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Mon Journal de guerre - Page 2

  • Michel Onfray est-il sérieux ?

    Je fais plus attention à Michel Onfray qu'à d'autres philosophes de plateaux télé ; je le surnomme "le janséniste", par opposition au "jésuite" Bernard-Henri Lévy ; le terrorisme intellectuel de ce dernier peut sembler un emprunt direct à Trotski, mais les méthodes de Trotski ne font elles-mêmes que répéter celles des jésuites ; Lénine (de son propre aveu) fut une sorte de Louis XIV russe.

    De la campagne normande où il s'est retiré, Michel Onfray refuse de se soumettre entièrement aux anathèmes et excommunications de BHL. Les thèmes abordés par Michel Onfray sont le plus souvent des thèmes subversifs ; mais la manière dont il les traite est systématiquement décevante.

    Ainsi le thème de l'athéisme méritait d'être traité de nouveau à une époque où l'athéisme a perdu la dimension critique qu'il a pu avoir aux siècles précédents, pour devenir un fanatisme séculier, articulé autour de l'idée de liberté, de démocratie ou d'égalité, non seulement en France mais aussi en Chine et probablement en Russie, dans tous les pays totalitaires. Au lieu d'aborder la question sous cet angle (où est passé l'athéisme critique des Lumières, l'athéisme de Marx, celui de Nietzsche ?), M. Onfray préfère aboyer, tel un bon bourgeois, contre l'islam radical, qui n'est qu'un épiphénomène politique.

    De même pour Sigmund Freud et la psychanalyse : une critique sérieuse s'imposait à l'heure où le clergé médiatique radote les concepts creux d'un Boris Cyrulnik, tout en se gavant de pilules aphrodisiaques et dopantes. M. Onfray s'est contenté de dire que la psychanalyse n'a pas été conçue pour les pauvres gens, ce qui est une remarque largement insuffisante.

    A chaque fois que M. Onfray a mis les pieds dans le plat et franchi la ligne jaune tracée par le général des jésuites, je me suis donc fait cette réflexion qu'il avait le culot d'aborder un sujet tabou, avant de constater qu'il le traitait de manière superficielle. Je l'entendais récemment (en différé) se vanter d'avoir écrit cent-cinquante bouquins. Ceci explique peut-être cela. Une autre explication m'est venue en l'entendant dire, quelques minutes plus tard, que Jésus-Christ et le christianisme n'intéressent quasiment plus personne que lui et quelques moines plus très verts en 2023. Etonnante assertion !, mais qui n'est pas entièrement fausse si l'on adopte un point de vue strictement franco-français. Encore faut-il dire qu'il y a, en France, des fillettes de douze ans qui ont une connaissance plus approfondie des évangiles que Michel Onfray - au moins celle que j'ai rencontrée l'année dernière (cela suppose l'intérêt de ses proches parents). Là où Michel Onfray ne voit qu'un tas de cendres, il y a peut-être encore des braises qui couvent...

    Admettons que la remarque de M. Onfray soit valable pour l'Europe de l'Ouest, où la religion ne joue plus le rôle d'opium du peuple que lui attribue Marx, en raison de la hausse du niveau de vie notamment : sous d'autres latitudes, le christianisme continue d'être "effervescent" ; et pas seulement des pays pauvres et dynamiques sur le plan démographique. Compte tenu de la formule laïque américaine, héritée des Lumières bien plus sûrement que le culte de l'Etat français, la multitude des sectes chrétiennes continue d'y jouer un rôle ; le christianisme est plus ou moins synonyme de "liberté de conscience" aux Etats-Unis, face à un Etat capitaliste dont l'emprise s'étend par le biais des médias de masse et du cinéma. Si la religion est moins un opium aux Etats-Unis, c'est parce qu'elle est, depuis l'origine, populaire.

    *

    Le dernier ouvrage d'Onfray s'attaque, si je puis dire, à Jésus-Christ ; il s'intitule "Théorie de Jésus". Est-il moins superficiel que les précédents ? Je dois être honnête et dire que, contrairement aux ouvrages sus-mentionnés, je n'ai pas lu cet ouvrage récent, mais seulement entendu l'auteur développer son argumentaire et résumer sa "théorie". Mais Michel Onfray n'écrit-il pas comme il cause, et ne cause-t-il pas comme il écrit ?

    Il ne me paraît pas inutile, tout d'abord, de dire en quoi la théorie de M. Onfray diffère nettement du propos de F. Nietzsche et de celui d'Ernest Renan (qu'il cite fréquemment).

    Pour ainsi dire la thèse de M. Onfray est diamétralement opposée à celle de F. Nietzsche ; en effet M. Onfray affirme que Jésus est un personnage fictif, une invention géniale de prêtres juifs. Au contraire, selon Nietzsche, Jésus de Nazareth a bel et bien existé et le gouverneur romain Ponce Pilate a bien fait d'ordonner son exécution, hélas trop tard, avant qu'il ne répande son message, message que N. considère comme un nihilisme déguisé, destructeur de la religion et de la morale traditionnelle païenne (cf. "L'Antéchrist"). M. Onfray tient donc un discours "judéo-chrétien".

    Le propos de "Théorie de Jésus" est assez éloigné de celui d'Ernest Renan aussi : pour ce dernier, le Christ fut une sorte de philosophe (bien réel), inspiré par Dieu et réuni à Lui par l'Amour. Le propos de Renan heurtait de plein fouet le dogmatisme de l'Eglise catholique, en un temps où sa dissolution était déjà largement amorcée (je veux dire par là que Renan ne courait pas le risque de finir sur le bûcher, où d'autres ont fini pour des écrits beaucoup moins éloignés de la doctrine officielle).

    M. Onfray s'efforce donc de rapporter la preuve dans sa "Théorie de Jésus" que les témoignages historiques de l'existence de Jésus ne sont pas historiques, mais des "inventions" ou des ajouts ultérieurs. Il a beau jeu de démontrer que les preuves de l'existence de Jésus sont aussi fragiles que celles de l'existence de certains dinosaures, entièrement reconstitués à l'aide de quelques fragments de squelettes. Il a beau jeu de remarquer que les quatre évangiles dits "synoptiques" se contredisent souvent. Tout cela, les chrétiens cultivés le savent, et que beaucoup de prétendues "reliques" sont des faux ; les chrétiens moins cultivés se dispensent de le savoir, car la Foi ne repose pas directement sur l'existence historique de Jésus-Christ. La Foi repose sur les évangiles et l'exégèse de Paul de Tarse, qui leur confère un dynamisme exceptionnel*. Paul contribue tant à l'intelligence de la Foi que la théorie a pu être faite, avant celle de M. Onfray, que l'Apôtre avait inventé le christianisme de toutes pièces.

    Cela dit les commentaires de Paul ont une dimension prophétique (eschatologique) que Paul ne parvient pas à élucider entièrement lui-même. Paul est un Juif qui a compris que Jésus, dont il persécutait les disciples, est bel et bien le Messie annoncé par les prophètes juifs.

    Jésus-Christ n'était rien qu'un fils de menuisier sans intérêt, à qui personne n'avait intérêt à faire de la publicité. Le récit de sa vie par ses disciples est truffé d'épisodes symboliques car l'Histoire, au sens moderne, a été inventée par Shakespeare à la fin du XVIe siècle.

    Ce qui s'oppose le plus à la théorie d'un Jésus-personnage de fiction, est le fait que Jésus accuse lui-même le clergé juif et les pharisiens de s'être réfugiés dans une sorte de fiction (l'élection du seul peuple hébreu), éloignée de la Vérité universelle contenue dans les prophéties.

    Il est étonnant que Michel Onfray ramène Jésus à une fiction géniale, féconde, etc., dont le message consiste à dire que l'Amour est inaccessible à l'être humain sans l'intermédiaire de Dieu - encore plus inaccessible que la compréhension par l'homme du monde qui l'entoure. Nietzsche se contentait de dire que l'Amour est fictif, et qu'il n'y a que du désir.

    Dieu est lui-même très souvent fictif, le fruit d'une spéculation humaine ; on pourrait dire que l'Etat totalitaire athée est une telle divinité, fruit du calcul des hommes, très largement artificielle ("L'Etat n'est rien." rappelle justement Karl Marx), mais dont la puissance de subornation équivaut à celle du veau d'or dans la Bible.

    *On pourrait dire que sans les explications de Paul, le dynamisme des évangiles est seulement latent.

  • Orwell ou Jésus-Christ ?

    Je sais que le rapprochement entre l'auteur de "1984" et Jésus-Christ peut surprendre ; ce d'autant plus que Georges Orwell était athée, et que rien ne laisse penser qu'il aurait renié son athéisme.

    Les chroniques de Georges Orwell publiées dans la presse laissent paraître ce qu'il pensait des principales religions encore actives en Europe : le catholicisme, l'anglicanisme et le protestantisme. Son opinion n'est pas très éloignée de celle d'un autre socialiste, Karl Marx, qui les assimilait plus ou moins au folklore, un siècle plus tôt. La culture religieuse de Marx est sans doute plus étendue que celle d'Orwell ; adolescent, Marx rédigea des sermons qui dénotent d'une bonne connaissance de la Bible et des évangiles.

    Si les connaissances de G. Orwell sont plus superficielles dans ce domaine, cela vient peut-être de l'anglicanisme, qui a la particularité, comme le catholicisme, d'avoir été une religion d'Etat ; je parle au passé aussi en ce qui concerne le Royaume-Uni, car la monarchie britannique est désormais assimilable elle aussi au folklore. Les quatre ou cinq dernières années ont montré à quel point le souverain britannique et le pape jouent un rôle mineur, aussi bien sur le plan politique que spirituel. Le pape François et Charles III d'Angleterre n'estiment pas forcément que la Guerre froide est une bonne chose, mais ils se gardent bien de contredire ouvertement la stratégie guerrière de l'OTAN. Le pape hésite peut-être, car la politique occidentale fait courir le risque de catastrophes humanitaires de grande ampleur dans le tiers-monde, où vivent la plupart des catholiques.

    Orwell est tout de même assez cultivé pour ne pas ignorer que la culture européenne a été marquée de façon indélébile par le christianisme, et qu'il est lui-même le produit de cette culture. En tant qu'Européen, Orwell sous-estimait ou ignorait le dynamisme des sectes chrétiennes américaines.

    Un fait remarquable, à propos d'Orwell, et qui m'a fait dernièrement fait penser à ce rapprochement apparemment incongru avec Jésus-Christ, c'est  son isolement - à commencer par son isolement au sein du mouvement socialiste, qui sous l'influence du communisme est devenu peu à peu, au XXe siècle, "le parti de l'Etat". Il y a quelque chose de mystique, de non-pragmatique, dans l'Etat moderne, que G. Orwell a parfaitement synthétisé dans "1984". Le citoyen-socialiste d'Océania accepte de se soumettre à Big Brother au-delà du raisonnable, car celui-ci est investi de l'espoir d'un monde meilleur. Big Brother n'est pas un Etat pragmatique, c'est un Etat érotique.

    Or Jésus est un prophète juif, tellement isolé parmi les Juifs que le clergé juif complota pour qu'il soit jugé comme anarchiste et exécuté. Les apôtres eux-mêmes se cachèrent, car ils craignaient d'être arrêtés et mis à mort. La plus grande hostilité ou le plus grand mépris vis-à-vis d'Orwell,  on le retrouve chez des intellectuels assimilables à une sorte de clergé socialiste.

    Mais surtout l'idée de ce rapprochement m'est venue à propos d'une réflexion d'Orwell sur le totalitarisme et la mentalité totalitaire, assez précisément définie par lui comme le renoncement à "la vérité objective". Il serait naïf de croire, dit Orwell, que l'on peut se tenir à l'écart du phénomène totalitaire. Dans "1984", O'Brien ne permet même pas que Winston Smith et Julia puissent penser contre.

    Autrement dit, il n'y a pas de position neutre, aucune posture de méditation transcendantale qui permette de se tenir réellement à l'écart de l'Histoire. Si vous avez déjà nagé dans les eaux vives d'un fleuve, vous avez dû atteindre cette immobilité qui consiste dans l'équation momentanée de vos forces et de celle du fleuve ; mais, à la longue, on ne peut que rejoindre la rive au prix d'un effort surhumain, ou se laisser emporter par le fleuve, comme la masse est conditionnée à le faire dans un régime totalitaire. Il n'y a que deux mouvements réels possibles.

    Or le Messie, de la même façon, explique qu'il n'y a pas deux voies possibles, et que ceux qui ne sont pas avec Lui sont contre Lui.

    Peut-on imiter, suivre Jésus-Christ sans même s'en rendre compte, en étant "athée" ? La parabole du "bon Samaritain" indique que oui : le Samaritain n'était pas Juif, mais se comportait comme un Juif aurait dû le faire s'il avait compris que la Loi de Moïse n'était aucunement un privilège.

    "Nombre de gens se consolent avec cette idée maintenant que le totalitarisme, sous une forme ou une autre, est visiblement en plein essor dans toutes les parties du monde.

    (...) Pourquoi cette idée est-elle fausse ? Je passe sur le fait que les dictatures modernes, à la vérité, n'offrent pas les mêmes échappatoires que les despotismes à l'ancienne, et sur l'affaiblissement du désir de liberté intellectuelle qu'entraînent probablement les méthodes éducatives des systèmes totalitaires. Mais la pire des erreurs, c'est de s'imaginer que l'être humain est un individu autonome. La liberté secrète dont on est censé pouvoir jouir sous un régime despotique est un non-sens car nos pensées ne nous appartiennent jamais entièrement. Les philosophes, les écrivains, les artistes et même les savants n'ont pas seulement besoin d'encouragements et d'un public, ils ont aussi besoin de la stimulation constante d'autrui. Il est pratiquement impossible de penser sans parler avec quelqu'un. Si Defoe avait vraiment vécu sur une île déserte, il n'aurait pas pu écrire "Robinson Crusoé". D'ailleurs, il n'en aurait pas eu envie. Supprimez la liberté d'expression et les capacités créatrices se tarissent. (...)" G.O. (1944)

  • Shakespeare philosophe

    Ce billet pour annoncer la publication prochaine, courant janvier, d'une nouvelle revue littéraire pas comme les autres, la "Revue Z" ; pas comme les autres car elle sera indépendante de la mode, sans être une tour d'ivoire littéraire ; pas comme les autres car elle sera abondammentshakespeare,revue z,littéraire illustrée.

    Je contribue à cette opération sous la forme d'un article intitulé : Pourquoi Orwell dérange toujours autant les intellectuels ?

