Nitche s'abuse et il abuse son lecteur quand il dit Shakespeare de la même chapelle que lui. Je fais d'ailleurs le constat que la scolastique française, quand elle a été influencée par Nitche, en dépit du cordon sanitaire stalinien (J.-P. Sartre), en a toujours presque systématiquement répété les erreurs, et écarté les jugements plus sérieux.
Pas très sérieux, par exemple, le jugement de Nitche sur la tragédie grecque, mais néanmoins colporté par la plupart des conservateurs de musée. La médiocrité des critiques et historiens d'art français, sur le modèle de Diderot, vient de ce qu'ils se prennent eux-mêmes pour des artistes, bien qu'ils le soient rarement d'une manière aussi convaincante que Diderot ou Baudelaire.
Beaucoup plus intéressants, en revanche, les arguments de Nitche contre l'art et la philosophie modernes. Ils permettent de distinguer, par exemple, que le masque du communisme, de l'athéisme et du progrès, dissimule en réalité un prêcheur judéo-chrétien, J.-P. Sartre, adapté à la réalité de l'Etat providentiel et son culte. Sans doute un artiste français sera capable de flairer assez facilement en Sartre et Beauvoir le type du curé et de sa bonne, mais tout le monde n'a pas le loisir de s'adonner à l'art.
Bien sûr Nitche n'a rien d'un anarchiste, contrairement à ce que certains gugusses colportent, mais sa façon de dévaluer l'ordre moral nouveau au profit de l'ancien fournit quelques arguments à la dissidence théorique de quelques adeptes de la décroissance. Si la gauche et la droite libérales françaises ne sont que tenon et mortaise d'une même politique, il n'y a entre l'extrême-droite et l'extrême-gauche qu'une feuille de papier à cigarette idéologique.
Si le propos de Nitche permet de le comprendre, c'est en raison de son effort pour ramener la culture à une plus grande simplicité, interprétant à juste titre la complexité apparente de la culture moderne comme un labyrinthe de fausses valeurs judéo-chrétiennes, les plus propices à entraîner la perte de l'humanité. Puisque la "théorie du genre" est à la mode, disons que Nitche est le plus farouche adversaire de cette détermination ultra-moderne, qui traduit l'influence délétère de l'idéalisme judéo-chrétien. Nitche pense en effet que la foi moderne dans l'autodétermination est une pure inconscience.
L'effort de simplification de Nitche, grâce auquel il fait valoir la beauté de sa prose contre l'exaltation de la laideur par les artistes modernes, comme le propre de l'homme, le fait croire proche de Shakespeare, mais ce n'est pas le cas. Ils sont plutôt dos-à-dos, comme deux duellistes qui s'apprêtent à s'affronter, et dont on ne peut dire lequel l'emportera.
Vive attaque contre l'idée de progrès chrétien de la part de Nitche, donc, qui trouva dans la littérature française de nombreux échos, avant que l'Etat ne verrouille l'accès à la littérature. Raisonnement implacable et imparable de Nitche, qui projette ici en enfer tous les technocrates après lui, lorsqu'il démontre l'irresponsabilité d'une élite ou d'une aristocratie qui prétend mener le peuple vers le progrès, c'est-à-dire vers un mot, qui n'a que la consistance d'un mot. Le progrès est la négation même de l'aristocratie. La politique le vérifie depuis le XVIIe siècle et le ravalement de l'aristocrate au rang de lèche-cul de l'Etat. Notre monde le prouve plus encore, où l'élitisme consiste à savoir mieux manipuler autrui que son voisin de promotion.
Du point de vue aristocratique pur défendu par Nitche, le progrès n'est donc qu'un fantasme, propice à s'installer dans un esprit chrétien, faible et efféminé, en un mot raté.
La position de Shakespeare n'est pas la même. Le progrès que Shakespeare dénonce comme une illusion est le progrès moral ou social, celui-là même que les élites occidentales ont inventé de toutes pièces. Mais Shakespeare n'est pas installé sur le mensonge, qui provoque un certain cafouillage dans le raisonnement de Nitche, selon lequel l'idée du progrès social serait issue des évangiles ou des apôtres, puisqu'on n'y trouve aucun plan de cette sorte.
Shakespeare est donc conscient comme Nitche que le progrès est la monture la plus dangereuse qu'un homme d'élite puisse enfourcher, qui tôt ou tard le mettra à bas. Mais pour Shakespeare, contrairement à Nitche, ce mouvement est inéluctable et il a un sens, non pas chrétien comme le prétendent Nitche et Hegel ensemble, l'un pour le fustiger, l'autre pour s'en féliciter, mais antichrétien, de sorte que s'oppose au christianisme et au progrès, bien plus efficacement que l'appel à la raison naturelle de Nitche, sa volonté de restaurer la morale dans ses droits, l'apparence du progrès chrétien, exhibant les signes de la foi chrétienne, mais réduisant le plus efficacement les apôtres au silence.
Le tableau de l'antichristianisme brossé par Shakespeare, et qui coïncide presque avec l'évolution politique de l'Occident, diffère donc nettement de l'athéisme exalté par Nitche comme le moyen de rétablir la paix dans le monde.