Faut-il jeter Sade à la poubelle, suivant le désir des censeurs puritains ? On aurait tort de croire que les puritains n'ont pas de désir ; leur désir de censure est un désir en creux, un désir potentiellement sadique.
C'est peut-être la seule leçon à tirer de Sade : derrière le puritanisme sommeille un sadisme, un désir de couper la tête du roi, ou de trancher les parties génitales des cinéastes, les rois de notre époque où l'illusion tient lieu de droit divin. Posséder, la suprême illusion ; être possédé, la triste réalité. Le roi n'est pas moins coupable de sa décapitation que la foule puritaine.
Si l'on jette Sade, on devra aussi jeter Barbey d'Aurevilly, ce Sade à repentirs, un vrai piège à filles comme le "divin marquis". Barbey avait, dit-on, une certaine expérience de la fascination que les types démoniaques exercent sur les bas bleus.
Et Baudelaire ? Il est bien pire que Sade ; en effet la littérature décadente atteint chez les jeunes filles ce qu'elles ont de fêlé, d'infini ; combien de suicides "Les Fleurs du Mal" ont-elles causés ? Maquiller la décadence en modernité est probablement le plus grand péché de Baudelaire.
Maupassant est un Sade qui a appris à écrire (à l'école de Flaubert) ; Sade ne pouvait être mis à la mode au XXe siècle que par un petit club de snobs illettrés, tant il est rasoir. Je me suis même administré Sade en guise de somnifère il y a quelques années, en alternance avec "France-Culture".
La bourgeoisie a remplacé les rituels religieux par des rituels sexuels. De cela Sade aussi est révélateur - c'est devenu un auteur-culte pour cette raison que les jeunes filles ne vont plus à la messe. Le critique américain René Girard irait plus vite en disant : "le roman bourgeois est sadien ET il est somnifère".
Maupassant, donc, vaut largement Sade ; mais il écrivait trop bien pour ne pas passer de mode, pour être acheté massivement et lu par la ménagère de moins de cinquante ans.
Les admirateurs de Molière ont remarqué que Don Juan est un personnage sadien, c'est-à-dire un aristocrate sans autre foi ni loi que les mathématiques, qui serait aujourd'hui en butte à la police des moeurs féministes. Tandis que Don Quichotte va à la rencontre de l'Amour, Don Juan va à la rencontre du Destin.
Molière a donc du recul sur Sade.
Don Juan a le courage, le charisme d'un aristocrate, probablement un goût artistique assez sûr ; il sait arracher aux dévôt(e)s leurs masques de dévotion. Il n'a enlevé qu'une seule nonne à son couvent, mais il aurait aussi bien pu captiver toutes les nonnes de France et de Navarre, avec leur consentement sur papier à en-tête, d'un simple regard de défi placé là où il faut.
La conversion de Don Juan au catholicisme, relatée par Molière, est un moment d'Histoire ; en effet, la bourgeoisie qui ne s'était pas encore approprié la chose publique en évinçant l'aristocratie, ajoutera aux principes, brutaux mais francs de l'aristocratie, celui de l'hypocrisie religieuse.
Aussi Tartuffe est-il un personnage-clef pour comprendre la bourgeoisie contemporaine, son éthique de la victimisation pharisienne. Qui refuse de jouer le rôle de Tartuffe à la télévision n'y sera d'aucune utilité, pour ne pas dire qu'il s'exposera à la même censure qui frappa Molière. Le metteur en scène qui adapterait Molière au costume contemporain, pour souligner qu'il n'a pas pris une ride, pourrait faire jouer son rôle par un poste de télévision dans une famille de crétins d'extrême-droite ou d'extrême-gauche (il va de soi que Tartuffe est forcément libéral et centriste, en 2024).
Il fallait transiter par Molière pour rallier Shakespeare. Le personnage sadien auquel on pense forcément, c'est Richard III ; encore faut-il remarquer que Richard III ne tue pas par plaisir, mais pour conforter son pouvoir, sans quoi il ne serait qu'un de ces monstres sans relief qu'engendre la société.
Richard est moins hypocrite que les aristocrates qui l'entourent, c'est là son point commun avec Don Juan, tout en se montrant conscient que l'hypocrisie, le simulacre de l'amour, est une arme politique, et en essayant de se racheter une conduite.
Dans le système philosophique dualiste et mécanique de Sade, l'amour équivaut à l'impuissance sexuelle ; c'est une sorte de point d'inertie théorique, le point auquel Emma Bovary retourne après chaque déception sentimentale, avant de repartir pour une nouvelle aventure.
L'amour de Roméo et Juliette est aussi lié à l'impuissance sexuelle : Roméo et Juliette croient d'autant plus dans l'Amour, le divinisant d'une manière satanique (avec la complicité d'un prêtre), qu'ils ne le pratiquent pas. Rien d'étonnant à ce que le sort de Roméo et Juliette fascine l'Amérique puritaine.
Avec Shakespeare on passe les colonnes d'Hercule, on entre dans l'Histoire.
(Chronique pour la revue littéraire Z)