    La revue publie aussi une étude sur la philosophie de Shakespeare : les Français sont mal prédisposés à voir en Shakespeare un philosophe à part entière ; l'étude est donc conçue pour compenser ce handicap.

    Cette revue contiendra de surcroît des actualités, des critiques, des nouvelles... en somme tout ce qu'une bonne revue littéraire doit contenir (180 p. environ, disponible sur Amazon.com - éditée par l'asso. Zébra : zebralefanzine@gmail.com).

  • Du Capitalisme au Totalitarisme

    A ma connaissance, aucun disciple contemporain de Karl Marx n'établit de lien clair et net entre le capitalisme tel que le décrivait Marx (comme une impasse de l'Histoire) et Big Brother, incarnation de l'Etat totalitaire au XXe siècle dans "1984".

    A l'inverse, il n'est pas rare que des politiciens "libéraux" se réclament de Georges Orwell, comme si Big Brother avait surgi de nulle part, dans un espace-temps indéfini. Je mets "libéral" entre guillemets, car le libéralisme, comme le nazisme ou le communisme, consiste principalement dans une propagande - le libéralisme au XXIe siècle est comparable au communisme de la période stalinienne.

    De tous les adversaires de l'Etat totalitaire au XXe siècle, la description que G. Orwell en fait dans "1984" est la plus compatible avec le matérialisme historique de K. Marx. Il n'y a pas de doute sur le fait qu'Orwell était "socialiste", tout en étant conscient que Big Brother lui-même se présente comme un Etat socialiste et/ou démocratique, c'est-à-dire paré de toutes les apparences du progrès.

    On peut décrire G. Orwell comme un homme de progrès opposé au progressisme. C'était aussi le cas de K. Marx, qui tentait de remédier par la science (le matérialisme historique) au romantisme anarchiste répandu dans le prolétariat. Des anarchistes romantiques, c'est exactement ce que sont Winston Smith et Julia. Leur échec vient de leur idéalisme.

    Les critiques du totalitarisme par Hannah Arendt (contre la culture de masse), Simone Weil (contre la physique quantique), Georges Bernanos (contre les robots) ou Aldous Huxley (contre la camisole chimique), aussi utiles soient-elles sur certains points, en particulier l'implication de la communauté scientifique dans le régime d'oppression totalitaire, ne sont pas ou peu "historiques".

    - Quelques précisions supplémentaires sur ce dernier point, car il est important : K. Marx considère l'Histoire comme l'instrument d'une prise de conscience du peuple, maintenu au niveau de la religion par la bourgeoisie, qui repose par conséquent sur une culture négationniste. Logiquement Marx fustigea les "droits de l'homme" comme l'expression de la bonne volonté de la bourgeoisie... entièrement dépourvue de bonne volonté. Il n'est pas certain qu'un libéral "critique" (par opposition au propagandiste libéral) tel que Tocqueville eût approuvé les droits de l'homme, car le concept même de "droit virtuel" ou futur est juridiquement frauduleux.

    De fait le nazisme, comme le communisme ou le libéralisme, sont des idéologies négationnistes. On peut ramener aisément le libéralisme (1950-2023) à un économisme négationniste. La tendance des néo-marxistes stériles du CNRS est d'ailleurs à faire de K. Marx un économiste, en oubliant qu'il est d'abord historien ; il combat l'idéologie bourgeoise allemande par l'économie bourgeoise britannique, puis l'idéologie à l'intérieur de l'économie.

    S'il y avait des disciples de K. Marx en France, la principale cible de leurs critiques serait l'Education nationale, principal instrument du négationnisme bourgeois. Un représentant de l'oligarchie étiqueté à droite proposa il y a quelques années de supprimer l'enseignement de l'Histoire à l'école - c'était ignorer tout ce que l'oligarchie doit au négationnisme mis en oeuvre par l'Education nationale (négationnisme dont le chapitre le moins discrètement négationniste est la légende dorée de la décolonisation).

    L'idéologie de l'Education nationale permet de comprendre l'évolution de la religion en France : elle est progressivement devenue un culte de la puissance publique ; un tel culte a commencé de devenir problématique dès lors que la France a perdu sa souveraineté (en 1940) : le "souverainisme" est une manière d'indiquer le problème sans le résoudre - une fois élus, les souverainistes deviennent "apatrides", pour se conformer aux exigences de l'économie capitaliste ; pour les mêmes raisons, le socialisme altruiste fait "psschitt !" lorsqu'il parvient à se hisser au pouvoir.

    La description de l'Etat totalitaire par A. Huxley ("Brave New World", 1932) ne peut s'articuler avec le matérialisme historique, car Huxley suppose l'Etat totalitaire capable de se développer à l'infini. De façon significative, il a extrait de son pamphlet un aspect crucial de l'histoire du XXe siècle : la course aux armements nucléaires, aspect dans lequel K. Marx aurait vu la preuve du bien-fondé de son analyse de l'économie capitaliste.

    On pourrait qualifier "Brave New World" de théorie malheureuse de la fin de l'Histoire, diamétralement opposée aux salades de Francis Fukuyama (pour citer un représentant célèbre du libéralisme totalitaire, au niveau du slogan).

    Big Brother est, au contraire, un Etat sclérosé, ayant atteint la taille critique définie par l'adage "trop d'Etat tue l'Etat". Orwell l'indique lorsqu'il explique que les élites totalitaires n'exercent pas le pouvoir politique, mais "le pouvoir pour le pouvoir" ; autrement dit la vie politique dans un régime totalitaire ressemble à une partie d'échecs : une grande partie de la politique se résume à des guerres partisanes, et la partie restante est confiée à l'administration.

    La Guerre froide entre blocs continentaux s'inscrit dans le prolongement de cette partie d'échecs, politiquement stérile. La mondialisation heureuse a lieu, dans "Brave New World", au prix de procédés ignobles qui anticipent le transhumanisme nazi ou libéral.

    La mondialisation heureuse n'a pas eu lieu dans "1984" car les empires rivaux ne peuvent effectivement pas se passer de la violence pour se maintenir en place. C'est ici le point de divergence majeur entre Huxley et Orwell. Homme de progrès, Orwell ne pouvait souscrire à la théorie totalitaire de la fin de l'Histoire, qu'elle soit optimiste (hégélienne), ou pessimiste (d'Huxley).

    Or l'embolie de l'Etat est une prédiction de Karl Marx. Il était possible de déduire du "Capital", non seulement le totalitarisme soviétique, mais aussi la mort de la démocratie aux Etats-Unis. Les Etats-Unis, puis la Russie, ont en effet connu une croissance ou un développement capitaliste plus rapide que celui de l'Europe au XXe siècle (à l'exception notable de l'Allemagne), ce qui s'explique par l'absence d'Etat ou la faiblesse de celui-ci aux Etats-Unis et en Russie. Autrement dit, détruire les institutions traditionnelles a été plus facile aux Etats-Unis et en Russie, car elles n'existaient quasiment pas dans ces Etats neufs.

    Mais la Russie et les Etats-Unis ont atteint ainsi de cette façon plus rapidement le terme du développement capitaliste paradoxal décrit par Marx, où l'Etat omnipotent, ultra-concentré, tend à la paralysie et devient ainsi de plus en plus impuissant ; le terme où la circulation des capitaux est si rapide que des escrocs de bas-étage peuvent dévaliser en un rien de temps les coffres des banques capitalistes ; le stade où la rumeur économique a valeur d'information économique.

    Le développement mystique absurde (non-pragmatique) du capitalisme décrit par Marx est bel et bien pris en compte par G. Orwell. L'Etat totalitaire décrit par Huxley est moins absurde, car ses élites dirigeantes ont pour but de faire régner l'ordre et le bonheur, coûte que coûte, quitte à rabaisser l'homme au niveau de l'animal. La violence structure Océania, bien mieux qu'une quelconque volonté totalitaire de ses dirigeants.

    En somme l'analyse de la mentalité totalitaire par Huxley est juste, la répartition des citoyens en dominants et dominés conforme au dispositif totalitaire, mais H. ne donne aucune des raisons pour lesquelles les idéologies nazie, communiste ou libérale, interchangeables, se sont imposées.

    - Il reste à éclaircir le point de la "lutte des classes" ; on objectera qu'elle n'apparaît pas dans "1984", mais la Guerre froide entre blocs continentaux, arborant chacun des drapeaux différents, mais obéissant tous à la "logique" totalitaire.

    La "lutte des classes" est un élément du matérialisme historique qui permet surtout à Marx de souligner le cours conflictuel de l'Histoire, que les élites bourgeoises s'efforcent de gommer, hier comme aujourd'hui (à travers la mythomanie de la célébration de la Révolution bourgeoise de 1789, par exemple, dont Marx montrait qu'elle n'avait en rien mis fin à la lutte entre classes).

    Marx a anticipé simultanément la mondialisation capitaliste, mieux qu'aucun autre puisqu'il en a souligné l'aspect profondément inégalitaire, qui reflète la concentration accrue du capital entre quelques mains. A cet égard il n'est pas difficile de comprendre à quoi la propagande "égalitariste" est utile : à maquiller le système capitaliste en système démocratique ou humaniste aux yeux des plus naïfs.

    Nul avènement du socialisme au XXe siècle, sous la forme espérée par K. Marx ; néanmoins les guerres mondiales entre nations industrielles et coloniales, les massacres extraordinaires de populations civiles, tant européennes qu'asiatiques ou africaines, traduisent bel et bien un développement conflictuel de l'Histoire ; elles sont la manifestation d'un capitalisme en crise, la "dette de chair" dont Shakespeare fit autrefois la contrepartie atroce de l'économie occidentale moderne.

    Le nazisme et le communisme se présentent assez nettement comme des méthodes pour étouffer les velléités d'émancipation de la classe ouvrière. Le nazisme doit sa sympathie dans une partie des élites bourgeoises hors d'Allemagne avant-guerre à cet effort pour assigner au prolétariat un but extra-révolutionnaire. Et, dès lors que le communisme fut affranchi du risque révolutionnaire par Staline, il suscita le même genre de sympathie que le nazisme dans les élites bourgeoises françaises.

    Le libéralisme, qui coïncide avec le stade néo-colonial de la "décolonisation", ne va pas sans la production d'une culture de masse. On reconnaît l'idéologie libérale derrière Big Brother, d'autant mieux qu'Orwell a situé son siège à Londres et que la presse libérale a mené une campagne de diffamation de l'auteur de "1984" (en 1996).

    Tout au plus peut-on reprocher à Marx une description trop schématique de la lutte des classes au XXe siècle. Par avance il avait répondu qu'un mouvement de libération n'est pas un algorithme.

    "Big Brother" est une description du totalitarisme comme un capitalisme figé, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, semblable à une gigantesque machine rouillée, dont la principale force tient dans sa capacité à méduser l'opinion publique et à faire régner le chaos au lieu de l'ordre.

  • Pourquoi le Veau d'or ?

    Je lisais récemment un ouvrage sur les dernières années de Karl Marx, entre Londres, Paris et Alger, au cours desquelles il fut durement éprouvé. Le réconfort, il le trouvait en partie dans la douleur physique, qui l'aidait à oublier ses douleurs morales. Mais son combat contre l'esclavage aussi le soutenait.

    Sur le plan intellectuel, on pourrait résumer ces dernières années à cette boutade de l'auteur du "Capital" : "S'il y a bien quelqu'un qui n'est pas marxiste, c'est bien moi !" Mi-dépité, mi-philosophe, il ne faisait ainsi que constater l'incompréhension de la plupart de ses disciples, y compris les plus proches, comme ses deux gendres français (Lafargue et Longuet). Quand il confia ses ouvrages à des traducteurs, Marx fut souvent confronté à la même incompréhension du sens de son analyse scientifique. La faute de l'auteur, trop... subtil ? Voire. Je constate, lisant et relisant Shakespeare, qu'une même pièce donne lieu parfois à des commentaires diamétralement opposés. L'intelligence humaine est limitée.

    D'autre part, au cours de ma pratique prolongée de l'art (plastique), j'ai constaté le goût inné de l'être humain, persistant s'il n'est pas éduqué, pour les choses complexes. A posteriori je me suis aperçu que ma vocation artistique était surtout une aspiration de ma part à la simplicité. Je ne connais aucun artiste véritable qui n'ait accompli un chemin du complexe vers le simple. Le capitalisme a d'abord été pour moi une machine infernale à fabriquer des choses complexes, de plus en plus inutiles.

    Mais revenons à Marx. Incompris, il le fut en France, y compris après sa mort. Il me semble en élucider la principale raison en disant que l'Etat a été élevé en France au rang de divinité tutélaire, suivant une tradition multiséculaire (de Louis XIV à de Gaulle en passant par de nombreux despotes) ; les Français sont ainsi prédisposés à voir en Marx un blasphémateur. La preuve, Tocqueville n'a pas eu beaucoup plus de disciples, sans doute pour la même raison. On parle de démocratie en France comme on parle d'écologie, histoire de passer le temps, et parce qu'il faut bien que les jeunes gens agitent des hochets pendant que les vieillards tirent les ficelles.

    Le destin ne se serait-il pas montré moqueur avec Marx ? En effet, lui qui se voulait "athée", est resté dans la mémoire collective, à juste titre me semble-t-il, comme le dernier adversaire du "Veau d'or", le dieu des bourgeois, ennemi du Vrai Dieu dans la Bible. De son vivant, Marx a suscité l'enthousiasme de quelques chrétiens, qui retenaient surtout de son travail cet aspect. Il a toujours repoussé avec mépris cet "enthousiasme chrétien".

    L'auteur de ce bouquin sur les dernières années de Marx (Marcello Musto) signale le peu d'intérêt de Marx pour les textes sacrés.

    Néanmoins Marx fut un lecteur très attentif de Shakespeare. Sa conception de l'argent, par exemple, en découle entièrement. L'idée que l'argent est bien plus qu'un simple moyen d'échange, la dimension charnelle de l'argent, a été exhibée par Shakespeare dans "Le Marchand de Venise". Or Sh. est entièrement imprégné de la Bible. Le personnage du Juif Shylock a été conçu par un auteur qui n'ignore aucune ligne des épîtres de Paul.

    De plus le peuple Hébreu, fuyant l'Egypte à travers le désert, est une métaphore de l'Histoire. Et cela, Shakespeare l'avait compris bien avant Marx.

