lui, au contraire, est libre ; autrement dit, Homère indique que la voie de la sagesse n'est pas un chemin naturel. Cela est probable en raison de la déception d'Achille aux enfers, qui serait disposé à échanger toute sa gloire, en définitive, contre la vie, c'est-à-dire la possibilité d'un meilleur choix.

    On pense d'ailleurs ici à la diatribe de Francis Bacon contre les soldats, aux yeux desquels ne comptent rien que le vin, les femmes et la musique. Bacon sait d'ailleurs parfaitement que, sans leurs soldats, les nations ne sont rien, ce qui implique du point de vue culturel d'encourager systématiquement le militarisme ou le militantisme (l'intellectuel moderne "engagé" n'est que le masque du prêcheur nationaliste, c'est-à-dire du pourvoyeur de charnier).

    L'expression d'une sagesse ou d'une spiritualité contre-nature de la part d'Homère, outre la misogynie, permet de discerner en lui un "tragédien juif". Homère ouvre une brèche dans la philosophie naturelle, c'est-à-dire le culte égyptien ou oedipien.

    Ce qui déclenche la colère de Platon, c'est la promotion par Homère de la conscience religieuse individuelle à travers Ulysse, incompatible avec le culte providentiel païen archaïque. Platon est plus moderne que Homère, parce qu'il est plus archaïque. Homère, lui, énonce une théologie qui n'est en principe pas tributaire du temps, et qui a le défaut, du point de vue élitiste ou platonicien, de n'être d'aucun usage sur le plan politique ou éthique.

    - De la même manière, on pourrait dire que dans le théâtre de Shakespeare, du moins pour les tragédies situées dans l'ère chrétienne, tous les personnages de Shakespeare confessent la foi chrétienne. Comme il se doit, selon la doctrine catholique romaine, les rois et les princes d'Occident sont, comme Achille est le chéri de Zeus, les favoris de dieu, portant sur eux les insignes de la foi chrétienne. Il n'est pas moins vrai qu'aux yeux de Shakespeare, ce type de culte providentiel est nécessairement païen et satanique. "Mon royaume pour un cheval !" : Shakespeare révèle en l'occurrence la véritable nature du culte des potentats occidentaux, et pourquoi ils sont les moins bien placés pour comprendre le sens spirituel de l'histoire.

    Autrement dit, Homère part d'un poème religieux ou d'un thème nationaliste classique, comparable à l'Enéide ou à "Star Wars", dans lequel il introduit la critique, c'est-à-dire l'ingrédient qui a le don de faire voler en éclats la culture. Shakespeare se comporte de la même façon par rapport à la culture médiévale, mélange de paganisme et de christianisme.

  • Le prophète Shakespeare

    Je suis issu d'un milieu catholique romain complètement sclérosé spirituellement, et Shakespeare avec sa belle logique chrétienne m'a aidé à m'échapper de cette prison.

    Ce milieu catholique romain est comparable au milieu juif, partagé entre la fidélité à une religion juive archaïque, et l'adaptation au monde moderne, dont la direction est assez floue pour que le moindre scepticisme incite à soupçonner derrière l'étiquette "moderne" un fanatisme religieux débordant, dont témoigne aussi le masochisme du consommateur capitaliste, sous-homme disposé à sacrifier sa vie pour les derniers gadgets "high-tech".

    Il faut envisager les génocides modernes comme des dommages collatéraux de la modernité, dans la mesure où les tenants du futurisme sont des propagandistes et des censeurs, oeuvrant activement pour dissimuler cet aspect. Depuis la Libération, l'intelligentsia française est presque parvenue à faire passer la scolastique allemande pour une forme de pensée supérieure, et les jongleries d'Einstein pour l'effet du génie scientifique.

    Le plus mondain, le culte moderne l'emporte chez les ambitieux, et les foules soumises à ces ambitieux. Dans les milieux catholiques romains, la tendance moderne résulte d'un emprunt, non pas directement au luthéranisme, mais aux doctrines protestantes mieux adaptées au principe laïc et à l'extinction du monde paysan. Marx a raison de dire que ce n'est pas le protestantisme qui est la cause du capitalisme, mais le capitalisme qui est la cause du protestantisme ou de la "laïcité". Autrement dit c'est la formule institutionnelle protestante que le haut clergé catholique romain a adoptée, non l'esprit de la réforme de Luther, peu compatible avec les visées mondaines de la démocratie-chrétienne.

    Ce que les milieux catholiques romains nostalgiques ou "nitchéens", plus attachés à des valeurs paysannes qu'à la vérité chrétienne ne comprennent pas, c'est que l'Eglise romaine dont ils se réclament est, ainsi que l'histoire le montre, l'institution moderne par excellence. Sa nature "d'institution chrétienne", qui la contraint à trahir doublement les principes institutionnels et la vérité chrétienne qui proscrit le jugement de l'homme par l'homme, exige en effet d'elle une métamorphose permanente, et de faire passer cette métamorphose pour un progrès. On voit bien que l'Eglise catholique romaine a une détermination absurde du point de vue institutionnel, puisqu'elle procède du rejet des formes institutionnelles qu'elle a revêtues dans le passé, comme si le droit n'était pas un principe conservateur, le droit excluant l'histoire, et l'histoire excluant le droit.

    L'histoire de l'Eglise romaine est impossible, car cette institution est fondée sur la justification incessante d'une autorité morale institutionnelle qui ne peut se fonder sur le message évangélique, qui est, lui, historique, c'est-à-dire le plus dissuasif de la foi et de la raison institutionnelle, en particulier de la foi dans l'avenir.

    La consécration par le pape Jean-Paul II du temps comme un facteur de salut, est non seulement antichrétienne, mais elle trahit un plan institutionnel d'unité dans le temps.

    Shakespeare n'est pas moderne : la preuve en est que les personnages auxquels les modernes s'identifient, pêle-mêle Ophélie, Roméo et Juliette, Richard II, voire Claudius, sont tous marqués par Shakespeare du sceau de la folie ou de la mort. Si Shakespeare est aussi dissuasif du plan moderne, et annonciateur de la bestialité humaine moderne, c'est parce qu'il est pleinement conscient que le plan moderne se confond avec la religion chrétienne institutionnelle... jusqu'à la fin des temps.

    Shakespeare n'est pas païen ou athée, conservateur pour autant, comme l'a prétendu Nitche. La preuve c'est qu'il envisage la fin du monde, en lieu et place de la mort qui, comme le souligne Hamlet, est la perspective paradoxale du païen, ne fuyant la mort que pour finalement la rejoindre, et mener ainsi une existence moins rationnelle que celui qui prend la décision de mettre un terme à sa vie.