La meilleure façon de bafouer l'honneur de Georges Bernanos ? Il suffisait de le transformer en hypocrite penseur démocrate-chrétien gaulliste sur le modèle de François Mauriac.
Le soixantième anniversaire de la mort de l'écrivain catholique est prétexte dans Le Figaro, Famille chrétienne ou Valeurs actuelles, à de petites notules niaises et consensuelles ne ménageant pas les "Bernanos éternel" par-ci, "Bernanos prophète des temps modernes" par-là, et patati et patata. Pour le fond les abonnés de ces gazettes sont aimablement renvoyés aux volumes de la Pléiade ou aux propres délayages de ces embaumeurs de première classe.
Tant qu'à faire j'aime encore mieux, poursuivant le même but, l'exégèse délirante que Les Temps modernes ont donnée du célèbre "Hitler a déshonoré l'antisémitisme" de Bernanos. Interprétation des Temps modernes (sic), comme tout droit sorti d'un conte d'Alphonse Allais, de Villiers de l'Isle-Adam ou du Meilleur des mondes d'Huxley qui vise à faire de Bernanos un écrivain philosémite comme tout le monde : quia absurda est.
La déception de Bernanos fut en vérité à la mesure de sa naïveté, lorsqu'il revint d'exil pour servir de caution à un régime gaulliste à peine sorti des règlements de compte sordides et des procès politiques qui n'en finissent pas. Il ne suffit pas que les ex-soixantuitards à bout de souffle chantent tout compte fait les louanges de De Gaulle, il faudrait de surcroît que des écrivains comme Brasillach, Céline, Drieu ou Aragon, du séjour des morts, joignent leurs voix à ce concert de faux-culs ! Néron n'en demandait pas tant.
Aussi naïf fut-il, Bernanos ne mit pas longtemps à découvrir les véritables mobiles de la clique gaulliste. Même lucidité chez Simone Weil dont les critiques sont à peu près impubliables aujourd'hui tant elles écornent le mythe gaullien.
"Il y a eu des collaborateurs mais la collaboration était un mensonge. Il y a eu des résistants mais la résistance était un autre mensonge. Il y a eu la victoire, qu'on a tout de même pas osé appeler Victoire, par un reste de pudeur, mais Libération.
Et cette libération était aussi un mensonge, et le plus grand de tous...!" G. Bernanos
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La franchise, le ton radical de Bernanos est son plus grand mérite, car pour ce qui est de l'anticipation, La France contre les robots, n'importe quel authentique lecteur ne peut manquer d'y voir une adaptation française de la critique marxiste du capitalisme. Sans qu'il fut nécessaire à Bernanos pour écrire son pamphlet d'avoir lu Marx. E. Waugh ne l'avait pas lu non plus ; il n'est pas certain qu'Ezra Pound s'y soit intéressé de très près. On sait que ce fut le cas de Céline, mais assez tardivement. Pourtant le lien de cœur entre ces écrivains est évident.
Qu'un baveux du Figaro comme Sébastien Lapaque, employé par conséquent d'un fabriquant d'armes de destruction massives qu'on est occupé en ce moment à fourbir, que ce genre de pion puisse se prévaloir de La France contre les Robots, voilà qui illustre bien le principe démocrate-chrétien à la perfection. Lorsqu'on a une bille à servir de cible à un pamphlet comme Sébastien Lapaque, on ferait mieux de planquer ses bajoues dans une compagnie d'assurance, derrière le guichet d'une banque, où elles peuvent jouer leur rôle rassurant, plutôt que de s'en servir pour pipeauter de cantilènes gaullistes les vieillards paranoïaques qui lisent Le Figaro entre deux madeleines trempées dans la tisane.