    Or la Bible, à travers la fable du Veau d'or, illustre la tendance innée de l'homme - de l'homme au niveau de l'instinct - à l'idolâtrie. Pourquoi le peuple juif trahit-il Moïse et le vrai Dieu au profit du Veau d'or ? La Bible répond : parce qu'il a peur. L'homme est idolâtre par nature. C'est d'ailleurs pourquoi l'athéisme, d'une certaine façon, n'existe pas, mais beaucoup se contentent d'obéir aux ordres de l'argent, le plus humain des dieux, et n'en veulent pas d'autre.

  • Pas de prières pour la paix !

    Je réagis aux exhortations que j'ai pu lire ici ou là, venant de prêtres chrétiens, exhortations à prier pour la paix au Proche-Orient. Non ! Ce qu'il faut, c'est agir pour la paix et non prier.

    Quand Jésus-Christ prie-t-il ? Il a prié lorsque, ne pouvant empêcher les pharisiens de le poursuivre pour l'assassiner, il a demandé à son Père d'éloigner, si possible, la coupe du sacrifice (Mt, 26).

    Jésus prie pour rendre grâce à Dieu, mais c'est un homme d'action. Le Messie ne cesse d'agir pour la paix. Il ne s'en est remis à la volonté de son Père que pour son propre sort.

    Il ne faut sans doute pas chercher plus loin la cause de l'acédie des religieux cloîtrés, tournés exclusivement vers la prière.

    Si les églises se sont vidées en Europe au cours des deux derniers siècles, c'est très largement parce que les chrétiens ont renoncé à l'action au cours de cette période, pour se cantonner à la dévotion. Des religions séculières, répondant au besoin d'action des hommes, ont remplacé le christianisme.

    "Aide-toi et le Ciel t'aidera." Cette exhortation vaut mieux que le confinement dans la prière. Aussi pure soit-elle, la Foi ne sauve personne, sinon elle serait un billet de loterie gagnant.

    La Foi délimite le cadre de l'action. Mais comme l'action de l'homme s'inscrit dans le temps, l'homme trébuche et déborde sans cesse ce cadre, comme quelqu'un qui ne sait pas lire une carte topographique.

    Comment agir pour la paix ? Le plus grand pasteur des temps modernes, Shakespeare, montre que la guerre est le produit du chaos. Il n'y a rien de plus humain que de s'en remettre au chaos ou au hasard : ainsi la barbarie est-elle liée à une sorte de fatalisme, de mécanique.

    Ne pas contribuer au chaos est par conséquent un moyen d'agir pour la paix. Shakespeare a montré, en outre, illustrant les paroles de Jésus-Christ, que le verbe, le langage humain, est la principale contribution de l'homme au chaos - c'est pourquoi il est prudent de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler.

    On constate à quel point la logorrhée des politiciens de tous bords, au cours du XXe siècle, a joué le rôle de mèche enflammant les masses populaires, pour les conduire à la guerre. Pour les moins abrutis par la culture de masse ambiante, le langage politique est même devenu symbole de duplicité. Et, de fait, quel historien honnête, à la suite de George Orwell, ne reconnaîtra pas que le discours politique, au XXe siècle dans lequel nous sommes encore englués, est entièrement conçu pour tromper, méduser, violer les consciences ?

    Si, au lieu de prier en signe d'impuissance, certains chrétiens s'abstenaient de grossir la clientèle des démagogues, ils seraient de meilleurs artisans de paix.

    Combattre le mensonge est encore un moyen efficace de contribuer à la paix. Si Shakespeare est le plus grand pasteur, c'est sans doute parce qu'il a le mieux décrit l'erreur chrétienne qui consiste à croire que l'on peut repousser Satan en dehors de sa maison en l'aspergeant d'eau bénite ou en sculptant des gargouilles aux quatre coins cardinaux. De cette façon, le moine finit par invoquer le diable sans même s'en rendre compte. Pour ma part, la première fois que j'ai croisé Satan, c'était dans un lieu de culte chrétien, au milieu d'une foule qui se croyait à l'abri.

    C'est encore Shakespeare qui explique que Satan, le Dieu du mensonge, se dissimule aux yeux des chrétiens sous les traits d'une idole nommée Providence.

  • Pour en finir avec le Hamas

    Je ne cache pas que ce billet a une motivation personnelle. J'ai deux ou trois poteaux, fils de prolos, qui n'arrêtent pas de me les briser avec le Hamas et les terroristes islamistes, comme quoi "on ferait bien se se méfier". Et quand je leur ris au nez, ils me répondent :

    - Non mais, c'est du sérieux, Lapinos, on a entendu un type à la télé, un politologue, il dit que le Hamas pourrait faire tache d'huile...

    Le coup de la tache d'huile, ça marche toujours avec les prolos. Pourquoi "prolos" ?... il me semble que ce sont les derniers spécimens à regarder la télé, les fils de prolos, avec les vieillards dans les hospices, bien sûr ; aussi les touristes qui s'ennuient en vacances ; la télé, on ne la surnomme pas "la petite mort" pour rien. Les politologues alarmistes dans les Ehpad, c'est réconfortant, j'imagine ; on peut crever en se disant qu'au moins on aura évité le pire !

    Quelle honte pour des fils de prolos de regarder la télé, sans déconner ! Je finis par m'énerver. Quand tes parents et tes grands-parents ont eu la carcasse et le coeur concassés par le travail à l'usine, que tu peux enfin souffler parce que des nègres font tous les sales boulots éreintants, dont plus aucun fils de prolo ne veut, pour tout l'or du monde... vous ne trouvez rien de mieux à faire que vous laisser broyer et sucer à votre tour la cervelle par la télé ? Merdre alors !

    Le bourgeois, tel que j'ai pu le fréquenter aussi, il prend des trucs plus forts pour se foutre en l'air. On imagine mal Baudelaire regardant la télé.

    Revenons à mes poteaux "fils de" ; pour en finir avec le Hamas, j'argumente que ce machin fonctionne exactement comme la piraterie. Le Hamas, ce sont des pirates ; d'où le succès d'estime du Hamas auprès des jeunes types pleins de sèves et qui sont prêts à en découdre. Les pirates et les corsaires n'existent pas sans la marine royale, qui leur délègue des missions subalternes officieuses. De même pour le Hamas, qui n'a pas ses propres usines d'armement mais se fait livrer en douce tout ce qu'il faut pour assassiner son prochain, sauf la bombe A, qui est réservée à la Royale.

    Est-ce qu'en définitive les pirates peuvent se retourner contre la Royale, qui se sert d'eux et les envoie au charbon ? Ils ont bien essayé ; à un moment le Royaume-uni, qui régnait sur les océans et n'était guère concurrencé que par les Espagnols, à force de laxisme, s'est retrouvé face à des pirates de mieux en mieux organisés et de plus en plus coriaces...

    (C'est comme ça, les fils de prolos adorent les histoires de pirates. Quand tu commences à leur en raconter, ils te lâchent enfin la grappe avec les c. sur le Hamas qu'ils ont entendues proférer par des stratèges sortis de St-Cyr sur "France-Info" ou "Télé-news".)

    ...donc Barbe-Noire, plus ou moins l'ancêtre de Ben Laden, a commencé à devenir un sacré problème, pour le négoce surtout, qui commençait à tourner de moins en moins rond ; on sait que sur le point du négoce, le bourgeois est chatouilleux, très chatouilleux même. Barbe-Noire se serait contenté de tuer et de violer, ou même de réduire en esclavage, peut-être qu'on l'aurait laissé continuer son manège, qui sait ?

    Probable que Barack Obama pensait à Barbe-Noire, le jour où il s'est dit : - Bon, là, l'Etat islamique commence à prendre des proportions inquiétantes... Autant quelques groupes terroristes disséminés peuvent rendre des services, la recette a fait ses preuves, mais s'ils se regroupent et commencent à faire de la politique... il faut mieux dézinguer tout ça, qu'on en finisse.

    Les derniers instants de Barbe-Noire dans les marécages où il tenta d'échapper à ses poursuivants avec une poignée de fidèles furent assez émouvants, à ce qu'il paraît. Les rares témoins dirent que Barbe-Noire se défendit contre la patrouille britannique qui l'avait pris en chasse "comme s'il était le diable en personne". En ce temps-là, un soudard pouvait mourir en soudard ; avec l'invention des drones, beaucoup de djihadistes n'ont même pas droit à un "baroud d'honneur" et meurent comme de vulgaires cibles dans un jeu vidéo...

    Je ne sais pas si j'ai convaincu mes poteaux ; ils sont restés pensifs au-dessus de leur limonade pendant quelques instants (j'en déduis que le pinard a dû faire des ravages à la génération précédente), et ils ont dit : - ça se tient. Sans doute pour ne pas me contrarier. Tant qu'ils n'auront pas mis la télé au rebut, il n'y aura rien à faire, je le sais bien, ça restera de gros insectes fascinés par le spectacle du monde, grignotés petit à petit par le néant.

    - Et même "Arte", tu ne regardes pas ?

  • Orwell dérange toujours (3)

    Petite précision à propos du "hors-série" publié par "Le Monde" cet été sous la houlette de Nicolas Truong intitulé "Orwell dérange toujours" :

    Les disciples de George Orwell ne sont pas dupes du but visé par ce "hors-série" à fort tirage : - il est conçu pour accuser V. Poutine d'être Big Brother, et détourner la critique d'Orwell de sa vocation émancipatrice. Ce n'est pas la seule opération éditoriale de ce genre menée au cours des dernières années. La campagne de diffamation dirigée contre G. Orwell en 1996, près de cinquante ans après sa mort, atteste que Orwell dérange toujours l'intelligentsia européenne.

    *

    Le culte institutionnel de la personnalité de V. Poutine, comme celui de Staline auparavant, ou de Macron en France, est "hors sujet". George Orwell ne parle pas dans "1984" de la manière absolutiste dont la France ou la Russie ont été dirigées au cours des derniers siècles (1700-1900), mais de la formule de l'absolutisme au XXe siècle, dont la Guerre froide représente un aspect décisif, en particulier sur le plan économique.

    On entend dire parfois que le monde devient "orwellien" ; disons, notamment à la jeune génération, que ce n'est pas du tout le cas - la réalité est que l'écrasante majorité des Français au cours des "Trente glorieuses", puis de la période de crise du Capital (-1970), a été tenue dans l'ignorance partielle ou complète du déroulement de la Guerre froide, croyant suivant la propagande de Big Brother que l'Europe avait renoué avec la paix. Je me souviens d'un slogan stupide entendu lorsque j'étais gosse : "Le pape Jean-Paul II a fait tomber le Mur de Berlin." Je pourrais citer trente-six exemples semblables, indiquant le niveau élevé de propagande entretenu par les médias, mais aussi l'Education nationale.

    "1984" dit que "Big Brother" n'existe pas : il ne peut pas être renversé par le peuple, par une révolution ou par une élection, car Big Brother cristallise le désir de soumission du peuple, sans lequel Big Brother ne serait pas, tandis qu'il peut se passer de V. Poutine ou de Joe Biden.

    Il n'est pas inintéressant de se pencher sur la façon dont la satire d'Orwell et l'anticapitalisme de Karl Marx s'articulent. La stérilité de la critique marxiste au XXe siècle s'explique aisément par la récupération de K. Marx par le parti soviétique et le sabotage systématique de cette critique. D'une manière générale, la guerre entraîne l'effondrement de la pensée et n'a pas seulement des conséquences dramatiques sur les plans physique et matériel.

    Disons donc quelques mots de cette articulation entre "1984" et la critique marxiste de l'oppression capitaliste.

    Plus nettement qu'aucun penseur libéral, K. Marx a dit et démontré que l'Etat n'est rien qu'un service rendu à la société. "L'existence apparemment suprêmement indépendante de l'Etat n'est qu'une apparence ; sous toutes ses formes, il n'est qu'une excroissance de la société ; de même qu'il n'est apparu qu'à un certain stade du développement social, il disparaît à nouveau dès que la société parvient à un stade encore jamais atteint." (K. Marx, 1881)

    Marx a donc envisagé le culte rendu à l'Etat prussien (culte hégélien) comme un culte antidémocratique ou antisocial, exactement comme Tocqueville. Mais Marx a mieux conçu que l'auteur de "De la Démocratie en Amérique" la tournure technocratique prise par l'Etat hégélien, du fait du capitalisme. Il n'y a rien d'étonnant ou de paradoxal, du point de vue marxiste, à ce que la Chine soit devenue un Etat capitaliste ET technocratique au XXIe siècle, suivant une formule de développement dont on doit s'empresser d'ajouter qu'elle est "occidentale", ou plus exactement "hégélienne".

    Autrement dit, si Marx verrait l'égalitarisme comme une manifestation du droit totalitaire, à l'instar de Tocqueville, il ajouterait immédiatement que cet égalitarisme n'est pas la cause du totalitarisme, mais seulement un symptôme. Marx et Tocqueville s'accorderaient pour dire que l'égalitarisme est un facteur d'accroissement des inégalités. En effet Marx critiquait déjà les "droits de l'homme" pour cette raison qu'ils sont des droits virtuels inventés par la bourgeoisie pour tendre un piège au peuple.

    La différence entre le faux marxisme et le vrai Marx est à peu près celle-ci : jamais Marx n'a théorisé le triomphe automatique du prolétariat sur la bourgeoisie. Cette "automaticité" est devenue la doctrine de l'Etat soviétique ; c'est aussi, de façon plus subtile, l'automaticité qui régit le "libéralisme" contemporain, enfouie dans la pseudo-science sociologique et dans des théories économiques (dont Orwell n'était pas dupe).

    L'idéologie totalitaire nazie repose sur un déterminisme biologique darwiniste ; l'idéologie totalitaire communiste repose sur un déterminisme économique pseudo-marxiste ; l'idéologie totalitaire libérale repose sur un déterminisme analogue au déterminisme communiste. Retenons ici que ces trois idéologies, marquées par le déterminisme, sont analogues. Or le point de départ de la critique marxiste, le point de départ du "matérialisme historique", est son opposition à la théorie providentialiste de Hegel.

    Au lieu de théoriser comme leurs homologues soviétiques l'Etat comme un instrument d'émancipation démocratique, les technocrates libéraux américains ont conçu le capitalisme comme un instrument d'émancipation démocratique. Ni Marx, ni Orwell, ni même Tocqueville compte tenu de la tournure égalitariste de l'idéologie libérale contemporaine, n'auraient avalé ces doctrines, assimilables à des discours de propagande sophistiqués.

    A ceux qui lui demandaient quelles mesures législatives devrait prendre un gouvernement révolutionnaire, ayant renversé la bourgeoisie, devrait prendre, voici ce que Marx répondait : "Ce qu'il faudra faire immédiatement dans un moment précis, déterminé, de l'avenir, dépend naturellement entièrement des circonstances historiques données dans lesquelles il faudra agir."

    K. Marx s'est toujours opposé à ce que sa critique de la philosophie bourgeoise (incarnée par G.W.F Hegel) soit réduite à une recette politique socialiste.

    Il est plus juste de dire que, du point de vue de K. Marx,  l'Etat bourgeois n'est pas "viable". Marx anticipe l'effondrement de l'Etat bourgeois, qui n'a pas eu lieu. Non seulement il n'a pas eu lieu, mais l'Etat se présente au XXe siècle comme "Big Brother", un Etat apparemment surpuissant...

    On pourrait en déduire que Marx et Orwell se contredisent parfaitement. Ce serait une déduction superficielle, qui reviendrait à comprendre "1984" comme le "Brave New World" d'A. Huxley (beaucoup plus pessimiste).

    La nécessité pour Big Brother du mensonge afin de suborner les citoyens d'Océania, leur inculquer un esprit de soumission, cette nécessité s'articule assez bien avec la théorie de la lutte des classes. Elle est difficilement explicable autrement ; sur ce plan, A. Huxley flirte avec la théorie du complot des élites technocratiques.

    La notion de "culture de masse" reflète assez fidèlement l'idée de mensonge totalitaire. L'invention de la "novlangue" ("newspeak") par l'intelligentsia (une sorte de ministère de la Culture) est couplée à la production d'une culture bas-de-gamme, au niveau du divertissement, destinée à endormir les masses. Aucune sorte de totalitarisme ne repose plus sur la culture de masse que le totalitarisme libéral.

    Or cette activité n'est pas, selon Orwell, un signe de force mais de faiblesse. Donnons ici un exemple économique concret de l'affaiblissement qu'entraîne la production d'une culture industrielle : la désindustrialisation de l'Europe et des Etats-Unis au cours des trente dernières années est indissociable de la "consommation de biens culturels" accélérée.

    On peut entendre de temps à autre des technocrates se plaindre de la disparition de la "valeur travail" : ce sont des hypocrites ou des imbéciles, puisque la culture de masse ou la "civilisation des loisirs" est la principale cause de la dévaluation de la "valeur travail" en Europe et aux Etats-Unis - c'est par conséquent le résultat d'une politique technocratique planifiée dès les années 50.

    L'assujettissement des classes populaires par le moyen de la culture de masse aurait, sans que le doute soit permis ici, été interprété par K. Marx comme une manifestation de la lutte des classes. Elle contribue à opposer un Sud laborieux à un Nord oisif, tourné vers la consommation de biens produits par des esclaves. La culture de masse, dont la fonction est léthargique, expose donc l'Etat totalitaire au danger de la léthargie elle-même. Orwell en était parfaitement conscient, bien mieux qu'A. Huxley qui théorise un Etat totalitaire quasiment définitif, qui relève plus de la politique-fiction, quoi qu'il dénonce de manière utile le sadisme d'élites technocratiques parfaitement amorales.

    Si l'on peut dire que "Mai 68" fut une révolte "orwellienne", ce n'est pas en raison de sa contestation du pouvoir gaulliste (analogue à celui de Poutine), mais en raison de sa révolte contre le conditionnement, l'abrutissement résultant de la société de consommation.

    Concluons sur le "remède commun", envisagé à la fois par K. Marx et G. Orwell comme un moyen de lutte contre le totalitarisme : l'Histoire. Orwell n'a pas manqué d'insister dans "1984" sur la nécessité du négationnisme au service du totalitarisme. Il était parfaitement conscient que le nazisme, comme le communisme et le libéralisme, reposent sur la propagande historique ; le cinéma est un instrument privilégié du négationnisme historique. Le cinéma entraîne un tel niveau d'abrutissement qu'au cours de la phase actuelle de reprise de la Guerre froide en Europe, tous les protagonistes du conflit se traitent de "nazis". Ils le sont effectivement tous par l'usage immodéré de la propagande, la censure de la presse et l'emploi de technologies militaires dérivées des travaux des ingénieurs nazis ; et encore par leurs efforts pour inciter à la haine les masses populaires.

  • D'Orwell à Simone Weil

    J'ai des scrupules à contredire feu Simon Leys, car il fut un des rares intellectuels français à ne pas boycotter Georges Orwell. Faire le procès de l'intelligentsia française (1950-2023) ne sert d'ailleurs à rien, car elle s'est condamnée elle-même à l'oubli.

    Contrairement à S. Leys, néanmoins, je crois que "1984" a valeur de bréviaire antitotalitaire, qu'il est conçu comme une arme de défense contre les intellectuels, pourvoyeurs de chair à canon pour le compte de Big Brother. Si Julian Assange avait lu "1984", il ne serait sans doute pas tombé dans le piège de la "Fraternité".

    Orwell définit la mentalité totalitaire de la façon la plus concise comme le dégoût de la vérité. Il y aurait de longs développements à faire pour compléter cette définition ; par exemple : par quoi la Vérité est-elle remplacée ? Réponse : l'Amour.

    Mais cette note porte plus spécialement sur les conséquences du totalitarisme sur la vérité scientifique. Orwell étant athée, on peut penser qu'il parle de vérité "scientifique" ou "philosophique", non comme un chrétien d'une vérité "révélée".

    Sur le plan scientifique, Darwin ou le darwinisme a entraîné un changement épistémologique important, puisque l'on a pu déduire de la thèse transformiste le concept de vérité ou de science "évolutive". Il est admis par certains scientifiques que ce qui est vrai ou scientifique en 2023 ne le sera pas forcément en 2030. Paradoxalement ce sont souvent les mêmes qui s'offusquent que l'on puisse critiquer la thèse transformiste - se demander par exemple si elle ne contient pas un biais anthropologique.

    Cette évolution épistémologique n'est pas à proprement parler "scientifique". On ne s'étendra pas ici sur la différence entre Darwin et le darwinisme ; il s'agit seulement de faire remarquer que la conception scientifique de la "vérité" n'est pas stable. Le darwinisme introduit aussi le hasard dans la science, hasard dont l'effet a toujours été reconnu dans le domaine technique, dans le même temps qu'il a toujours posé problème sur le plan scientifique. La découverte de la loi de gravitation par I. Newton "par hasard" relève de la légende dorée. C'est un pieux mensonge intéressant.

    On comprend en lisant "1984" que le régime de Big Brother est technocratique ; comme le régime totalitaire décrit par A. Huxley auparavant, il use de moyens techniques pour asseoir le gouvernement de quelques-uns sur la masse, sans qu'aucun scrupule moral ne l'arrête. Huxley a ainsi décrit les méthodes de la médecine nazie darwiniste avant que Hitler ne remporte les élections.

    Abordons maintenant un aspect de la mentalité totalitaire que Simone Weil s'est attachée à combattre. L'idée m'est venue d'en parler en constatant, lors de discussions sur les "réseaux sociaux", que cette mentalité assez couramment répandue, sous la forme du préjugé : Il n'y a aucun lien entre la morale/l'éthique et la science. Autrement dit, la science et l'éthique relèveraient de domaines séparés. J'avoue avoir été stupéfié en entendant une telle affirmation pour la première fois, et m'être demandé quel genre d'enseignement on pouvait avoir reçu, dans quelle école pour tenir des propos aussi aberrants ?

    De la thèse transformiste darwinienne, on a déduit diverses doctrines sociales darwinistes, qui sont autant de théories éthiques et politiques. L'éthique de la supériorité de la race aryenne est loin d'être le seul exemple. Il existe des versions économiques, communistes, et même une combinant racisme et féminisme, du darwinisme. On pourrait se demander si la conception contemporaine de l'élitisme n'est pas elle aussi marquée par le darwinisme. L'élitisme est encore une idée morale.

    Mais encore les religions antiques ont véhiculé des préceptes moraux reposant sur la médecine. Le jeûne, précepte répandu dans presque toutes les religions, a des bienfaits médicaux attestés depuis l'Antiquité.

    La psychanalyse n'a-t-elle pas un double caractère éthique et scientifique ?

    On pourrait multiplier les exemples.

    Un telle dissociation de la science et de l'éthique est aussi caractéristique de la mentalité totalitaire ; elle recoupe la critique de la physique quantique par Simone Weil. Celle-ci reproche en effet aux théoriciens de la physique quantique de produire une science arbitraire, ne permettant de fonder aucune éthique, par conséquent propice à la barbarie.

    Il s'agit de la part de S. Weil d'un reproche cartésien. Disons-le autrement : il n'y a plus de philosophie, mais seulement une rhétorique maquillée en philosophie, si la philosophie naturelle n'est plus qu'un empirisme débridé, produisant des moyens technologiques mal maîtrisés.

  • Orwell dérange toujours (2)

    Certains journalistes prétendent qu'il y a "des controverses à propos de l'interprétation de "1984" ; deux objections :

    - Il est évident que l'on ne doit pas tenir compte de la récupération d'Orwell par tel ou tel démagogue de gauche ou de droite ; ces citations opportunistes ne font qu'illustrer le propos d'Orwell sur les "faits alternatifs" ; idéologiquement, Trotski s'oppose à Goebbels ou Churchill, mais on tient là trois représentants des méthodes totalitaires d'oppression, sous des drapeaux différents. La dialectique gauche/droite est elle-même totalitaire, comme le mouvement des Gilets jaunes l'a montré en France en dévoilant le système.

    - La comparaison entre G. Orwell et A. Huxley, entre "1984" (1948) et "Brave New World" (1932) permet d'éviter la plupart des erreurs d'interprétation. Si Orwell était convaincu comme Huxley de l'impasse totalitaire dans laquelle les élites occidentales s'étaient fourvoyées, Huxley a écrit un roman d'anticipation (il anticipe de quelques années les méthodes de la médecine nazie, puis du régime soviétique et des Etats-Unis), au contraire d'Orwell qui fait la satire de la société de son temps, en proie à la Guerre froide, sans faire de science-fiction, mais en forçant le trait.

    Orwell ne décrit pas un pouvoir totalitaire hyper-puissant, comme Huxley, mais une sclérose de l'action politique, dont l'Etat oppressif actionné par quelques technocrates est la manifestation, un Etat que la nécessité du mensonge permanent affaiblit. Big Brother n'est pas effrayant en raison de sa puissance, mais en raison de son emprise sur l'âme humaine.

    A côté des quelques critiques que nous évoquions dans le chapitre précédent sur ce blog, le hors-série "Orwell dérange toujours" ("Le Monde", sous la direction de N. Truong) recense quelques hommages.

    Les éloges de Raymond Aron et Simon Leys se distinguent par leur rareté. Autant dire que "1984" était prédestiné à faire "flop" dans l'intelligentsia française. Il y a quelques (mauvaises) raisons à cela : la plus évidente est le culte de l'Etat qui sévit en France dans presque tous les milieux sociaux, à gauche comme à droite. Les moins fanatiques partisans de l'Etat sont capables de comprendre que "trop d'Etat tue l'Etat", mais ils sont une infime minorité incapable d'agir, dans un contexte totalitaire paradoxal (sponsorisé par quelques millionnaires pour tenter de réduire la voilure de l'Etat, E. Macron aura mené une politique de dépense publique extravagante).

    - Raymond Aron voyait dans "1984" une thèse sociologique plus large que la seule satire du stalinisme et de la ruse trotskiste complémentaire. Il est incontestable que le propos d'Orwell vise l'Occident en général, et non la Russie. Le régime soviétique représente une phase de modernisation de la Russie, selon la description de Lénine lui-même. L'extrême violence de la révolution russe s'explique en grande partie par cette modernisation à marche forcée.

    Cependant le qualificatif "sociologique" pose problème, car la sociologie est en France une "discipline" contrôlée par l'Etat - autrement dit universitaire. Tandis que G. Orwell est aussi indépendant qu'on peut l'être. Big Brother est parfaitement capable de rédiger et d'imprimer en quantité industrielle des ouvrages de sociologie rédigés par O'Brien. Quel sociologue du XXe siècle prête aux intellectuels, ainsi qu'Orwell le fait, un rôle essentiel dans l'élaboration du mensonge d'Etat ?

    Il va de soi, et R. Aron ne fait que le souligner : le totalitarisme n'est autre pour Orwell (contrairement à Huxley) que le produit de l'économie capitaliste. La classe laborieuse est soumise à l'Etat ; la "lutte des classes" a tourné court.

    - Pour le sinologue Simon Leys, "Orwell était un animal politique, un homme obsédé par la politique, et tous ceux qui l'ont connu n'ont pas manqué de souligner cet aspect central de sa personnalité."

    Cette description d'Orwell a le mérite de souligner que Orwell a pensé le XXe siècle comme un siècle fondamentalement antipolitique. La politique menée par les régimes totalitaires nazi, soviétiques et libéraux est une politique inadaptée à l'être humain, donc ce n'est pas une politique véritable. Ici on retombe sur la dénonciation de la médecine darwiniste protonazie par Huxley : ce n'est pas une véritable médecine, car elle revient à traiter l'homme comme si c'était une bête de somme.

    L'utopie politique est, d'après "1984", destructrice de la politique ; elle dissout l'action politique dans l'idéologie. Ce phénomène est encore plus nettement perceptible en 2023 qu'il n'était en 1950. Un "libéral" comme R. Aron serait obligé de reconnaître aujourd'hui que le libéralisme est un néofachisme, suivant ce pronostic d'Orwell : "Le fachisme ne renaîtra pas sous le nom du fachisme."

  • Orwell dérange toujours (1)

    Sous ce titre a paru un numéro "hors-série" de "Le Monde" au début de l'été, sous la houlette de Nicolas Truong, et (très) largement diffusé (en kiosque).

    Dire que Orwell dérange toujours est un euphémisme. "1984" a été conçu par Orwell au terme se son existence comme l'outil d'une prise de conscience, au stade où la culture occidentale est conçue pour étouffer la conscience individuelle, en particulier celle de l'homme du peuple (subalterne), accomplissant ainsi le projet de J. Goebbels d'une opinion publique soumise à la "raison d'Etat". La culture de masse totalitaire est la preuve la plus concrète du projet d'abrutissement du peuple par les élites.

    Ce "hors-série" se compose d'extraits de textes choisis d'Orwell, de photos, de dessins et divers documents, ainsi que de quelques points de vue critiques sur G. Orwell et son oeuvre satirique.

    Passons en revue quelques-unes de ces critiques succinctement, en commençant par les critiques négatives.

    - Milan Kundera est l'auteur de la critique la plus virulente, puisqu'il n'hésite pas à associer Orwell à "l'esprit totalitaire" et à le qualifier de propagandiste. "Il réduit (et apprend à réduire) la vie d'une société haïe en la simple énumération de ses crimes."

    Mais Orwell n'énumère pas tant les crimes de Big Brother qu'il montre comment l'Etat totalitaire repose surtout sur le mensonge, plus encore que sur la contrainte physique. Orwell a toujours dit qu'il s'interdisait de haïr les nazis ou les trotskistes pour pouvoir comprendre ces idéologies analogues. La société décrite par Orwell n'en est pas vraiment une, mais plutôt une caricature du monde occidentalisé dans lequel il vécut.

    La critique de Kundera est tellement inepte que l'on peut se demander si elle est sincère ; un article de Maurice Nadeau, inséré dans le hors-série, rappelle que Orwell a fait l'objet d'une campagne de diffamation dans la presse britannique et française ("The Guardian", "Le Monde", "Libération") en 1996. L'anti-intellectualisme d'Orwell peut expliquer à lui seul les attaques posthumes de l'intelligentsia contre Orwell.

    - Salman Rushdie (avant d'écrire ses fameux "Versets sataniques") a proposé une critique qui consiste à caractériser l'oeuvre d'Orwell comme "défaitiste" et "désespérée". S. Rushdie suggère que la maladie grave dont souffrait Orwell explique ce désespoir. Il s'agit là d'une critique sans doute superficielle. Il n'est pas rare que les écrivains souffrant de graves maladies produisent a contrario des oeuvres teintées d'optimisme ou d'utopisme.

    Une telle critique, adressée au "Brave New World" (1932) d'A. Huxley, serait plus juste. Le roman de Huxley est plus humoristique, moins dur, mais Huxley était persuadé que les élites totalitaires étaient quasiment inarrêtables. Prêter un tel défaitisme à Orwell est incohérent, car il est probable qu'il a trouvé la force d'écrire un tel ouvrage, malgré la maladie, dans son utilité sociale. Certes, Winston Smith échoue dans sa quête de vérité et de liberté, mais son erreur (l'idéalisme) est un exemple à ne pas suivre pour le lecteur de "1984". L'honnêteté ébranle, selon "1984", un système qui repose sur la duplicité ("double think") des intellectuels (on ne peut s'empêcher de remarquer ici que K. Marx prêtait à la bourgeoisie la même duplicité intellectuelle).

    - Georges Steiner déprécie l'oeuvre d'Orwell, qui n'est pas selon lui celle "d'un grand écrivain". Steiner voit dans "1984" "l'allégorie à peine voilée du stalinisme". La spécificité du conflit entre Staline et Trotski amoindrirait donc la portée de "1984".

    On doit rappeler ici un détail : Orwell a situé cette prétendue "allégorie du stalinisme"... à Londres. Ce décalage indique que Orwell ne croyait pas que Staline et le stalinisme étaient spécialement russes. La culture de Trotski, que Steiner identifie à Samuel Goldstein, n'est pas moins "occidentale" que celle de Goebbels.

    La méthode d'Orwell est analogue à celle de Shakespeare dans ses pièces "historiques" ; le portrait de personnages politiques emblématiques sert de support à un propos historique plus général. Staline et Hitler, peut-être plus encore Goebbels et Trotski, sont emblématiques pour Orwell du XXe siècle. Le gaullisme n'a-t-il pas les mêmes caractéristiques que le stalinisme ? On peut d'autant plus le penser que de nombreux slogans de "Mai 68" sont "orwelliens". Le régime gaulliste s'appuyait sur une démagogie typiquement bonapartiste. Néanmoins, compte tenu du déclin politique de la France, de Gaulle est un personnage d'importance politique moindre que Staline et Trotski.

    Autre élément de dépréciation, Steiner rapproche le style d'Orwell du style de la littérature de gare. En temps que critique littéraire, Orwell a lui-même déprécié des ouvrages "de style" (Virginia Woolf, James Joyce...), conçus pour le divertissement de quelques "happy few". L'effet littérature de gare est volontaire. Orwell souligne la médiocrité de la condition de Winston Smith, ses goûts, ses manies de petit bourgeois ; la littérature de gare, produite en quantité industrielle, est le type même de littérature que les citoyens d'Océania sont encouragés à lire.

    "1984" prend progressivement la dimension d'une tragédie, celle de l'anéantissement de l'homme par l'homme, du retour à la barbarie derrière l'apparence d'un Etat moderne sophistiqué. La sophistication elle-même est un élément du totalitarisme. L'immonde O'Brien est beaucoup plus raffiné que Winston Smith. La littérature ne se réduit pas au style.

    (A suivre)

  • Tocqueville ou Marx ?

    "Tocqueville a eu raison contre Marx" : opinion assez répandue de nos jours... mais surtout par des journalistes ou des essayistes au service d'une oligarchie qui se proclame "libérale".

    Plus courant encore le préjugé selon lequel la Russie communiste serait le produit du marxisme, et les Etats-Unis une démocratie selon le voeu de Tocqueville.

    Marx est persuadé comme Tocqueville que l'histoire permet d'éclairer la politique, qui, sans cet éclairage, se conduit comme une voiture sans phares. Pour Marx c'est la classe ouvrière, surexploitée, dont l'aspiration à la liberté est la plus forte et qui mérite d'être aidée dans son effort, nécessairement conflictuel, pour s'émanciper.

    Pour Tocqueville c'est plutôt la classe moyenne qui concrétise le progrès démocratique, à savoir une sorte de nivellement positif allant à l'encontre des excès politiques de l'Ancien régime.

    Bien moins que de très nombreux économistes ou sociologues, M. et T. fournissent matière à une formule toute faite du progrès. Le conservatisme des classes dominantes rend, du point de vue marxiste, les conflits violents et les révolutions inévitables ; néanmoins T. n'excluait pas, pour ne pas dire qu'il envisageait, que la démocratie puisse devenir un despotisme, pire encore que l'ancien despotisme, en raison même du dispositif égalitaire de la démocratie.

    Ce n'est pas être déterministe que d'estimer, selon Marx, que l'Occident capitaliste n'a pas la maîtrise de son destin, contrairement aux prétentions affichées par certains intellectuels occidentaux (G.W.F. Hegel en particulier).

    La lecture de "De la Démocratie en Amérique" nous apprend que le libéralisme n'est plus, aujourd'hui, un mouvement de pensée reposant sur l'étude de l'histoire et des moeurs : le libéralisme est devenu un discours de propagande - de sorte qu'il a subi la même transformation que les intellectuels soviétiques ont fait subir à la critique marxiste de l'idéologie.

    Se dire "libéral", en 2023, c'est surtout manifester son adhésion à la caste dominante, politiquement et culturellement, que l'on en fasse partie ou que l'on s'y soumette. Un tel libéralisme n'a qu'un lointain rapport avec Tocqueville, que l'on imagine mal se satisfaire de l'état actuel de la société aux Etats-Unis ou en France - manifestement des régimes démagogiques et non démocratiques.

    On a tort d'opposer radicalement le libéral Tocqueville et le socialiste-révolutionnaire Marx, car tout deux étaient persuadés, non seulement de l'utilité de l'Histoire, mais que la démocratie conduirait à la liberté, après avoir surmonté les obstacles qu'ils désignent, l'un comme le capitalisme, l'autre de façon moins nette comme la survivance d'anciens réflexes aristocratiques, liée à un abus d'égalité.

    Marx et Tocqueville convergent encore pour penser la démocratie moderne comme étant essentiellement chrétienne (1). Ils divergent quant à la méthode ou au cheminement politique, et quant à l'évaluation des obstacles sur lesquels la démocratie achoppe.

    Aucun des deux ne prétend détenir la toute la vérité, étant conscients de la difficulté à décrire parfaitement le mouvement historique de démocratisation en cours. Aucun des deux ne s'inscrit non plus dans le sillage du relativisme bourgeois, c'est-à-dire de l'arbitraire totalitaire (cf. dénonciation de la physique quantique par S. Weil).

    Pour ma part j'estime que l'évolution politique du monde au XXe siècle donne plutôt raison à la critique marxiste.

    La lutte des classes n'a pas abouti à la victoire du prolétariat ; l'économie capitaliste continue de s'imposer comme l'âme de la démocratie ; la Chine n'a pas moins de raisons de se dire "démocratique" que la France, car la Chine contemporaine est tout aussi capitaliste, si ce n'est plus que la France.

    Ce sont là les deux arguments avancés par les journalistes ou les publicistes libéraux du XXe siècle (qui citent souvent F. Fukuyama en référence) afin de reléguer la critique marxiste au rang des vieilles lunes.

    Mais le second argument revient à poser l'équation de la démocratie et de la démagogie. La démocratie authentique selon Tocqueville s'oppose à la culture de masse, que l'on a vu se répandre au XXe siècle, en particulier aux Etats-Unis, terrain d'expérimentation de la démocratie, à l'initiative de la bourgeoisie industrielle.

    L'échec de la "lutte des classes" est une objection plus consistante. Cependant la guerre mondiale, qui occupe tout le XXe siècle et se prolonge par la Guerre froide, est un conflit d'une extrême violence, à l'instar de la lutte des classes. De plus la guerre mondiale (1870-2023) peut effectivement être résumée à une compétition économique capitaliste, engageant totalement les nations qui s'affrontent.

    La bourgeoisie occidentale n'a pas perdu le pouvoir selon le pronostic de Marx, mais elle continue d'exercer ce pouvoir dans un contexte conflictuel chaotique. L'idéologie nationaliste propagée par la bourgeoisie (culture de masse) est elle-même contre-révolutionnaire, de sorte que le conflit décrit par le schéma marxiste n'est pas conforme à ce schéma, mais persiste bien, exigeant de la bourgeoisie un effort politique constant.

    Tocqueville croyait, lui, dans l'adoucissement progressif des moeurs au gré de la démocratie. La mobilisation en masse de soldats et de civils, ainsi que le perfectionnement de l'armement, a largement compensé l'adoucissement des moeurs observé par Tocqueville (peut-être réel au plan individuel). Esprit critique, Tocqueville aurait certainement vu dans ce militarisme et ce militantisme nationalistes une sorte de fanatisme séculier, impulsé par un Etat centralisé, contrôlé par une petite élite se réclamant du communisme, du nationalisme ou de la démocratie, mais en fait technocratique ; autrement dit : le constat glaçant de G. Orwell ("1984") contredit Tocqueville, en même temps qu'il le confirme : en effet l'appareil d'Etat au XXe siècle a peu à peu acquis le monopole de la violence policière et militaire, qui lui a été cédé par des citoyens aux moeurs relativement placides.

    Le risque de centralisation excessive est un risque ou une déviance que T. avait bien envisagée, mais il n'a pas vu, comme Marx, l'effet puissamment centralisateur de l'économie capitaliste. Cet effet est d'autant plus net aux Etats-Unis au cours du XXe siècle, qu'il s'est produit au sein de la culture la plus hostile, en principe, à un tel Etat centralisé. Par conséquent un esprit libéral critique a toutes les raisons, en 2023, de prendre la démonstration de Marx au sérieux, suivant laquelle l'économie capitaliste, loin d'accompagner ou de soutenir la démocratie, engendre un Etat totalitaire.

    Tocqueville place l'égalité au coeur du processus démocratique. Mais (comme Rousseau) T. ne défend pas une conception juridico-mathématique de l'égalité, c'est-à-dire une conception totalitaire. L'égalité est pour T. une manière de nivellement de l'aristocratie, qu'il estime positive, tout en étant conscient du risque de "nivellement par le bas". L'égalitarisme totalitaire se présente en effet comme un nivellement pour le nivellement, exactement comme si le moyen de la démocratie en devenait le but (et non la conséquence).

    T. n'ignore pas que l'égalité est une notion équivoque, au moins autant que la liberté. A partir de Tocqueville, on peut déduire une conception du totalitarisme comme étant un dévoiement de la démocratie. Marx ne croit pas plus que T. ou J.-J. Rousseau dans le pouvoir de la norme juridique d'entraîner l'égalité. - Il est parfaitement inégalitaire, dit Marx, de verser le même salaire à un ouvrier, père d'une famille de cinq enfants, qu'à un ouvrier célibataire, bien qu'ils aient accompli le même travail.

    Le "droit pur" est sans doute une conception opposée au matérialisme historique. Sur ce point, Marx permet mieux de comprendre que la conception totalitaire du droit (L'Etat de droit est un tel concept juridique totalitaire) n'est que le reflet de l'économie capitaliste, conçue comme une économie parfaite.

    Tocqueville a justement analysé, peut-être mieux que Marx, le lien de subordination culturel entre les ouvriers et employés salariés et les industriels qui les emploient. Ce lien de subordination accru explique le succès de la culture de masse industrielle, notamment aux Etats-Unis ; la religion chrétienne privée n'oppose qu'une relative résistance à la culture de masse. La classe moyenne offre, selon T., une meilleure résistance à cette sous-culture industrielle.

    Il semble que Tocqueville, contrairement à Marx, ait entretenu un préjugé favorable à l'égard de la religion et des moeurs puritains des premiers Américains. T. témoigne ainsi de son admiration pour les femmes américaines, qu'il estime mieux éduquées (plus honnêtes) et moins niaises que les femmes françaises.

    Ce préjugé (2) a peut-être empêché T. de concevoir que l'Argent puisse se substituer à Dieu, et faire office de nouvelle transcendance dans le cadre démocratique, en remplacement de la religion catholique, non par le biais d'une révolution comme la laïcité (culte de l'Etat) s'est imposée en France, mais par glissement, pour compenser le manque d'Etat dans une nation hétéroclite.

    Cette transformation de la démocratie des pionniers nord-américains en ploutocratie ne correspond bien sûr pas au voeu de T. C'est un processus qui conduit à la généralisation de l'esclavage, sous une forme larvée, moins brutale, mais plus large (le citoyen-consommateur est esclave de ses désirs). En dévoilant "le mystère de l'argent", Marx met plus directement le doigt sur la dérive fanatique de l'Occident moderne.

    L'économie capitaliste crée l'illusion de la surpuissance du Capital (ou des Etats-Unis). Dieu, conçu comme une abstraction (le Dieu de Blaise Pascal) perd dans ce nouveau contexte théocratique son emploi. Le bourgeois libéral peut alors dire à son employé  : - Un dollar vaut mieux que Dieu, tu l'auras !

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    1. "La démocratie est à toutes les autres sortes de régimes ce que le christianisme est à toutes les autres religions." K. Marx

    2. Ce préjugé de Tocqueville en faveur des femmes américaines est assez typiquement "rousseauiste" ; la femme française ne désire pas, le plus souvent, une "égalité" qui lui ôte son pouvoir de séduction. Il y avait plus d'intimité entre les sexes en France, mais une incompréhension plus grande. Quoi qu'il en soit, Tocqueville parle des femmes américaines AVANT que le capitalisme ne bouleverse la culture et les moeurs des Américains.

  • Orwell et l'Ukraine

    Je vais essayer dans cette note de présenter clairement le point de vue orwellien sur la reprise de la Guerre froide, dont l'épicentre est actuellement en Ukraine.

    Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Georges Orwell décrit dans "1984" un monde engagé dans une impasse politique. L'Etat omnipotent (Big Brother) apparaît comme "la fin de l'Histoire" - la fin au sens du but ou du terme définitif.

    La politique est partout : sous la forme de l'art engagé, de la littérature engagée, du sport engagé, de la gastronomie engagée, de la propagande enseignée comme l'Histoire (roman national), ce qui a pour effet de dissimuler le déclin de la politique, au sens positif et pragmatique du terme.

    A la politique se substitue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale une compétition économique et militaire entre "blocs" continentaux (les idéologies dont ces blocs se réclament n'ont d'importance que pour les sous-citoyens soumis aux castes dirigeantes). Cette compétition (O. parle "d'exercice du pouvoir pour le pouvoir") remplit le but de la politique en même temps qu'elle en est la modalité principale.

    La comparaison de la politique contemporaine (1950-2020) avec le sport tel qu'il est pratiqué aujourd'hui me paraît éclairante : en effet la compétition sportive a l'apparence du sport, tout en corrompant les principes du sport (résumés par l'adage : "Un esprit sain dans un corps sain."). La performance, autour de laquelle le sport de compétition est organisé, est un principe technocratique et non sportif.

    Le point de vue orwellien est le plus éloigné de la prétention civilisatrice du discours du président russe V. Poutine, comme de la prétention pacificatrice du bloc OTAN, dont les porte-parole rabâchent des slogans onusiens démentis par la réalité de conflits à répétition d'une extrême violence. Quel que soit son commanditaire, l'attentat contre les gazoducs NordStream discrédite les discours de propagande grandiloquents, russe et otanien.

    Le point de vue orwellien, en soulignant le chaos politique persistant à l'échelle mondiale, s'oppose évidemment le plus radicalement à la propagande du "nouvel ordre mondial". Il s'y oppose de façon "radicale", c'est-à-dire non-complotiste, en soulignant l'inaptitude de l'Etat moderne technocratique à maintenir l'ordre autrement que par la violence - à l'échelle nationale comme à l'échelle mondiale. Ces efforts technocratiques ne datent pas de la dernière campagne de vaccination à l'échelle mondiale, mais du début du XXe siècle.

    "1984" est une description du chaos mondial : à ce stade, l'ordre public ne repose plus sur la citoyenneté ou un quelconque principe de civilisation effectif, mais sur la police et l'armée - une police dont le pouvoir est étendu à la pensée, de sorte que l'Etat policier est perçu comme acceptable et compatible avec la démocratie.

    *

    A propos du conflit actuel entre la Russie et l'Ukraine, on a pu entendre ici ou là qu'il avait "surpris tout le monde". Il est, a contrario, du point de vue orwellien, le moins surprenant du monde. On ne peut même pas parler de reprise de la Guerre froide, puisque celle-ci n'a jamais cessé de structurer la politique des blocs opposés, compte tenu du facteur déterminant de la compétition économique.

    Promoteur en chef zélé de l'alliance entre la France et les Etats-Unis, Bernard-Henri Lévy s'est rué en première ligne dès 2015 pour apporter sa contribution à la stratégie de l'OTAN, manifestement conscient que l'Ukraine est située entre deux plaques tectoniques. La Pologne, voisine de l'Ukraine, s'est offert un système de défense antimissile américain en 2018.

    Quand les médias sont conçus pour endormir l'opinion publique, rien d'étonnant à ce qu'ils ne la tiennent pas en éveil.

    - La bonne question est plutôt celle de la limite entre la Guerre froide (c'est-à-dire indirecte) et la Guerre mondiale (où les blocs s'affrontent directement). Cette frontière théorique existe-t-elle vraiment ? Aussi navrantes soient les conséquences des bombardements militaires en Ukraine, il faut rappeler que l'économie capitaliste (mondialisée) est très peu économe en vies humaines, bien que beaucoup d'Occidentaux préfèrent se voiler la face à ce sujet et ne s'offusquent des conséquences dramatiques de la mondialisation que lorsqu'elle les frappe directement.

    - La Russie et les Etats-Unis semblent épuiser en vain dans le conflit ukrainien leurs dernières forces. Le projet d'annexion rapide de l'Ukraine par la Russie semble un projet politique relativement rationnel a priori. La résistance inattendue de l'Ukraine lui a fait perdre son intérêt, sans pour autant en faire naître un nouveau (du point de vue européen, américain ou ukrainien), compte tenu des ravages subis par l'Ukraine et de l'exode d'une partie de la population. Ce conflit paraît aussi absurde, en définitive, que la tentative de la Russie, puis des Etats-Unis, de conquérir l'Afghanistan pour asseoir leur domination mondiale.

    - L'attaque sous-marine contre les gazoducs NordStream sonne le glas de l'Europe ; en particulier de l'Allemagne, moteur de cette Europe conçue dans les ruines, qui a ignoré l'attaque de façon assez stupéfiante. On voit que le projet européen, qui s'était substitué au nationalisme allemand défait, n'était qu'une velléité politique.

    On conçoit que la France et l'Allemagne, au sortir de la Seconde guerre mondiale, avaient intérêt à s'unir, comme deux personnes faibles ont intérêt à se marier pour s'apporter un soutien mutuel et passer à la postérité. En soixante-dix ans, la France et l'Allemagne ont été incapables de s'unir effectivement : on peut voir dans cette passivité politique la confirmation du diagnostic de "1984".

    En effet, l'union de l'Allemagne et de la France ne pouvaient se faire passivement. L'union de la France et de l'Allemagne aurait probablement comblé le vide juridique où Poutine s'est précipité, en profitant de la crise aux Etats-Unis - on ne s'attardera pas sur cette hypothèse.

    - L'union monétaire européenne, argument ultime des européistes, semble relever du mirage bien plus que de la politique active. Les Etats-Unis sont le modèle du consortium européen où l'Allemagne joue le rôle de banquier ; or les Etats-Unis eux-mêmes semblent rongés de l'intérieur par ce principe monétaire qui soude entre eux des Etats assez disparates. Autrement dit, l'unité de l'Amérique ne paraît pas pérenne.

    "1984" attire l'attention du citoyen lambda sur la démarche suicidaire des élites occidentales (non seulement d'A. Hitler).

    "1984" est dissuasif de prendre les sciences sociologique et économique au sérieux ; ces "sciences" apparaissent du point de vue orwellien comme des contributions à la théorie totalitaire de la fin de l'Histoire.

    "1984" redonne* à l'Histoire la fonction d'éveil des consciences. Orwell insiste en effet sur l'effort de Big Brother pour effacer l'Histoire la plus récente, et asservir ainsi l'opinion publique à une vérité officielle, conçue par une poignée d'intellectuels (suivant les directives de Goebbels ou Trotski).

    *Redonne car Marx et Engels concevaient déjà l'Histoire comme l'instrument de la prise de conscience du peuple, réduit en esclavage.

  • Shakespeare et la Musique

    Je donne ci-dessous des extraits d'une étude d'une vingtaine de pages sur SHAESPEARE & LA MUSIQUE à paraître prochainement dans une nouvelle revue littéraire ("La Revue Z" - pour + d'infos écrire à zebralefanzine@gmail.com).

    L'omniprésence de la musique dans le théâtre de Shakespeare (surtout les comédies) a valu au dramaturge anglais le surnom de "barde" ; nous montrons dans cette étude que Shakespeare développe un point de vue philosophique complet sur la musique, et qu'il ne s'est pas contenté de la mettre au service de sa dramaturgie.

    Intro

    Le retard de la France à traduire Shakespeare se double d’un retard à admettre le dramaturge anglais comme un philosophe à part entière ; mais avant de nous pencher sur la place de la musique dans la philosophie de Shakespeare - philosophie qui recourt au procédé de la fable -, voyons d’abord pourquoi et comment Sh. incorpore la musique à sa dramaturgie.

    Les études savantes déclenchées par la présence -pour ne pas dire l’omniprésence de la musique dans le théâtre de Sh-, mentionnent d’emblée l’expansion de la musique au cours du règne d’Elisabeth Ire ; cette expansion coïncide avec celle du théâtre en Angleterre. Dès le début du XVIe siècle, l’Angleterre a la réputation, entre toutes les nations d’Europe, de s’adonner à la musique avec un enthousiasme exceptionnel. On estime que la Renaissance anglaise est avant tout littéraire et musicale.

    Un érudit a dénombré mille références à la musique dans les pièces de Sh., dont une centaine de chansons ou ballades, tantôt inventées par l’auteur, tantôt puisées par lui dans le répertoire populaire de son temps.

    On ne s'attardera pas ici sur ce qui a été déjà exposé en détail par des spécialistes dans de nombreux articles dédiés à la musique au temps de Sh. ; nous en avons dit le minimum en préambule pour nous attacher à l’usage original de la musique par Sh., en tant que dramaturge, puis à son propos sur la musique en tant que métaphysique ; la musique eût en effet ce statut élevé dans l’Antiquité (les pièces de Sh. situées dans l’Antiquité y font plusieurs fois référence), mais aussi au Moyen-âge et à la Renaissance, du fait de l’appropriation par la culture occidentale de la culture antique.

    La musique dans le théâtre de Shakespeare n’est pas seulement ornementale ou destinée à le rendre plus attractif et populaire. Les moyens du théâtre public commercial, qui étaient ceux de Shakespeare, ne lui permettaient pas de rivaliser avec le théâtre de cour, beaucoup plus richement doté en musiciens et chanteurs qualifiés. Seule une poignée de musiciens et acteurs-chanteurs était employée par le théâtre du « Globe ».

    Sh. met la musique au service de sa mise en scène, précédant ainsi l’usage par les metteurs en scène de cinéma d’accompagnements musicaux pour « créer une atmosphère » ou stimuler les sens du spectateur ; de surcroît les chansons qui émaillent les pièces (dont les mélodies se sont envolées avec le temps) jouent un rôle de révélateur des personnages, qui s’expriment ainsi sur un autre registre, moins conscient.

    Plan de l'étude :

    - Une Comédie parfaite (Etude de l’intrigue dédoublée et des personnages de « La Nuit des Rois ».)

    - Eloge de la Folie (De l'importance de comprendre Erasme pour comprendre Shakespeare.)

    - La Musique démystifiée (Sh. et la musique comme métaphysique.)

    - Miroir, mon beau miroir… (Sur les limites de l'anthropologie.)

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  • Chrétiens en guerre (2)

    Le christianisme est une religion de paix, mais les chrétiens s'affrontent depuis des siècles au cours de guerres sans pitié. Il y a là sans doute de quoi dégoûter du christianisme...

    Je lisais il y a quelques heures sur un réseau social les messages d'un soi-disant chrétien, un de ces cadres supérieurs de la nation, ayant occupé un haut rang dans l'échelon administratif militaire : il éructait littéralement de haine. L'un de ses parents venait-il d'être fauché par une balle ou écrasé par un obus ? Il ne semble pas.

    Tournons-nous plutôt vers un artisan de paix : Francis Bacon. J'hésite à le qualifier d'humaniste car le terme a perdu toute signification précise. F. Bacon tire de la Bible cette leçon, illustrée aussi par Homère, que la modération est ce qui fait le plus défaut à l'homme naturel (sans morale), le précipitant tantôt vers Charybde, tantôt vers Sylla.

    Sur le plan religieux, F. Bacon décrit donc le pacifisme radical de certains chrétiens (les "anabaptistes", par ex.), d'une part, et la justification de la guerre par des motifs chrétiens d'autre part (les exemples ne manquent pas), comme deux erreurs ou deux écueils opposés.

    Autant que possible la guerre doit être évitée par les dirigeants chrétiens ; et, bien sûr, on ne prévient pas la guerre grâce à des incantations pacifistes ou en faisant la course aux armements - ni en faisant les deux en même temps (ce qui est assez caractéristique du régime démocrate-chrétien).

    Et, lorsque la guerre éclate malgré tout, comme la guerre relève de la politique, elle ne doit en aucun cas être justifiée par des arguments chrétiens, car les chrétiens doivent "rendre à César ce qui est à César" selon la réplique de Jésus aux pharisiens.

  • De quoi Benoît XVI est-il le nom ?

    Tâchons de faire le bilan critique de l'oeuvre intellectuelle de Benoît XVI (1927-2022), de la façon la moins polémique possible. J'explique ailleurs (sur ce blogue) pourquoi j'ai renié la religion catholique de mon enfance, à l'âge adulte, reniement qui n'est pas directement lié à Benoît XVI, mais plutôt au culte de la personnalité des papes, accru dernièrement par leur canonisation quasi-systématique et, bien entendu, l'usage de moyens de propagande médiatiques.

    Je crois avoir lu attentivement à peu près toutes les encycliques de Benoît XVI, y compris celles qu'on lui attribue sous lebenoit xvi,pape,mort,encyclique,fides et ratio nom de ses confrères. Il ne me paraît pas que Benoît XVI fût un "théologien", ni même un "philosophe". Joseph Ratzinger n'a pas conçu de nouveau dogme, ni cherché à élucider certaines prophéties comme Th. d'Aquin ; ni spécialement combattu l'hérésie comme Irénée ; son plaidoyer pour le mariage de la Foi et de la raison est bien de nature philosophique, mais assez minimaliste et problématique au pays de Voltaire et des Lumières, puisque les Lumières entendaient restaurer la raison, non pas contre la Foi, mais contre l'Eglise romaine. Benoît XVI s'inscrit-il comme G. Hegel dans la continuité des Lumières ? Ce n'est pas clair (pas plus clair de la part de Benoît XVI que ça ne l'est de la part de Hegel).

    - De mon point de vue, l'oeuvre de Benoît XVI, comme celle du concile Vatican II, est avant tout juridique et politique ; elle consiste à raffermir le lien entre la doctrine catholique (longtemps liée à la monarchie de droit divin) et la démocratie-chrétienne. On peut parler d'un effort de "rattrapage" par rapport aux Etats-Unis, nation fondée sur des valeurs démocratiques et chrétiennes (on peut voir au cours du conflit russo-ukrainien les dirigeants nord-américains invoquer des arguments et des textes chrétiens pour appuyer leur politique de soutien à l'Ukraine).

    Le double statut de chef politique et de chef religieux du président des Etats-Unis est assez évident, souligné par les querelles religieuses entre Républicains et Démocrates (en raison de sa culture "autarcique", la France est sur ce point un mauvais poste d'observation).

    Pour le dire plus simplement, il n'y a plus de différence entre un "catholique" et un "démocrate-chrétien", depuis la fin du XXe siècle, grâce à l'oeuvre de Benoît XVI et de ses confrères. Ce n'est pas un simple détail : cela pourrait faciliter, par exemple, le ralliement à l'évêque de Rome de certaines communautés dissidentes ou protestantes.

    L'ouvrage de Benoît XVI est donc un ouvrage de modernisation institutionnel. La meilleure preuve en est qu'il s'appuie sur la philosophie de Hegel, qui concilie la Foi et la raison ; K. Marx a montré que cette "raison" n'est pas n'importe quelle raison, puisqu'elle n'est autre que la raison d'Etat.

    C'est ici que le bât blesse, En effet, la différence entre "la raison d'Etat chrétienne" (présentée comme la "démocratie") et la monarchie de droit divin chrétien semble ténue, voire inexistante. Il semble donc que le point de vue politique et juridique de Benoît XVI soit le plus éloigné de la critique des temps modernes totalitaires. L'Etat totalitaire n'est-il pas justement "hégélien" ? Ne pèche-t-il pas par la volonté de viser autre chose que la satisfaction du bien commun ?

    D'autre part le point de vue institutionnel de Benoît XVI est réducteur. L'Eglise n'est pas un tas de pierre joliment agencées, comme les Juifs avaient tendance à croire, et certains conservateurs du patrimoine catholique ; mais elle n'est pas non plus une organisation étatique.

    NB : On peut reprocher à cette critique d'être réductrice ; elle est délibérément restreinte à la volonté de modernisation de l'Eglise de Benoît XVI, coordonnée avec celle de Jean-Paul II, son prédécesseur, et François Ier son successeur.

  • Les Amis de l'Argent

    On me demande d'expliquer la parabole de Jésus sur le mauvais intendant (Luc XVI, 1-15).

    Cette parabole désigne les pharisiens comme étant sataniques (adversaires de la Foi telle que Jésus l'expose) ; précisons à la suite de Paul que les pharisiens ne sont pas sataniques en tant que Juifs, mais en tant que clergé dépositaire de la Loi de Moïse, restée lettre morte sous leur ministère.

    Cette explication est d'autant plus utile que la culture bourgeoise occidentale nous incite à fraterniser avec l'argent, suivant un processus historique sur lequel je dirai seulement quelques mots.

    Comment puis-je affirmer que la "culture bourgeoise occidentale" incite à fraterniser avec l'argent ? Parce que Shakespeare en a fait la démonstration dans "Le Marchand de Venise" ; cette démonstration constitue en quelque sorte l'élucidation de ce que l'on appelle couramment "capitalisme", qui place l'argent au centre de la vie publique.

    Venons-en à la parabole sur le mauvais intendant (recopiée ci-dessous, après son explication) ; Jésus compare la gestion des biens terrestres à la gestion du trésor que représente pour les chrétiens la Parole de Dieu. Le trésor de la Parole représente pour un pauvre le seul trésor, auquel il a le loisir de se consacrer ; ceci explique la difficulté quasiment insurmontable qu'éprouvent les gens riches à se tourner vers Dieu, car la gestion de leurs biens les accapare et les inquiète au point qu'ils délaissent les choses spirituelles.

    Or le Messie fait une comparaison stupéfiante pour les Pharisiens qui l'écoutent, qui réagissent par des moqueries. En effet Jésus montre en exemple un mauvais intendant, un intendant véreux qui a dilapidé la fortune de son maître au lieu de la gérer convenablement ; et c'est cet exemple, dit Jésus, qu'il faut suivre ! "Faites-vous des amis avec la Richesse malhonnête", dit Jésus.

    De fait le mauvais intendant n'est pas un "ami de l'argent" : sa négligence le prouve. Il n'est pas non plus stupide, puisqu'il parvient in extremis à rétablir sa situation auprès de son maître, grâce à sa ruse.

    Le maître suspend la sanction. C'est lui aussi un "mauvais maître", d'une certaine façon ; un ami de l'argent pourrait le trouver laxiste de garder à son service un serviteur qui l'a spolié.

    Il ne faut pas se comporter de façon plus bête avec le trésor de la parole divine qu'un intendant véreux avec les biens d'un homme riche ; il y a là une invitation à se comporter intelligemment vis-à-vis de la Parole divine, et non en dévot.

    L'idée qu'il y a une justice dans l'argent est bien sûr très répandue dans la culture bourgeoise capitaliste. Encore une fois, je ne m'attarderai pas ici sur la démonstration de ce phénomène historique exposé par Shakespeare, mais la notion (déterministe) même de "lois économiques" ou de "science économique", contraire à la réalité des faits politiques, véhicule l'idée qu'il y a une justice comptable.

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    Luc XVI, 1-15 : "Il disait aussi à ses disciples : "Il était un homme riche qui avait un intendant ; celui-ci fut dénoncé comme dissipant ses biens. Il l'appela et lui dit : "Qu'est-ce que j'entends dire de toi ? Rends compte de ton intendance, car tu ne pourras plus être intendant." Or l'intendant se dit en lui-même : "Que ferai-je, puisque mon maître me retire l'intendance ? Bêcher, je n'en ai pas la force ; mendier, j'en ai honte. Je sais ce que je ferai pour que, quand je serai destitué de l'intendance, il y ait des gens qui me reçoivent chez eux." Ayant convoqué chacun des débiteurs de son maître, il dit au premier : "Combien dois-tu à mon maître ?" Il dit : "Cent mesures d'huile." Et il lui dit : "Prends ton billet, assieds-toi vite et écris : "quatre-vingts" Et le maître loua l'intendant malhonnête d'avoir agi d'une façon avisée. C'est que les enfants de ce siècle sont plus avisés à l'égard de ceux de leur espèce que les enfants de la lumière.

    Et moi je vous dis : - Faites-vous des amis avec la Richesse malhonnête, afin que, lorsqu'elle viendra à manquer, ils vous reçoivent dans les pavillons éternels. Qui est fidèle dans les petites choses est aussi fidèle dans les grandes, et qui est malhonnête dans les petites choses est aussi malhonnête dans les grandes. Si donc vous n'avez pas été fidèles pour la Richesse malhonnête, qui vous confiera le bien véritable ? Et si vous n'avez pas été fidèles pour le bien d'autrui, qui vous donnera le vôtre ? Nul domestique ne peut servir deux maîtres : car ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et la Richesse."

    Les Pharisiens, qui étaient amis de l'argent, écoutaient tout cela et ils se moquaient de lui. Et il leur dit : "Vous, vous êtes de ceux qui se font justes aux yeux des hommes ; mais Dieu connaît vos coeurs ; car ce qui est élevé parmi les hommes est abomination aux yeux de Dieu."

  • L'Affaire NordStream

    Je suppose que tous les disciples d'Orwell ont réagi comme moi en apprenant que les gazoducs "NordStream" de la compagnie russe Gazprom avaient été sabotés sous la mer : - Ouah, les types (les sous-merdes) qui ont fait ça sont sacrément imprudents !

    Et là je suis obligé de donner une définition de la "sous-merde humaine", une définition orwellienne pour le cas où quelqu'un qui n'aurait pas lu "1984" passerait par là. Evidemment, pour Orwell, une sous-merde humaine n'est pas "un gros nazi", suivant la définition du dictionnaire, mais "un gros nazi qui se fait passer pour un antinazi pour s'approcher plus près de sa proie". Il va de soi que la sous-merde évolue en bas de l'échelle sociale : son humanisme est badigeonné à la peinture bleue sur son casque. Il agit par amour ou pour l'argent, comme un type binaire lambda. Au-dessus des sous-merdes, il y a ceux que j'appelle "lieutenants du chaos", mais vous pouvez leur donner un nom moins pompeux si ça vous chante. Quoi qu'il en soit, les lieutenants ne mettent jamais les mains dans la nitroglycérine ; parce que ça peut péter à la figure, mais surtout parce qu'ils ne doivent pas être pris la main dans le sac.

    Oui, je me souviens parfaitement où j'étais le jour de l'attentat contre le World Trade Center, ce jour où les Etats-Unis se sont pris en pleine poire le boomerang du chaos qu'ils avaient semé, en bons chrétiens, dans les déserts montagneux infertiles d'Orient ; mais l'endroit où j'étais n'a aucune importance, sauf pour moi. Je me souviens aussi de l'extraordinaire brouhaha médiatique qui a suivi, dès le soir même, comme un nuage de poussière recouvrant rapidement tout : les ruines, les morts, les survivants, les indices ou l'absence d'indices, un vrai simoun !

    J'ai toujours eu horreur des puzzles, depuis le jour où j'ai retrouvé mon oncle spécialiste de la conception de robots à quatre pattes sur le carrelage du salon de mes grands-parents pour faire un "1000 pièces". Il avait 39 ans ! La pluie torrentielle d'informations qui s'abat sur nous quand nous allumons la radio ou la télévision me fait le même effet que ces puzzles que l'on offre aux fous dans les asiles psychiatriques pour entretenir leur folie.

    Au temps de l'attentat du WTC, j'avais entamé ma lecture de K. Marx pour soigner ma tête de con. J'aurais aussi bien pu lire "1984" à ce moment-là, qui est à la fois plus difficile (pour une tête de con) et plus facile que K. Marx. Dans les deux cas, il s'agit de lectures peu féminines ; il va de soi que les femmes préfèrent les trucs ludiques. Je n'ai lu "1984" que bien après le 11-Septembre, par acquis de conscience, comme on peut lire Flaubert après avoir lu Balzac.

    Le silence assourdissant qui fait suite au sabotage du pipe-line russe fournissant à l'industrie allemande le précieux sang dont elle a besoin pour inonder le monde de chimères en acier et en plastique, ce silence fait écho au vacarme assourdissant des commentaires plus autorisés les uns que les autres sur l'attentat de Manhattan.

    Un reste d'esprit spéculatif m'a poussé à me demander, je le confesse, qui avait commandité ce coup extrêmement bas, d'une bassesse subaquatique, des enculés russes ou des enculés du Pacte atlantique ? Assez naturellement j'ai soupçonné les Russes, que je tiens dans l'ensemble pour des joueurs d'échecs, des lecteurs de Dostoïevski, des Huns, des loups se faisant passer pour des chiens domestiques, des "mencheviks"... ne dit-on pas que Vladimir Poutine a été éduqué au KGB, ce qui est la meilleure façon de devenir une sous-merde en se prenant pour un gros malin. Le jeu d'échecs est proche du puzzle, bien qu'il y a une part de sadisme arachnéen supplémentaire dans le jeu d'échecs. Sous prétexte que tout est déterminé à l'avance aux échecs, les abrutis dans le genre de Gary Gasparov s'imaginent - ou plutôt déduisent -, qu'il en est ainsi partout : dans la vie, en politique, dans les arts comme à la guerre...

    Le silence assourdissant de la presse et des journalistes - d'une manière générale de tous les employés du grand souk médiatique tumultueux-, soudain muets, matés comme on voudrait qu'ils le soient définitivement, par l'officier suédois en charge de l'enquête sous-marine, ce soldat-belge du "secret défense", voilà qui a coupé net mes spéculations "racistes", comme disent ceux qui manipulent et financent des escadrons de nègres afin que leurs exactions proclament partout la supériorité de la race blanche... L'Empire du Mensonge vient de surgir dans les ténèbres de la Guerre froide, plus net et plus visible qu'au cours des Trente Glorieuses, brillantes comme une boule à facettes - l'Empire du Mensonge arc-bouté sur la soif de mensonge de la foule, tel qu'il n'a pas de secret pour les lecteurs de ce brave Georges Orwell.

  • Autour de "1984"

    On tient pour admis par le lecteur de cette note que "1984" n'est pas un roman d'anticipation ni de science-fiction. La brève correspondance entre G. Orwell et A. Huxley est, à cet égard, éclairante. En effet, tandis que Huxley a imaginé un régime totalitaire "nec plus ultra", un monde quasi-parfait dirigé par des technocrates darwinistes ("Brave New World"), Orwell s'est contenté de faire le portrait du XXe siècle totalitaire dans une sorte de fable.

    Il faut donc considérer "1984" comme un livre d'Histoire - le plus synthétique des essais de ce genre ; il souligne au premier chef que le mensonge est devenu un outil politique primordial, plus important que la force armée elle-même. Autrement dit, jamais le mensonge n'a autant contribué à cimenter la nation, et nul Etat ne peut se passer au XXe siècle d'un outil de propagande sophistiqué. Orwell montre que le mensonge politique réclame un effort constant de la part des propagandistes. "1984" dévalue la production dans le domaine des sciences sociales au XXe siècle, incitant à y voir des pseudo-sciences basées sur les statistiques.

    Bien entendu Orwell ne prétend pas que la propagande et la censure qui l'accompagne sont des inventions du XXe siècle, mais qu'elles ont atteint un sommet - en termes de sophistication, notamment. La propagande occupe un personnel considérable.

    On peut lire "1984" comme la Comédie humaine du XXe siècle, puisque Balzac a produit la description de la société de son temps la plus large, avec le souci de réalisme qui anime les zoologues décrivant les différentes espèces animales ou les botanistes décrivant les différentes sortes de plantes. Contrairement au réalisme artificiel des sociologues (réalisme "in vitro"), le réalisme de Balzac n'est pas coupé de l'observation attentive des comportements humains - il n'est pas déterministe comme les sociologues, sous l'influence du darwinisme.

    G. Orwell s'est mis en scène dans son roman ; le personnage de Winston Smith n'est autre qu'Orwell, mais un Orwell sur lequel l'auteur de "1984" a pris du recul, prenant conscience de ses erreurs de jeunesse.

    "1984" a bien sûr une dimension satirique dont l'oeuvre de Balzac est à peu près dépourvue. L'outrance de "1984" est volontaire (méthode empruntée à J. Swift), pour botter le cul du lecteur, lui montrer le lien direct entre la propagande d'Etat déversée doucement dans l'oreille du citoyen lambda, et la torture brutale de celui qui, justement, ne l'entend pas de cette oreille.

    Ce n'est pas la seule explication du volume réduit à quelques centaines de pages de "1984", en comparaison des milliers de pages que compte la Comédie humaine. Balzac était feuilletoniste, et les feuilletonistes ont tendance à tirer à la ligne, à faire visiter la Touraine à leurs lecteurs.

    Sans doute est-ce surtout la pauvreté des caractères et des types au XXe siècle qui explique la maigreur d'Orwell. L'humanité a rétréci, elle s'est schématisée ; il n'y a plus beaucoup de différence entre un homme et une femme. Ne subsiste plus au XXe siècle, de tous les types, que le "pauvre type". Winston Smith n'échappe lui-même que de très peu à cette dénomination ; son honnêteté suffit à en faire un type exceptionnel, en même temps que marginal - l'honnêteté est devenue antisociale ; la fidélité aussi, comme nous le montre une scène où Winston est torturé jusqu'à trahir sa compagne.

    Cette observation historique d'Orwell rejoint la description d'Adolf Eichmann par Hannah Arendt comme étant, non pas un sale type mais un pauvre type, un type banal. Encore faut-il ajouter : "banal" pour son temps, où la monstruosité se cache derrière le voile de la banalité.

    Cette observation est encore plus nette au plan politique, puisque d'une certaine manière le tyran Big Brother n'est personne. De tête, l'Etat totalitaire n'a pas - il n'a qu'une tête d'affiche. On peut imaginer le visage de Big Brother débonnaire, ou souriant à l'Avenir, ou impassible, ou sévère suivant l'humeur de la populace qui lui rend un culte complice. Pour les lecteurs de Shakespeare, il y a là un saisissant contraste avec la galerie de portraits d'hommes et de femmes politiques peinte par l'historien élisabéthain, marchant vers la gloire avec plus ou moins d'assurance et d'intelligence.

    G. Orwell n'est-il pas justifié de résumer la politique au XXe siècle à une tête d'affiche ? Cela concorde du moins parfaitement avec le propos selon lequel le culte du pouvoir pour le pouvoir est au coeur de la démarche totalitaire, du citoyen lambda au n°1 dans l'organigramme. En effet, quel homme ou femme politique, de ceux dont Shakespeare fit le portrait, se serait contenté des symboles du pouvoir politique, acceptant de n'être qu'une image ?

    *

    On peut objecter que le pouvoir politique est désormais entre les mains des acteurs économiques, et que c'est dans ce domaine que l'on trouve des hommes et des femmes ambitieux et volontaires, non plus au sein du personnel politique. Mais c'est sans doute ici la même illusion que d'opposer l'Etat au Capital, alors qu'ils sont solidaires. La guerre froide, qui dure depuis 1945, et que Orwell évoque, au second plan, comme la conséquence d'un mal intérieur, est une guerre qui se joue aussi bien au niveau économique qu'au niveau politique, sans que l'on puisse bien séparer ces registres. On ne distingue nulle part le fruit de l'ambition des entrepreneurs capitalistes s'ils en ont une. L'ordre mondial n'est pas une ambition mais une utopie chimérique.

    Les milliers de scribes appointés pour chanter les louanges de l'économie capitaliste, aussi nombreux soient-ils, ont du mal à dissimuler ses plus catastrophiques inconvénients. Le mensonge n'est pas moins requis sur le plan économique qu'il n'est requis sur le plan politique.

    L'honnêteté est devenue antisociale en même temps que l'argent s'est imposé comme un lien social primordial, suivant l'analyse de Karl Marx ; celui-ci décèle dans l'argent non seulement un moyen économique (pragmatique), mais aussi mystique (non pragmatique). K. Marx louait Balzac d'avoir montré mieux qu'un autre dans son oeuvre romanesque la transformation sociale opérée par le capitalisme : la juridicisation des rapports sociaux. Cette juridicisation se traduit de façon encore plus nette au XXe siècle par divers phénomènes, dont la disparition des cultures et modes de vie traditionnels (annoncée par Marx). C'est ce phénomène de judiciarisation qui confère à Big Brother, dans "1984", une légitimité qu'aucun citoyen ne songe à contester. On voit que même aux Etats-Unis, dans cette confédération initialement si réticente à se prosterner devant l'Etat comme devant Dieu, le capitalisme a eu raison de la sphère privée.

    *

    Ainsi on peut dire que la fragilité de l'Etat totalitaire, tel que Orwell le décrit, plus instable et moins capable de distribuer à tous une ration satisfaisante de bonheur que l'organisation idéale imaginée par Huxley, la fragilité de cet Etat tient à ce qu'il est une superstructure capitaliste ; qui plus est une superstructure non pas unique, mais concurrencée par plusieurs rivaux analogues. Chez Huxley, le totalitarisme rime avec la fin de l'Histoire, une fin heureuse orchestrée par des élites dirigeantes ayant renoncé à la science.

    Certainement Orwell n'est pas plus disposé à croire que le Balzac de "La Peau de Chagrin" que l'argent rend libre, ce qui constitue en somme le slogan principal du libéralisme ou de la démocratie-chrétienne, cette musique bourgeoise jouée en boucle dont il convient que le citoyen lambda, y compris quand il n'a pas un sou en poche, soit imprégné.

    Par conséquent Orwell ne décrit pas un avenir menaçant, mais plutôt une impasse dans laquelle l'Occident se serait fourvoyé, comme enivré par le progrès technique (omniprésent dans "1984"), sur quoi repose principalement le régime d'oppression de l'homme par l'homme. Aucun régime n'illustre mieux que le régime nazi cette ivresse dangereuse, la foi naïve dans l'intelligence artificielle et la confusion entre le scientisme et la science, confusion qui n'a fait que s'aggraver depuis.

  • Chrétiens en guerre

               « Heureux les pacifiques, car ils seront appelés les enfants de Dieu. » Math. V:9.             

                  « S’il est possible, autant que cela dépend de vous, soyez en paix avec tous les hommes. » Romains XII:18.

                Je propose, sous un titre volontairement ambigu, quelques réflexions sur la guerre et la foi chrétienne. L’ambiguïté reflète ici les postures adoptées par les chrétiens vis-à-vis de la guerre, différentes selon l’Eglise à laquelle ils adhèrent, leur nationalité, ou encore selon que la guerre les touche de près ou de loin.

    Cela peut laisser penser qu’il y a trente-six attitudes chrétiennes différentes vis-à-vis de la guerre. Ces tergiversations s’expliquent par la difficulté à être fidèle à la Parole de Dieu à cause du péché, non seulement à respecter cette Parole, mais aussi à l’entendre comme il faut.

    On voit ainsi que les apôtres de Jésus écoutèrent d’abord ses sermons et ses paraboles sans les comprendre ; l’apôtre Pierre manifesta plusieurs fois la volonté d’être fidèle à l’enseignement de Jésus, tout en faisant le contraire, par manque d’intelligence. Il se saisit ainsi un jour d’une épée pour défendre celui qu’il tenait pour son maître, contre des soldats venus l’arrêter, suivant un réflexe bien humain. Le Messie a condamné par avance toute intervention armée, sous prétexte de le défendre ; il a réparé immédiatement la blessure faite par Pierre à un soldat (symboliquement à l’oreille).

    ***

    Balayons pour commencer une contradiction apparente, pointée parfois par des adversaires de Jésus-Christ et de son enseignement, afin de démentir qu’il soit un prophète animé par un esprit de paix : « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée. » Math. X:34.

    La guerre revêt ici une apparence symbolique ; le Messie se présente comme le chef d’une guerre sainte conduite contre leguerre,chrétien,témoins de jéhovah,pierre,royaume épée,paul de tarse mensonge, contre l’esprit de Vérité, c’est-à-dire Satan ; cette guerre dont l’apocalypse de Jean décrit symboliquement les étapes, ne passe pas par l’usage d’une épée en fer forgé, mais par la Foi chrétienne, représentée par une épée (on voit parfois l’apôtre Paul armé de cette épée dans des peintures chrétiennes, afin de rappeler le rôle primordial qu’il joue dans la guerre sainte de Jésus-Christ).

    La précision qu’il n’est pas venu apporter la paix « sur la terre » indique bien que le Messie n’est pas un chef ordinaire, qui chercherait à instaurer la paix civile dans tel ou tel pays ou contrée.

    Autrement dit le chrétien contribue par ses actions charitables à la guerre sainte contre Satan ; la parabole du Samaritain incite même à dire qu’un acte charitable, même s’il n’est pas accompli par un chrétien confirmé, contribue à la défaite annoncée de Satan.

    Précisons que les métaphores ou les symboles dans la bouche du Messie renversent l’ordre des obligations et des droits humains : en effet, la guerre qui est pour l’homme une nécessité, dans bien des cas (un acte de défense ou de survie), devient pour Jésus un acte d’amour, aux antipodes de ce que l’homme entend par « guerre » ; il en est de même pour le royaume, le mariage (de Jésus-Christ et de son Eglise), la pierre d’angle (la Foi)…, qui décrivent des réalités spirituelles célestes à l’opposé de ce que l’homme entend par royaume, mariage, pierre...

    On voit que le Messie n’affronta pas l’autorité civile romaine représentée par Ponce Pilate, détenteur d’une autorité politique et civile temporelle, qu’il ne contestait ni ne cautionnait. Le Messie affronta en revanche les pharisiens, le clergé juif, dans la mesure où celui-ci avait accaparé la Loi de Moïse et ne l’avait pas fait fructifier selon le plan de Dieu-Yahweh.

    ***

    Quand il parle de « paix » et de « guerre », Jésus-Christ parle donc de choses difficiles à concevoir pour l’homme, qui ont trait au salut et à la vie éternelle.

    Mais il n’est pas besoin d’être disciple de Jésus-Christ pour concevoir l’utilité de contenir les passions humaines et d’y mettre un frein pour éviter la guerre autant que possible.

    Le célèbre récit de « L’Iliade », plusieurs siècles avant l’ère chrétienne, nous montre que le guerrier le plus intelligent – Ulysse – est celui qui parvient à mettre un terme à la guerre, une guerre qui n’en finit pas, déclenchée par la passion illicite de deux amants.

    Sans trahir Homère, Shakespeare a prêté au personnage d’Ulysse dans son « remake » de « L’Iliade » (« Troïlus & Cressida ») l’intention pacificatrice, doublée de la ruse qui permet à Ulysse d’enrôler des guerriers guidés par leur orgueil au service du bien commun.

    La guerre fournit l’occasion à Homère, et plus nettement encore à Shakespeare, de montrer le mécanisme de la bêtise humaine.

    Il n’est pas besoin d’être chrétien pour comprendre l’utilité de contenir les passions humaines, cependant l’histoire des siècles récents XIXe, XXe et XXIe siècle, illustre combien la culture guerrière a pris le pas sur la civilisation. Le procès de régimes barbares comme le régime nazi ou le régime soviétique ne fait qu’ajouter à la barbarie l’hypocrisie, la moins susceptible d’infléchir le cours de la culture guerrière, qui va bien au-delà du nazisme et du communisme.

    Les chrétiens doivent au contraire remarquer que l’esprit belliqueux a contaminé des nations chrétiennes, ou qui se disent telles, à travers leurs représentants, leurs drapeaux, leurs constitutions…

    Ainsi un homme raisonnable, modéré ou encore civilisé, ne se résout à faire la guerre, ainsi qu’Ulysse, qu’en dernière extrémité seulement, et cela bien qu’il soit parfaitement entraîné au maniement des armes. La réticence d’Ulysse n’est pas celle d’une femme.

    ***

    Un chrétien se conformera à la prescription de l’apôtre Paul d’être en paix avec tous les hommes, autant qu’il est possible. Ce n’est sans doute pas une chose facile par les temps qui courent, tant la culture moderne a tendance à justifier les mouvements politiques violents.

    L’Evangile prohibe-t-il le métier des armes, suivant la pratique de certaines communautés chrétiennes (ordres religieux catholiques désarmés, « quakers » anglais au XVIIe et XVIIIe siècles…) ?

    Actuellement l’organisation des Témoins de Jéhovah proscrit le métier des armes à ses membres, ainsi que la conscription ; cela a valu à cette communauté chrétienne une interdiction de pratiquer son culte par la Fédération de Russie (en 2017), suivie de quelques arrestations pour infraction.

    Cette prohibition des Témoins de Jéhovah peut paraître à la fois une règle sage et une règle folle. Sage, car elle fait office de garde-fou contre l’esprit particulièrement belliqueux du monde contemporain, sa culture et son économie (« course aux armements ») qui semblent concourir à faire la guerre.

    Néanmoins la guerre n’est plus menée seulement par des soldats, maniant des armes, elle est aussi supervisée par des banquiers qui la financent, des ingénieurs qui travaillent à la conception d’armes sophistiquées, des physiciens qui découvrent l’usage létal de certains minéraux, des publicistes qui justifient les déclarations de guerre, des artistes qui exaltent le courage militaire, des ouvriers qui assemblent des chars… autrement dit la guerre mobilise beaucoup de monde et, suivant cette parole d’un philosophe : « Les citoyens d’une nation ne pourraient dormir tranquillement sur leurs deux oreilles si des soldats brutaux et prêts à toutes les exactions ne veillaient pas sur leur sommeil, postés aux  frontières. »

    On ne peut pas imputer aux seuls soldats et chefs militaires la responsabilité de guerres qui sont le fruit d’une volonté collective. On peut se demander si la proscription du métier des armes par les Témoins de Jéhovah est une mesure juste pour lutter contre l’esprit du monde ? Mais également si elle est une protection efficace contre cet esprit satanique ?

    Comme certains chrétiens ont confondu et confondent encore la « guerre sainte » avec la défense d’intérêts politiques terre-à-terre, la paix éternelle promise par Jésus-Christ ne doit pas être confondue avec la paix civile.

    Le pacifisme chrétien est donc un combat pour la paix. Déjà les prophètes de l’Ancien Testament faisaient coïncider l’avènement du royaume du Fils de Dieu, avec l’avènement de la paix :

    « Il [le Messie] sera le juge des nations, L'arbitre d'un grand nombre de peuples. De leurs glaives ils forgeront des hoyaux, Et de leurs lances des serpes : Une nation ne tirera plus l'épée contre une autre, Et l'on n'apprendra plus la guerre. » Esaïe, II,4.

    (Illustration : l'apôtre Paul représenté par Le Gréco portant l'épée de la Foi au côté de Pierre -XVIIe siècle)